CHAPITRE 11

18 minutes de lecture

Halotus s’éveille, une respiration âpre déchire sa poitrine. “J’ai peut-être ressenti la même chose en sortant du ventre de ma mère” songe-t-il tandis que l'image inexplicable d'une nouvelle naissance lui traverse l'esprit. “Cybèle se joue-t-elle de moi ou m’envoie-t-elle des messages que je ne parviens pas à déchiffrer ?”

L’humidité suffocante du cachot emplit ses poumons. Il tousse, une douleur cinglante transperce son torse tandis qu'une migraine joue une musique lancinante et suraiguë entre ses tempes. Un hurlement déchirant jaillit de ses lèvres, ses mains tremblent. Il cherche frénétiquement sa ceinture, mais point de pavot pour soulager son mal. "On a dû me confisquer ma fiole" fulmine-t-il, les poings serrés.

Alors, il constate que l’obscurité s’est évanouie. Une faible lueur filtre dans le cachot. Il lève les yeux, nerveux. La trappe est ouverte. Une échelle en descend.

  • Lève-toi ! gronde une grosse voix derrière lui.

Halotus se retourne brusquement. Un homme trapu se tient devant lui. "Mieux vaut obéir, sinon il me forcera à me mettre debout et la douleur sera pire," pense Halotus en se levant. Il scrute son geôlier, balafré, chauve, torse couvert de cicatrices et poignets ornés de bracelets de cuir. Dans sa main, un flagrum, le fouet aux lanières multiples. "Ancien gladiateur ou légionnaire, reconverti en gardien de cachot, me voilà bien loti" conjecture Halotus.

Le fouet claque dans le vide. La détonation résonne sur les parois. Halotus se protège les oreilles, se recroqueville dans une tentative vaine de retrouver un semblant de cocon.

  • Tu es sourd ou quoi, demi-homme ? Debout ! insiste le geôlier en lui assénant une claque sur le crâne.
  • Je crois qu’il est un peu débile, glisse l’autre prisonnier, dans l’ombre.
  • La vermine ne sait pas se taire, on dirait, rétorque le geôlier en brandissant son fouet comme une menace.

Puis, se tournant vers Halotus, d’un ton plus calme :

  • Allez, on t’attend en haut.

Halotus se redresse. “Que m’attend-il là-haut ? Un jugement ? La torture ? La mort ? Peut-être pire encore ?” pense-t-il. Dans cet océan de questions, une certitude émerge : quel que soit le chemin qu’il s’apprête à emprunter, la vérité se situe à son extrémité. Si tous les chemins mènent à Rome, tous aboutissent nécessairement à la vérité.

Docile, il se lève, se cogne au plafond. Le geôlier libère la chaîne qui le maintenait attaché au mur. Il le pousse vers l’échelle. Halotus trébuche, ses mains et ses chevilles entravées rendent la montée pénible.

Une fois en haut, Halotus découvre une pièce mieux éclairée. Un petit lit, une table avec un morceau de pain et un pichet. "Le royaume souterrain du geôlier," pense Halotus. "Les conditions sont meilleures, mais ce petit roi semble tout autant prisonnier que moi."

A l’autre bout de la pièce, une lourde porte laisse filtrer les bruits de la vie.

Un instant, Halotus sent l’espoir l’envahir. “Et si je pouvais soudoyer le garde ? L’homme est par essence corruptible, surtout dans la misère. Je pourrais peut-être tenter de…”

  • Ton sort n’est pas entre mes mains, tranche le garde qui semble lire ses pensées.

Halotus ramasse les lambeaux de ses espérances, la trappe se referme derrière lui. Le geôlier verrouille, cogne trois fois à la porte. Deux gardes apparaissent. Sans un mot, ils empoignent Halotus, le traînent dehors. Le ciel est bleu, le soleil resplendit malgré le froid de ce mois de janvier. Halotus n'avait aucune notion du temps, il sait maintenant qu’il est environ quatre heures après le lever du jour.

