CHAPITRE 12
Le geôlier du Carcer Tullianum, un sourire mauvais aux lèvres, descelle la lettre de Burrus et la parcourt en silence.
- On part donc cette fois sur un hébergement d’une seule nuitée, non reconductible, semble-t-il.
Il fait mine de consulter un registre posé sur la table.
- Tu as de la chance, il me reste un peu de place. Attention, le repas n’est pas inclus. Inutile de gaspiller la nourriture. De plus, il est préférable que tu aies l’estomac vide, tu seras plus léger pour t’envoler comme un oiseau du haut de la roche Tarpéienne, demain à l’aube !
Halotus, dans un état second, ne relève pas le sarcasme. Les paroles du geôlier lui glissent dessus comme de l’huile sur une statue de marbre.
Le garde, déçu par sa réaction, tire le verrou et ouvre la trappe dans le sol.
- Une dernière volonté ?
- Non.
- Alors, après vous, maître, ironise-t-il en esquissant une révérence.
Halotus s’avance. Au moment où il constate l’absence d’échelle, le garde le pousse dans le dos et il dégringole dans le trou. Une vive douleur traverse sa cheville, lorsqu'elle se tord. Au cri d’ Halotus répond un rire malfaisant. Dans l’ombre, toujours dans le même coin, son compagnon de cellule s’exclame :
- Tu es entré ici par le pied gauche, attention, ça porte malheur, ah ah ah !
Halotus a juste le temps de voir un hématome gros comme un œuf se former sur sa cheville que la trappe se referme. Il se retrouve à nouveau plongé dans le noir.
- La blessure va s’infecter, s’amuse l’autre détenu… avec les miasmes qui circulent ici, je donne pas cher de ta peau.
- La cheville n’est pas brisée, juste distordue… Et quand bien même il y aurait une infection, elle n’aura pas le temps de me tuer, répond Halotus. Je serai exécuté demain.
Un sifflement admiratif ponctue la déclaration.
- Ah, il y a quand même une justice dans ce monde pourri.
Halotus approuve de la tête, puis tend l’oreille. Un son inhabituel attire son attention.
Le bruit d’un objet qui roule en sa direction, puis s’arrête. Halotus tâtonne avec la main, ses doigts entrent en contact avec une surface froide et arrondie. Du verre. Il reconnaît le flacon, le même que ceux qu’il commandait naguère à son apothicaire.
- Ma fiole ! s’exclame-t-il.
- De rien, c’est cadeau, ricane l’autre.
- Mais… Où l'as-tu trouvée ?
L’autre prisonnier marque un temps d’hésitation
- Euh… Elle était par terre. Tu as dû la perdre quand tu es entré avant moi.
Un raz-de-marée d’euphorie submerge le spadone, mille fois plus fort que lorsqu’il prenait sa dose de remontant. La perspective d’avaler le breuvage suffit à le rendre heureux.
Sans se poser de questions, il débouche le flacon, le porte à ses lèvres et avale la totalité du contenu.
Aussitôt, une saveur légèrement amère inonde sa bouche, le liquide épais glisse le long de sa gorge. Ses yeux se révulsent, ses muscles se détendent, la douleur à sa cheville se dissipe jusqu’à ne devenir qu’un vague souvenir, une chaleur douce s’insinue en lui et l’enveloppe d’une quiétude apaisante. Il a l’impression de flotter sur un nuage moelleux. Cela faisait tellement longtemps qu’il n’avait pas connu un bonheur aussi intense ! Il pourrait mourir maintenant, en paix.
- M…Merci, bredouille-t-il entre ses lèvres pâteuses. Pourquoi te montres-tu si secourable, maintenant ?
- Tu as le droit à un peu de plaisir avant de crever.
L’homme éclate de rire, puis se corrige.
- Non, je plaisante bien sûr ! Quand l’effet de la potion arrivera à son terme, le manque se révélera encore plus terrible. Surtout à l’approche de la mort. Tu perdras toute ta dignité, tu vas te faire dessus au moment de la grande envolée ! Ah, comme j’aimerais être là pour voir la belle traînée marron derrière toi !
Halotus se demande pourquoi tant de haine noircit le cœur de cet homme dont il ignore jusqu’au nom, mais il renonce à poursuivre la discussion. Il n’aspire qu’au calme et à la volupté. Il se concentre sur ses sensations et profite du moment, les yeux clos.
