CHAPITRE 2
Cette évocation provoque chez lui un séisme intime. Des images lui reviennent en tête, un flot continu, inarrêtable. Il se laisse embarquer.
Dans une rue étroite de Subura, quartier aussi animé que pauvre situé au nord du Forum, sur les pentes du Quirinale, Il se retrouve enfant, il doit avoir dix ans. C’est une chaude matinée de printemps, il rêve en observant l’animation des rues, le spectacle de la foule bigarrée le fascine. Des esclaves pressés se croisent, les uns les bras chargés de provisions, les autres les mains vides. Des artisans se pressent vers leur travail alors qu'une marchande ambulante vante la fraîcheur de ses fruits et légumes. Devant une popina, quelques clients font la queue pour acheter de quoi manger sur le pouce. Au milieu, un mendiant titube sans qu’on l’effleure, comme un navire vogue au milieu des rochers. Plus loin, un homme urine dans un seau mis à disposition des passants. Des chats s’étirent au soleil et des chiens errants déambulent de pisse en pisse. Chacun semble affairé et indifférent aux autres. Plus loin, ses camarades jouent. Claudius prend des poses de gladiateur féroce, un filet de pêche à la main, il tente d’emprisonner des poulets paniqués. Tullius plaide comme un magistrat avec force effets de robes face à un cochon errant qui espère ne pas finir en saucisson, ou en boudin, le verdict dépendra de la clémence du juge. Drusus et Cassius se battent avec des épées en bois, l’un joue au gaulois et l’autre au légionnaire romain, l’issue du combat est incertaine, mais normalement, à la fin, Rome l'emporte toujours. Lucilla, quant à elle, fait parler ses poupées avant de leur crier dessus comme une matrone excédée par leurs babillages. Il aime bien Lucilla, un jour peut-être, il le lui dira.
Soudain, une voix puissante et éraillée retentit, bientôt suivie d’un chariot brinquebalant qui surgit derrière le coin d’une insula, l’un de ces nombreux immeubles résidentiels hauts de sept étages, un peu plus quand les habitants construisent eux-mêmes des extensions. Le véhicule se fraie un chemin dans la rue tortueuse. Les passants s’écartent en poussant des jurons, un poulet manque de se faire écraser. Les enfants interrompent leurs jeux, se mettent sagement sur le côté.
Un âne anémique tire péniblement la voiture du tonsor, le barbier qui passe une fois par semaine dans le quartier pour proposer ses services aux habitants.
Le chariot s'arrête au beau milieu de la rue et la bloque complètement. Un attroupement se forme autour du chariot.
Les tarifs sont indiqués sur un panneau de bois, fixé de travers sur le côté. Pour un as, le visage sera rasé de près. Pour deux, vous aurez la coupe de cheveux de l’empereur Caligula (le nom du précédent empereur Tibère, maladroitement effacé, est encore visible au-dessous). Pour un sesterce, vous arborerez le chignon de l’impératrice. Aucun nom n’est indiqué, elles changent si souvent ces derniers temps... Le tonsor, un homme soigné à la tunique impeccable, descend de son véhicule. Sans dire un mot, il enfile son tablier et déballe son matériel, rasoirs rutilants, peignes en ivoire, tissus blancs, lotions et huiles parfumées, savons, crèmes à raser. Les parfums délicats se mêlent aux odeurs puissantes d’oignons qui cuisent dans la popina d’en face, aux déjections humaines et animales, à l’urine qui stagne dans les seaux. Par cette chaleur, ça prend aux narines.
Derrière le chariot grondent les plaintes des conducteurs de véhicules désirant emprunter le même chemin, une bagarre éclate entre un marchand de vin et un potier, mais l'homme de l'art n’en a cure, il s’installe calmement et commence à servir ses premiers clients tandis que les enfants reprennent leurs jeux.
Vers la dixième heure de jour, lorsque le tonsor remballe son matériel, l’enfant se retrouve soudainement plongé dans la pénombre. “La nuit arrive bien tôt, ou alors c’est un orage qui s’annonce”. Il lève les yeux au ciel et aperçoit en guise de nuage le visage émacié et sévère de son père. Depuis la mort de son épouse, celui-ci n’est plus que l’ombre de lui-même, il ne cesse de répéter à son fils qu’elle est morte en couches à cause de lui.
D’autorité, le père saisit l’enfant par le bras et, sans un mot, l’amène devant le tonsor. L’enfant ne proteste pas. Une petite coupe ne me ferait pas de mal, se dit-il. Les deux hommes discutent longuement, négocient, parlent de lui comme s’il n’existait pas, l’enfant s’étonne que le choix de sa coiffure semble si compliqué. Le tonsor glisse alors une bourse dans la main du père, celle qui le frappe si souvent. L’enfant s’inquiète. Normalement, c’est au client de payer, pas au barbier. Quel marché viennent-ils de passer ? L'artisan fait signe à l’enfant de s’approcher, alors que le père tourne les talons, sans même lui jeter un regard. La dernière image qu’il laissera de lui sera celle de son dos voûté.
Partagé entre le soulagement de quitter ce père violent et la peur de l’inconnu, l’enfant tente de s’enfuir, mais le tonsor le ceinture et l’embarque dans son chariot sous le regard indifférent des passants et incrédule de ses amis. Marcus, le gladiateur, laisse filer son poulet. Tullius le bavard, reste muet, tout comme le cochon. Le gaulois Drusus et le romain Cassius oublient leurs querelles. Les poupées de Lucilla se fracassent sur le pavé. Le visage de ses amis disparaît derrière un nuage de poussière. Ils viennent de s’effacer de sa vie. Il vient de disparaître de son existence.
Jamais Lucilla ne connaîtra ses sentiments.
Assis à l’arrière du chariot sur une tas de cheveux bruns, noirs, blonds, roux destinés à devenir des perruques pour les riches matrones, l’enfant se gratte la tête. D’une part car il se demande où on l’emmène, d’autre part car des poux exclus de leur domicile viennent de découvrir une nouvelle tête où loger.
Ce voyage, inconfortable, le conduit dans les rues de la Capitale du monde civilisé, les bâtiments insalubres font place à des immeubles de plus petite taille, puis à des maisons cossues, des jardins, des fontaines. Le marbre étincelle sous le soleil. Les passants sont richement habillés. Des hauts pins longent la route qui monte vers des palais et des temples aux couleurs vives.
Il l’ignore, car il n’a jamais quitté son quartier, mais il se rend sur le mont Palatin, là où les puissants de ce monde résident.
Arrivé devant un temple, le chariot s’arrête.
- Nous sommes arrivés au temple de Cybèle, annonce le barbier.
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