Flanqué des deux soldats, il tente de marcher, mais le rythme imposé l’en empêche. Alors, il abandonne toute résistance, se laisse emmener comme une poupée de chiffon. Ses pieds balaient les dalles poussiéreuses de la rue. Un dernier regard vers le cerbère du Carcer Tullianum sur le pas de la porte. "Envie-t-il mon départ ou se réjouit-il de ma destination ? Les deux, peut-être," pense-t-il.

  • Où m'emmenez-vous ? demande Halotus.

Les passants s'arrêtent, observent l'étrange trio, puis vaquent à leurs occupations.

Face au silence des soldats, il insiste.

  • Nous rendons-nous au tribunal impérial ? Au sénat ? C'est là qu'on juge ceux qui ont commis un régi...
  • Tais-toi.

Halotus n’a rien à perdre, il continue à provoquer pour obtenir une réaction, une information, une canne sur laquelle appuyer ses réflexions.

  • Cela ne ressemble en rien à une escorte vers la justice, lance-t-il. On dirait plutôt une marche vers l’abattoir.

Le centurion ricane sous son casque rutilant.

  • Les abattoirs sont pour les bêtes, pas pour les traîtres.

“Cet homme n’est pas le denier le plus brillant de la bourse”, pense Halotus. “Malheureusement, ces gens-là sont les plus violents, je ferais mieux de me taire et d’attendre, le profil bas.”

Ils parviennent rapidement au forum, plein d’agitation. Halotus s’émerveille de la vue des temples et des bâtiments. Après sa longue privation de liberté et de vue, il nourrit ses yeux de splendides images, insatiable, son regard papillonne. ll redécouvre cette ville qu’il aime tant, il en vient à oublier sa condition de prisonnier.

Ils dépassent le temple de Saturne, avec ses colonnes corinthiennes, son fronton triangulaire et ses reliefs sculptés, puis contournent le Milliarium Aureum, point de départ de toutes les routes de l'Empire. "Tous les chemins mènent à Rome, mais où mène le mien ?" se demande-t-il. Il laisse sur sa gauche le lapis niger, cette pierre noire symbolisant la création de Rome par Romulus. Sur la droite se dresse la basilique Julia, la plus grande et la plus récente des basiliques, construite par Jules César. Plus loin au bout du forum, il aperçoit le temple de César, où repose le corps du dictateur assassiné… l’histoire glorieuse de Rome imprègne les lieux. Lorsqu’ils dépassent la Curie Julia, le siège du Sénat où se décident les affaires de l'Empire, il comprend que ce n’est pas leur destination. Idem devant la basilique Aemilia, où ont lieu les transactions commerciales et judiciaires. On ne le jugera pas là. Le mystère s’épaissit. “Mais alors, où m'emmène-t-on ?” se demande-t-il alors qu’il aperçoit un praeco obèse juché sur une estrade. Une foule colorée s’est amassée devant le crieur public. C’est le moment de la journée où le peuple de Rome vient aux nouvelles. Les légionnaires ralentissent le rythme, eux aussi veulent s’informer sur le forum et ce n’est pas leur prisonnier qui va les empêcher de se distraire. Halotus pose enfin les pieds à terre.