Sous la surface de ses paupières, des couleurs, des formes se dessinent. De plus en plus précises, elles deviennent des images qui s’animent peu à peu.
Face à lui, un bassin, à la surface duquel flottent des pétales de roses. Une petite fontaine projette un jet d’eau claire vers le ciel réduit à un carré gris traversé par des nuages nonchalants. Des citronniers dans des grands pots apportent une touche de verdure et un parfum qui stimule l'esprit d'Halotus. Tout autour de la cour carré, le péristyle, avec ses colonnades droites et robustes, sa galerie où l’on peut déambuler au calme.
Halotus reconnaît l’un des nombreux atriums du palais impérial. Il progresse dans les couloirs de service lorsqu'il doit affronter un flot inhabituel d'esclaves qui arrive en sens inverse. En tunique courte, les bras chargés de vaisselle, de gros poissons, d’oiseaux morts ou en cage, de fruits, de légumes, de paniers remplis de champignons, ils se bousculent, s'invectivent. Ceux qui transportent d'énormes pièces de viande profitent de leur cargaison pour se frayer un chemin. Au milieu de la cohue, Halotus joue des coudes, reçoit en échange des volées d'injures et des coups. Une fois à l'écart, il s'arrête pour souffler. L’effervescence du ballet émerveille le spadone, qui poursuit son chemin au milieu des colonnes jusqu’à l’entrée des visiteurs. Il ouvre la porte, regarde dehors.
Une calèche s’est arrêtée en bas des escaliers. Un homme en toge en descend, suivi d’une matrone parée de ses plus beaux atours, tête recouverte d’un châle transparent, broches et fibules en or, bracelets en forme de serpent, intailles montées en bagues à tous les doigts. Un esclave bouscule Halotus et se précipite à la rencontre de la dame pour l’aider à monter les marches et lui assurer la bienvenue au palais. Dans la rue, le conducteur de la calèche allume une lanterne et se positionne à côté de son cheval. Halotus compatit en voyant le pauvre homme grelotter en attendant le retour de son maître.
Le couple pénètre dans le palais et dépasse Halotus sans lui prêter attention. Un esclave les invite à s’asseoir sur un banc et à se déchausser, avant de leur laver les pieds dans une bassine d’argent. Le parfum du Kyphi assaille les narines d'Halotus. Il déteste par-dessus tout ce mélange égyptien de résine, de plantes, de miel et de vin dont les riches romains raffolent pour se parfumer. Une fois l’opération effectuée, un autre esclave les guide dans les méandres du palais, tandis que d’autres invités se pressent déjà à l’entrée. Un imposant banquet s’annonce.
Halotus comprend la raison de sa présence en ces lieux. Le pavot retrouvé par son compagnon de cellule le conduit à revivre la journée fatidique qui a provoqué le tournant de son destin et celui de Claude. Le breuvage magique comble le vide de sa mémoire. Halotus, docile, laisse son fidèle compagnon le prendre par la main et le diriger vers les cuisines. Dans les locaux enfumés, la brigade est en ébullition au sens propre comme au figuré, il règne une chaleur aussi extrême qu’à l’intérieur d’un volcan. Des marmitons, torse nu, transpirent comme des mineurs dans les entrailles de la terre. Ils remuent la viande bouillie dans les marmites. D’autres fourrent de grosses volailles ou taillent les légumes en petits dés. Les odeurs de viandes rôties et de poissons grillés se mêlent à celles des épices, du miel, de l’ail, du garum, de la fumée et de la transpiration. Halotus, à son aise parmi ces odeurs familières, inspecte les préparations, plonge le doigt dans un potage sous l'œil du chef coq, qui le reconnaît et le salue d’un bref mouvement de la main. Dans le même temps, il cherche des comportements suspects parmi les esclaves venus de tous les coins de l’Empire, des Germains au physique d’Hercule, des Bretons aux cheveux roux et au teint pâle, des Grecs aux traits anguleux, à la peau tannée. Halotus ne connaît pas la moitié d’entre eux. Pour ce banquet de six-cents convives, on a dû appeler du renfort. Les cuisines sont trop étroites, Halotus se plaque contre un mur au passage d'un cuisinier qui lui écrase les orteils en l'insultant. Tandis qu'il esquive des gouttelettes d'huile bouillante, il aperçoit un marmiton se trancher le doigt avec un couteau dans l'indifférence générale. Il s'apprête à intervenir, mais une dispute éclate entre le maître saucier et un pâtissier, qui lui bloquent le chemin. Les touilleurs de marmite tentent de les séparer, les rôtisseurs grecs veulent les en empêcher et les traitent de “mangeurs de viande bouillie”. Le marmiton, quant à lui, semble avoir oublié sa douleur et lance des encouragements à la bagarre générale en brandissant sa main mutilée. Un vrai capharnaüm.