Le praeco lève le bras pour demander à la foule de se taire, puis lit à voix haute un papyrus si long qu'il touche le sol. “Tout d’abord, voici les petites annonces que des citoyens m’ont fait parvenir, pour la modique somme d’un sesterce les quarante premiers mots”. Une exclamation accompagne les paroles du crieur. Il s’agit d’un des moments favoris de la foule. “Si vous êtes intéressés par l'annonce, veuillez me contacter en privé après la séance, je vous mettrai en relation avec les concernés. Voici la première : “Femme, veuve, sans enfants, cherche mari sérieux et fidèle, qui puisse lui assurer une vie confortable et paisible. Trente-cinq ans, mais paraît plus jeune. Belle, dentition acceptable, intelligente, douce, pieuse et vertueuse. Possède une dot conséquente et un bon caractère” De vieux messieurs s’agitent dans la foule, ils se porteront probablement candidats. “Deuxième annonce ! Marchand d’étoffes propose tissus de qualité, venus d’Egypte, de Syrie et d’Inde. Offre des prix imbattables et des conditions de paiement avantageuses. Rendez-vous boutique numéro 12, près du temple de Castor et Pollux.” Un homme richement habillé quitte la foule en direction de l’adresse indiquée, un autre note l’adresse sur une tablette de cire. “Troisième annonce ! Propriétaire cherche à louer vingt appartements de trois pièces, situés dans immeuble récent, quartier de Subure, loyer dégressif en fonction de l’étage, paiement à l’avance, sous-location interdite.” Halotus repense aux incendies qui consument régulièrement les insulae. Quand ils se déclarent, les habitants logés en haut n’ont aucune chance de s’en sortir, ils meurent piégés dans les flammes. Malgré cela, de nombreux citoyens semblent intéressés par l’offre. “Quatrième annonce et je suis certain qu’elle vous fera plaisir ! Aujourd’hui, le Sénat vous informe que l’accès aux bains publics est réduit d’un as ! L’occasion rêvée pour se détendre dans les thermes ! Profitez de ces soldes ! ” Des vivats accompagnent ces paroles. Un vieil homme se penche vers sa femme et lui demande “Il a dit quoi ?”, elle lui répond “Il a dit les thermes !” L’homme sourit d’aise. Si sa surdité n’est pas étrangère à une fréquentation trop assidue des bains, il compte bien profiter de cette promotion exceptionnelle.

A gauche d’Halotus, le centurion se plaint : “Le Sénat fait des cadeaux au peuple, mais pendant ce temps-là, notre solde n’augmente pas !” L’autre grommelle en signe d’approbation.

Halotus les ignore, il sourit en observant la foule. C'est peut-être la dernière fois qu’il profitera de ce spectacle humain si distrayant.

Le praeco reprend son souffle, ces annonces répétées ont mis à mal sa capacité respiratoire, limitée par la masse graisseuse qui enrobe sa poitrine. Le faciès encore rouge, il continue “ Voici à présent des nouvelles de notre merveilleux et puissant empire, qui s’étend de la Mare Atlanticum au fleuve Euphrates. Et ces nouvelles sont plus fraîches qu’une salade en été ! Nos légions ont remporté une importante victoire face aux Parthes. Le roi Tiridate a accepté de reconnaître la suzeraineté de Rome et de se prosterner devant les aigles des légions !” La foule acclame l’annonce par des vivats tonitruants et des poings dressés. Le crieur enchaîne, d’un ton grave : “Mais venons-en maintenant aux nouvelles de notre empereur Claude, car vous les attendez tous !”

La foule retient son souffle. Halotus tend l’oreille, intrigué.

“Suite à sa tentative d’empoisonnement il y a trois jours de cela, notre empereur lutte toujours pour la vie et se montre particulièrement courageux ! Sa glorieuse épouse Agrippine et ses fils Néron et Britannicus vous demandent de se joindre à eux en priant Apollon et son fils Esculape pour que Claude ne succombe pas aux souffrances infligées par le poison. Un taureau sera sacrifié ce soir et vous êtes tous invités à la cérémonie.” Un murmure de recueillement parcourt la foule, les têtes s’abaissent. Le peuple respecte son empereur. Seul Halotus semble surpris. Sa mâchoire tombe, ses yeux s’écarquillent, ses jambes flageolent. Son maître aurait donc été empoisonné… son compagnon de cachot ne lui avait-il pas annoncé que Claude était mort ? Halotus se tourne vers le centurion à sa gauche.

  • Claude est vivant ? demande-t-il.

Il ne reçoit pour toute réponse qu’une gifle violente. Au même moment, le praeco déclare la fin des réjouissances et descend de son estrade. La foule se disperse. Les gardes reprennent leur route au pas de course. A nouveau, les pieds d’Halotus ne touchent plus le sol. Tant mieux, car l’annonce faite par le crieur lui a coupé les jambes. “Claude, vivant !” ne cesse-t-il de se répéter. “Tout espoir n’est pas perdu !”

Ils passent sous l’arc d’Auguste en direction du Palatin. Même sur les pavés rendus glissants par le verglas, La montée ne présente aucune difficulté pour les légionnaires habitués à de longues marches dans des conditions autrement difficiles. Une fois en haut, ils déposent Halotus à l’entrée du palais où d’autres soldats prennent le relais pour l’emmener dans les entrailles du bâtiment. Les esclaves baissent le regard sur son passage ou font semblant de s’activer. Halotus se repère aisément dans un labyrinthe qu’il pourrait parcourir les yeux fermés tant il l'a arpenté auparavant.

Le parcours d’Halotus s’achève dans une salle exiguë attenante aux appartements d'Agrippine, l’épouse de Claude. Les soldats relâchent leur étreinte, tournent les talons et le laissent en compagnie de quatre personnes familières.

Halotus sourit en apercevant Burrus, le préfet du prétoire, un homme intègre pour qui il éprouve une grande estime. Une lueur d’espoir. En retour, Burrus scrute Halotus avec un mélange de suspicion et d'intérêt, ses yeux d'acier fixent le prisonnier avec une intensité insondable.

Si la présence de Burrus rassure le spadone, celle de la vénéneuse Agrippine et de son fils Néron le jeune musicien aux cheveux de feu, l’inquiète. Assise à côté de Burrus, l’impératrice arbore une expression impassible, mais ses yeux brillent d'une intelligence froide. Néron, récemment adopté par Claude, observe Halotus avec une curiosité mal dissimulée, les doigts crispés sur sa lyre. Le dernier du quatuor n’est autre que Britannicus, le fils légitime de Claude et de Messaline, un adolescent timoré, sans grande personnalité. En retrait, il semble méfiant, fuit le regard du spadone.

Une foule de questions brûle les lèvres d’Halotus, mais il préfère se taire et laisser les informations venir à lui.

Burrus rompt le silence pesant. Sa voix grave résonne dans la salle exiguë. "Halotus, tu es ici pour répondre de la tentative d'empoisonnement de l'empereur Claude. Que dis-tu pour ta défense ?"

Avec Burrus, les questions sont précises, sans détour.

Halotus, face au trou béant de sa mémoire, ignore quoi répondre. Il joue la carte de l’honnêteté.

  • O, Burrus, ma mémoire est trouble. J’ai des difficultés à me souvenir de tout. Je crois qu'on m'a assommé.
  • Il est vrai que ton interpellation a été… musclée, concède Burrus.
  • Peux-tu m’éclairer sur les circonstances qui m’ont amené en ce lieu ?

Le visage de Burrus se crispe, les muscles de ses mâchoires se contractent.

  • Ecoute-bien, Halotus. Ce n’est pas à toi de poser les questions, ici ! Nous attendons depuis trois jours que tu sois en état de répondre à nos interrogations. Notre impatience en est décuplée, tu vas devoir retrouver ta mémoire, et vite… pour autant que tu ne simules pas l’avoir perdue !
  • Je vous jure que je ne me souviens pas ! Et je suis innocent !

Burrus observe Halotus avec une acuité accrue.

  • Si tu ne te rappelles rien, comment peux-tu être certain de ton innocence ?
  • Je… je… je ne peux pas l’affirmer, mais je vois pas ce qui aurait pu me pousser à commettre ce crime ! J’aime Claude comme un père !
  • Alors, tu as ajouté au régicide le parricide ! gronde Burrus. Tu aggraves ton cas !

Halotus ne compte pas se laisser faire. Burrus est un homme intelligent, fidèle à Claude lui aussi. Avec les bons arguments, il parviendra à le convaincre de sa bonne foi.