Halotus, conscient qu'un coup de poing est vite arrivé, il en déjà fait l'amère expérience, juge préférable de s’éloigner. A reculons, il rejoint la quiétude de la grande salle de réception où une vingtaine d’invités s’est déjà installée. Cent-cinquante lits en argent, couverts de coussins tissés d’or et disposés en fer à cheval par groupes de trois autour de tables basses en bois de citre, attendent les autres convives qui arrivent au compte-goutte. Le nomenclator les annonce un par un de sa voix puissante. “L’illustre sénateur Cassius Lucius Murena, accompagné de son épouse, la divine Calpurnia et de leurs enfants, Marcellus, Gemellus et Livia ! ” tonne-t-il en indiquant le lit triclinaire où se coucher, tandis que les enfants filent au coin des petits s’asseoir sur des tabourets. La femme, quant à elle, avance à pas prudents en prenant soin de ne pas se prendre les pieds dans sa robe et de ne pas abîmer la monumentale coiffure qui orne sa tête.
Halotus observe le décor, un noeud au ventre. Chaque fresque des murs de la salle de banquet écrit un poème sur la richesse de la gastronomie romaine, mais rappelle sa situation à Halotus, esclave dégoûté pour avoir tant goûté. Pour les convives, le repas est une occasion d'extases gustatives, pour Halotus, chaque plat représente un piège tendu, une menace. Un petit orchestre assure une musique d’ambiance douce. Une lyre, une flûte et un tambourin suffisent à détendre l’atmosphère. Les mélodies orientales s’ajoutent à des parfums de Judée brûlés sur des trépieds en bronze doré. La salle se remplit peu à peu. Halotus avale une rasade de pavot, plus par habitude que par besoin, tandis qu’un vieil esclave grec apparaît et s’installe sur une petite estrade pour déclamer des vers d’Homère en attendant que tous les convives soient installés. “Il apporte le côté culturel indispensable à toute soirée raffinée” pense-t-il en écoutant d’une oreille distraite.
Tout à coup, une grande porte ornée de clous d’argent s’ouvre. Tous les regards convergent. Néron et Britannicus apparaissent sous les applaudissements, main dans la main, suivis d’Agrippine. Les souhaits de longue vie pleuvent, Halotus se joint à la foule même s’il apprécie modérément la femme et le fils adoptif de Claude. Les deux princes et leur mère s’installent sur le lit triclinaire impérial, en hauteur par rapport aux autres.
Dans la vaste salle, la luminosité décline, mais Claude n’apparaît toujours pas. Halotus s’inquiète et se hâte vers le modeste cabinet de l’empereur. D’ordinaire, lorsqu’il cherche son maître, c’est dans son hermaneum qu’il le déniche.
Il toque à la porte. Pas de réponse. La gorge nouée par un sombre pressentiment, il pénètre dans la pièce.
Le grincement strident d’une plume qui glisse sur le papyrus résonne dans l’atmosphère. Halotus s’avance à pas furtifs, une habitude qu’il maîtrise sur le bout des doigts de pieds.
Derrière une montagne de papyrus sur le bureau, les mèches cendrées de Claude émergent. Halotus pousse un soupir de soulagement, Claude est vivant. L’empereur ne semble pas avoir remarqué sa présence, concentré sur son écriture. Halotus se racle la gorge pour se signaler. Sur son siège, Claude sursaute, pousse un cri, son pot d’encre et une pile de documents basculent.
- C’est moi, Halotus, votre serviteur.
Claude lève la tête. Une expression d’effroi déforme son visage. A la vue de son goûteur, ses traits se détendent, mais des signes d’inquiétude persistent. “Que se passe-t-il dans sa tête ?”, se demande-t-il en triturant son pendentif en forme de lune. “Je ne l’ai jamais vu ainsi.”
- Que… que me veux t-tu, Halotus ? Qui t’a p-permis d’entrer ? demande l’empereur d’une voix tremblante où pointe la colère, tout en enroulant le parchemin sur lequel il écrivait.
Il range le document dans un étui, le dépose sur l’étagère et fusille Halotus du regard.