  • Burrus, tu me connais, j’ai toujours été loyal envers Claude, tout comme toi, je l’ai même sauvé de plusieurs complots.
  • Cela prouve que l’empereur ne peut faire confiance à personne, rétorque Burrus. On ne peut même plus compter sur la loyauté des spadones, de nos jours.
  • Quel intérêt aurais-je eu à tuer mon maître ?
  • Les appétits de Claude pour les jeunes eunuques y sont peut-être pour quelque chose, ricane Néron.

Le fils d’Agrippine s’avance, lyre à la main, ses doigts boudinés s'emmêlent, laissant échapper un embryon de mélodie. Burrus lève les yeux au plafond.

Alors, la voix éraillée de Néron s’élève entre les colonnes.

“Dans l'ombre du palais, un spadone enchaîné,

Jeune, humilié, son esprit avili, brisé.

Il encaisse les brimades, silencieux, résigné,

Les doigts souples de son père s’insinuent

Sous les draps, sur la peau de son corps nu

Jusqu'à ce que la colère gronde, non apprivoisée.

Dans son âme écorchée il rumine sa vengeance

Le plan éclot, il gagne en confiance

Le maître tyrannique, dans son jeu cruel,

Sans le savoir a semé des graines mortelles.

Le poison amèrement préparé, la libération attendue,

Dans l'étreinte du venin, sa douleur suspendue.

La coupe offerte, le maître avide boit,

La vie se consume, l'ombre de la mort dévoile son droit.

Le spadone regarde celui qui fut son père,

Son maître tombe, les chaînes se défont de leur serre.

Mais dans l'obscurité, il comprend la vérité,

Le poison, un miroir, reflète sa propre fatalité.

Le jeune spadone, le prix de la vengeance payé,

Dans la mort du maître, sa propre fin scellée.”

Néron, le menton fier, jauge l’effet de sa chanson sur son public. Agrippine applaudit du bout des doigts. Burrus l’imite sans conviction. Des larmes coulent sur les joues de Britannicus, visiblement ému.

  • C’est une improvisation, je dois encore peaufiner la métrique, ajoute-t-il, déçu de l’accueil mitigé de sa composition auprès des adultes.

Il retourne auprès de Britannicus et pose une main sur son épaule pour le consoler d’avoir déclenché tant d’émotions chez son frère adoptif.

  • Claude ne m’a jamais touché ! répond Halotus. C’est un homme bon et droit. Il n’est pas dévoyé comme Caligula.

Halotus s’en tient aux faits. De justesse, pour ne pas aggraver son cas, se retient de souligner les fantasmes louches et incestueux de Néron. Il connaît l’inconstance du jeune prince et redoute la réaction d’Agrippine. S’il s’attaque au fils, il devra répondre à la mère.

Agrippine se lève, droite et digne dans sa longue robe bleue.

  • J’ai une autre hypothèse. Mon époux s’est constitué, au long de sa carrière, de nombreux ennemis. Ton complice et toi, vous aurez comploté pour l'assassiner.
  • Tu n’auras pas résisté à une bourse bien remplie, toi qui les as si vides ! glousse Néron.

Néron laisse échapper quelques notes de sa lyre. Agrippine le crucifie du regard avant de fixer Halotus de son regard perçant.

  • Si tu nous révèles le nom de ton complice, nous saurons nous montrer cléments à ton égard.
  • Cela veut dire qu’il ne sera pas exécuté, Mère ? demande Néron, déçu.
  • Bien sûr que si ! Mais il existe des supplices bien pires que la mort. S’il se montre coopératif, il les évitera et connaîtra une exécution propre et nette, sans souffrance. répond Agrippine.