- J’ai frappé, ajoute Halotus, mais tu ne m’as pas entendu, alors je suis entré. Je suis désolé, je ne voulais pas t’effrayer. Tes convives t’attendent pour le banquet.
- Ah, oui… le b…banquet, murmure Claude d’un air distrait.
Il se lève. Une barre d’inquiétude traverse son front. D’habitude, l’empereur se frotte les mains et se lèche les babines rien qu’à l’idée d’un copieux repas. Par quoi semble-t-il préoccupé, cette fois-ci ? Halotus ne peut s’empêcher de le questionner.
- Pourquoi es-tu si soucieux ? demande-t-il de sa voix douce.
Claude esquisse un sourire et pose sa main sur l’épaule de son goûteur.
- Je… je ne suis pas soucieux… Tu m’as juste surpris pendant que je poursuivais mon histoire de Carthage. Allons manger. Je compte sur mon bouclier gustatif pour m’éviter un empoisonnement ! Ah Ah !
Au rire forcé de Claude répond celui, gêné, d’Halotus. Non seulement le jeune spadone ne goûte pas les plaisanteries liées aux dangers de son métier, mais il sait que l’empereur lui ment. Claude a achevé depuis longtemps son histoire de Carthage. En son absence, Halotus a fouillé dans le tiroir et dévoré le récit jusqu’au point final, la destruction de la ville. Quel secret cache l’empereur ? Que consignait-il sur ce parchemin ? Pourquoi ne lui accorde-t-il pas sa confiance ?
Alourdi par ces questions sans réponse, Halotus passe la grande porte cloutée d’argent, juste derrière son maître qui, sous les acclamations des convives, lève les bras pour les saluer.
L’entrée du princeps marque le début officiel du banquet. Déjà, une laie apparaît sur un plateau d’argent, portée par quatre esclaves essoufflés et dégoulinants de sueur. Des masques décorés d’un groin couvrent leur visage. Dans l’assemblée, les sifflements admiratifs fusent.
L’orateur grec comprend que les vers d’Homère ne peuvent rivaliser avec le sanglier rôti. Il quitte son estrade et rejoint sa table, un sourire gourmand aux lèvres. Au même instant, des ministratores arrivent dans la salle, un large couteau à la main, prêts à découper la viande et à la distribuer aux convives.
- Pintade de Corinthe farcie aux olives, aux raisins et aux pommes, tétines farcies aux oursins et marcassins laqués au vin de Setia et fourrés au miel, annonce leur chef d’une voix de stentor.
Halotus plisse les yeux pour mieux observer le plat. Il n’avait pas remarqué les marcassins rôtis disposés le long du ventre de l’animal, comme s’ils tétaient leur mère. La mise en scène l’amuse.
- Ces esclaves portent des masques, pourquoi donc ? demande Claude à Agrippine.
- C’est mon idée, fanfaronne Néron. Je trouvais cela amusant de les affubler d’un masque de sanglier quand ils servent du sanglier, d’un masque d’oiseau quand ils serviront du flamand rose, d’un masque de...
- Ah.
Claude esquisse une moue de dégoût, ignore ouvertement Néron et se tourne vers Britannicus pour s’enquérir de son bien-être. La froideur de l’empereur envers son fils d'adoption interpelle le goûteur, ce changement d’attitude ne peut être anodin.
Sous l'œil attentif de l’assemblée muette, le ministrator en chef lève son couteau de manière théâtrale et plante la lame dans la laie. Aussitôt, des colombes s’en échappent et s’envolent dans la salle. On applaudit, on s’exclame, on siffle avec les doigts, à l’exception de Claude qui reste aussi stoïque que le philosophe Epictète. L’attitude de l’empereur n’échappe pas à un sénateur assis en contrebas. Il donne un coup de coude à son voisin. Intrigué, Halotus tend l’oreille pour surprendre la conversation.
- Pourquoi Claude fait-il cette tête ? demande-t-il à son voisin.
- Il paraît qu’un coq est entré dans sa chambre il y a deux jours et s’est posé sur son lit. Quand Claude l’a pris dans ses bras, il est mort sur le coup.
- Moi, murmure sa femme, j’ai entendu dire que la foudre a frappé la tombe de son père ce matin. Le marbre s’est fissuré. Le présage est mauvais, il semble que la tombe soit prête à recevoir un nouveau membre.
- Hum, je partage son inquiétude, alors.