Halotus ressent le besoin pressant de fouiller sa mémoire pour apporter des éléments concrets à ses juges. S’il est convaincu que Claude n’a jamais levé le petit doigt sur lui, il ne se rappelle pas non plus avoir été abordé par qui que ce soit pour organiser un complot. Et même dans ce cas, il ne s’imagine pas trahir son maître. “Ah, si seulement il pouvait témoigner en ma faveur”, pense-t-il

  • Je dois le voir ! s’exclame-t-il soudain, le visage illuminé.
  • Qui ça ? demande Agrippine.
  • Claude ! Lui seul pourra m’innocenter ! Il sait que je n’ai pas pu faire cela !

Britannicus laisse échapper un violent sanglot. Agrippine s’empresse de le réprimer par une gifle sonore. Le jeune prince recule contre une colonne et s’effondre en larmes sur le sol sous le regard hilare de Néron.

  • Claude n’est en état de recevoir personne, rétorque-t-elle d’un ton cassant. Il est très, très souffrant.

Halotus prend la nouvelle avec déception, mais tâche de repasser à l’offensive.

  • Mais… au fait. Quelle raison vous pousse à m’accuser ? Quelles preuves avez-vous contre moi ? lance-t-il avec la verve d’un tribun.

Burrus prend la parole.

  • Tu es bien le goûteur impérial ?
  • Oui, tu le sais comme moi. Pourquoi cette question ?
  • Alors, comment expliques-tu avoir survécu au plat de champignons qui a provoqué de terribles maux de ventre à Claude, dans la minute où il l’a ingurgité ?

Une image nette revient à la mémoire d’Halotus. Un plat d’oronges, le mets préféré de Claude. Le plat, délicatement beurré, grillé à point, relevé d'une touche d'ail. Halotus plonge ses doigts professionnels dans le mets, respire le parfum des champignons, porte la bouchée à ses lèvres. Le goût éclate dans sa bouche. Sans plaisir, ses papilles gustatives reconnaissent la perfection de la préparation, malgré un soupçon de sel en trop, mais c’est ainsi que Claude les aime. Le temps semble suspendu alors qu'il attend, les yeux clos, écoutant les battements de son propre cœur. Rien. Aucun signe de toxique. Il donne son approbation, convaincu que le plat est sans danger. Mais à peine son maître a-t-il avalé la première bouchée qu'une terreur s'empare de lui. Claude agrippe sa gorge, tire sa langue comme si le feu coulait à l'intérieur. La panique s'installe, une mousse mortelle émerge de sa bouche. Halotus se fige, impuissant, tandis que les convives s'affolent. Des appels désespérés résonnent, on appelle Xénophon à la rescousse, il arrive avec une plume dans la main pour faire vomir son maître. Soudain, un doigt accusateur pointe Halotus, une voix hurle : "Le goûteur ! Ça ne peut être que lui ! Attrapez-le !" Des silhouettes massives se précipitent sur lui, des accusations résonnent dans ses oreilles, et c'est le noir total.

A nouveau, les mains d’Halotus tremblent, il revit la scène comme s’il y était. “Bon sang, le pavot me serait tellement utile !” pense-t-il, le visage couvert de sueur.

Il caresse son pendentif en forme de lune, implore Cybèle de lui offrir une explication logique.

  • Il avait peut-être trop mangé, mon maître mange plus que de raison, il s’agit sans doute d’une crise de foie.
  • Son médecin est formel, il s’agit d’un empoisonnement, Claude présente tous les symptômes d’une intoxication. Quant au chien à qui nous avons donné les restes laissés par Claude, il a succombé dans d’atroces souffrances. Xénophon affirme que c’est la belladone.

La belladone. Un poison indétectable à l’odeur et au goût. “Xénophon est un excellent médecin, je ne peux remettre en question son diagnostic.” Mais dans ce cas, Burrus a raison : “pourquoi n’ai-je pas développé de symptômes ? Je n’ai pas pu avaler un plat empoisonné sans en ressentir moi aussi les effets ! C’est incompréhensible !”

Le chef du Prétoire reprend son réquisitoire.