L’inquiétude du sénateur s’efface dès qu’un ministrator lui remplit son assiette. D’une main ferme, il empoigne la tranche de viande et croque à pleines dents, des gouttelettes de sauce giclent. Déjà, un esclave s’avance, un pichet à la main, pour lui laver les mains dégoulinantes de miel.
Halotus, de son côté, hume le plat, coupe un petit dé et le met en bouche. Il goûte longuement la viande fondante à la recherche d’un éventuel poison. Rien de suspect. L’air morne, il approuve le plat d’un hochement de tête et laisse Claude dévorer son assiette. L’empereur croque à pleines dents, mâche à peine et finit son assiette en un rien de temps. Halotus est rassuré de le voir retrouver l’appétit.
- Peux-tu goûter ce petit vin de Setia pour moi ? demande Claude en désignant une carafe incrustée d’or et d’ivoire.
- Avec plaisir.
Halotus se sert une rasade de ce vin miellé provenant du sud de Rome, le préféré d’Auguste et de Claude. Il fait rouler le liquide dans sa bouche, les saveurs éclatent dans son palais. Du clou de girofle, de la cannelle, un léger goût de résine de pin dont l’intérieur de l’amphore était badigeonné pour assurer l’étanchéité : le breuvage semble sûr, même si l’anxiété inhibe le plaisir gustatif. “Quelle ironie de ne pas savoir apprécier ce mets de luxe”, songe le goûteur. La prévenance de Claude ainsi que l’or versé pour ses services - la prodigalité de l’empereur n’a pas d’égal - n’ont jamais réussi à lui rendre l’appétit. Au début, Halotus avait accepté ce rôle par loyauté et par amitié. Au fond de lui, il aurait souhaité que Claude lui propose des fonctions plus intéressantes, comme celui de conseiller personnel, par exemple. Il a refoulé ce désir au fond de lui de peur de fâcher son maître et à présent, il ne peut plus revenir en arrière.
Halotus valide en levant le pouce, Claude pousse un soupir de contentement, son visage s’empourpre, ses traits se détendent.
- Le sang de Bacchus, livré pour nous ! déclare-t-il en levant son verre.
Des murmures d’approbation parcourent l’assemblée. De nombreux convives, soucieux de renvoyer une bonne image, imitent l’empereur en brandissant leur gobelet.
Les plats s’enchaînent et le vin coule à flots. Loirs de Germanie rôtis dans des feuilles de vigne, foies d’oies de Falerne trempés dans du lait au miel, langues de flamants rose du Narbonnais, vin de Calène rafraîchi par la neige des Apennins, turbots larges comme des roues de charrette, murènes d’Ostie encore vivantes dans leurs aquariums, tétines d’ours farcies aux oursins de Massalia, saucisse de Lucanie à la sauge, aux pignons de pin, au saindoux et au cumin, marmites de poissons à la sarriette des montagnes, et pour satisfaire la soif, un Picinum ambré, ce vin dont on raconte qu’il prolonge la vie des hommes...
Halotus, debout à côté de son maître, n’échappe pas à la dégustation de chacun de ces mets. Après chaque approbation, Claude s’empiffre sans prêter attention aux autres.
Lorsque les ministratores, affublés de masques de poissons, pénètrent dans la salle en tirant un galère miniature sur le petit canal traversant la salle entre les lits, une clameur retentit. Sur l’embarcation, des mulles, ces rougets de Méditerranée reposent, fumants comme des volcans. L’un des nombreux pique-assiettes tolérés au banquet - l’empereur ferme ses augustes yeux sur ces patriciens qui s’invitent eux-mêmes - murmure à son voisin :
- Chacun de ces poissons vaut huit mille sesterces au bas mot !
L’autre pousse une exclamation de surprise et dispose un des ces onéreux poissons sur sa mappa, la large serviette déjà bien remplie qu’il ramènera chez lui après le repas, en “souvenir”. Peut-être le mangera-t-il plus tard, mais il est plus probable qu’il cherche à le revendre au plus offrant une fois dehors.
Halotus, raide comme un piquet, balaie l’assemblée du regard et tend l’oreille. On ne lui prête pas plus attention qu’à une statue. C’est l’avantage avec les eunuques, ils font partie du décor au même titre qu’un citronnier dans son pot ou une peinture murale. Des bribes de conversations s’extraient du brouhaha et parviennent jusqu’à lui. Il est question de logements inoccupés, de l’augmentation des prix, des graffiti sur les monuments, des étrangers toujours plus nombreux, de la délinquance qui ne fait que croître, de l’ingratitude du petit peuple vis-à-vis des élites, des incendies à répétition, de la guerre, des maladies, de la puissance de Rome et de ses légions. Certains parlent affaires, d’autres échangent les derniers ragots tandis que plusieurs convives rient aux éclats devant les grimaces des bouffons et les exploits des contorsionnistes. A côté d’un lit, un enfant tire la toge d’un sénateur.