  • Ajoutons à cela que nous avons trouvé dans ta chambre de nombreux ouvrages traitant des poisons et de leurs effets…

Halotus ne trouve rien à répondre, il sait qu’il ne parviendra pas à les convaincre du bien-fondé de ses lectures.

  • …Ainsi qu’un grand nombre de fioles vides, reprend Burrus. Des témoignages concordants racontent ton attrait immodéré pour le pavot somnifère, une drogue très puissante qui éloigne de la réalité et transporte son usager dans des mondes interdits.

Les preuves à son encontre pleuvent sur lui. Halotus n’a que son intime conviction pour se défendre, mais elle est tellement fragilisée qu’il en demeure muet. En son for intérieur, il s'interroge sur sa responsabilité dans la mort de son maître. Et si Le pavot avait altéré son jugement ? Et si la drogue l'avait amené à commettre l’irréparable ? Et si, dans les tréfonds de son âme, il en voulait à Claude de mettre sa vie en péril à chaque repas ? Et s’il éprouvait de la haine pour son père adoptif qui n’a eu de cesse de repousser ses demandes d’affranchissement ? Et s’il regrettait l’attitude parfois si calculatrice de son maître, au point de souhaiter le supprimer ? Et si un meurtrier sommeillait en lui depuis le début et que son géniteur avait eu raison de se débarrasser de lui ? Après tout, il a bien tué sa mère à sa naissance, il était dans l’ordre des choses qu’il cherche à tuer le père, même adoptif ? Et s’il était un monstre ? Et si Cybèle l’avait abandonné ?

Les vagues de doutes s’enchaînent et le submergent, il se débat dans le flot continu de ces questions sans réponses. Incapable de surnager, il s’enfonce même tout seul tant il se sent coupable :

“Et quand bien même je serais innocent et qu’une tierce personne a empoisonné les champignons, j’ai failli à ma mission en étant incapable de protéger l’empereur. S’il survit et moi aussi, jamais je ne pourrai le regarder en face. Je serais banni et livré à moi-même”, pense-t-il.

Cette dernière lame de fond l’achève : qu’il ait fomenté un assassinat ou qu’il ait été tout simplement incompétent, Halotus se juge responsable de l’empoisonnement de Claude. “Je mérite le châtiment suprême”, pense-t-il. Il renonce à se justifier, il n’en a pas la force.

Alors, il lève des yeux humides vers Burrus et déclare :

  • Je vais être honnête avec toi, Burrus. Je ne me souviens de rien. Je comprends les soupçons qui pèsent sur moi et je les partage. Quoi que j’ai fait, je dois être puni pour n’avoir pas protégé l’empereur.
  • Alors, tu seras exécuté demain matin. On te jettera du haut de la roche tarpéienne et tu périras. En attendant, tu passeras ta dernière nuit au Carcer Tullianum.

Halotus s’incline.

  • Si telle est votre volonté, abdique-t-il, j’accepte le châtiment. Sache qu’une fois dans le royaume de Pluton, je prierai les dieux pour sauver l’empereur.

Burrus appelle les légionnaires qui patientaient derrière la porte et leur remet un papyrus scellé. Les soldats l’empoignent et le traînent dans le couloir comme un sac de blé.

Tandis qu’il s’éloigne, une conversation animée lui parvient de l’autre côté de la porte. Agrippine semble furieuse.

  • Mais regarde-le, Burrus, il ne s’est pas défendu ! Ca crève les yeux, il protège ses complices, il en a peur, il n’ose pas les dénoncer ! Nous devons le faire avouer !
  • Dans ce cas, pourquoi ne pas demander audience au Sénat comme le veut la loi, au lieu de le questionner en secret comme des brigands ?
  • Hors de question ! hurle Agrippine.
  • Vous semblez tendus, une petite chanson peut-être ? demande Néron.
  • La ferme ! répondent les deux autres en chœur.

La dispute continue encore jusqu’à devenir inaudible et Halotus retrouve l’air frais.

Cette fois, son sort est scellé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Caiuspupus ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0