- Père, pourquoi les gardes ne regardent-ils jamais l’empereur ? demande-t-il en désignant les soldats disposés autour du lit impérial.
- Parce que le danger qui guette l’empereur ne vient pas de l’empereur lui-même, mais de ceux qui gravitent autour.
L’enfant demeure muet un instant, il digère la réflexion puis retourne manger auprès de ses camarades. De son côté, Halotus se demande si Claude ne se met pas en danger en s’empiffrant autant, puis refoule ces pensées, honteux d’avoir ainsi jugé son maître.
Des esclaves impassibles chargés du nettoyage passent entre les lits. A l’aide de petites pelles, ils ramassent les arêtes et les os jetés à terre par les invités allongés. Puis ils apportent des pots en faïence afin qu’ils satisfassent un besoin pressant sans avoir à se lever, ou qu’ils régurgitent le trop-plein de nourriture.
- Que ce soit par en haut ou par en bas, il faut se vider l’estomac si l’on veut tenir jusqu’à la fin du repas, murmure un poète à son voisin.
Le banquet bat son plein. Les bouches aux dents gâtées s'ouvrent comme des gouffres voraces, engloutissent des bouchées avec une férocité animale. Lorsque les dents croquent dans les viandes, les jus s'échappent, serpentent le long des joues, dessinent des sentiers glissants. Les rires résonnent entre les éclats de vaisselle et les conversations bruyantes. Des doigts poilus comme des araignées plongent dans les entrailles des animaux farcis, ressortent, dégoulinants de sang et de sauce. Un patricien dévore une pièce de viande avec une telle frénésie que des gouttes de sauce rouge éclaboussent son visage et celui de son voisin, qui ne semble guère s'en formaliser. Au contraire, les deux échangent un regard complice, comme si le débordement de nourriture était une célébration en soi. Les verres de vin se vident à un rythme effréné, les ventres prennent l’allure de tonneaux.
Le contraste entre le raffinement des plats et la voracité brutale des convives crée une tension étrange dans l'air.
Fasciné et écoeuré, Halotus ne détache pas les yeux de ce spectacle dans lequel toutes les facettes de l’âme humaine se dévoilent, la gourmandise, l’insouciance, la décadence, l’ostentation, l’exubérance… Une moue de dégoût aux lèvres, Halotus philosophe : “Les animaux dévorent leur viande crue, sans préparation ni sauce, avec les poils et les os. Les hommes, eux, dépensent de l’énergie et du temps pour l’assaisonner, la mettre en scène, ils imitent les dieux raffinés et délicats. Mais lorsque vient le moment de manger, ils reviennent à leur nature de bête sauvage.”
Soudain, des cliquetis retentissent et s’échappent au-dessus du brouhaha. Des regards se tournent vers Néron, debout, couronne de fleurs sur la tête. Le jeune prince frappe la lame d’un couteau contre un gobelet d’argent, il observe la foule et lorsqu’il a retenu son attention, exhibe sa lyre. Ses doigts caressent les cordes, une vague mélodie se déploie jusqu’au plafond.
- Chers amis, Apollon exprime le besoin urgent de parler à travers moi, laissons-le nous abreuver de son talent !
Il laisse passer un silence et se met à déclamer :
“Je règne sur les arts, je suis le roi des vers
Nul ne peut m’égaler, je défie l’univers
Je rime, je verse, je crée des odes
Je renverse les lois, j’invente des codes”
Un pet tonitruant ponctue la première strophe et provoque un long silence. Claude se lève et secoue sa toge.
- Oh, on dirait qu’Eole vient d’exprimer un besoin urgent de péter à travers moi !
Il se tourne vers Néron, avachi sur un coude.
- M… Mer… Merci, roi des vers… “Roi des vers”, c’est drôle, ça, n’est-ce pas, fils d’Agrippine et de Cnaeus Domitius Ahenobarbus ? lance-t-il en riant.
Puis il se positionne face à ses invités et déclare, du haut de son estrade :
- Vous avez tous beaucoup mangé ! Laissez-vous aller, joignez-vous à moi et pétons ensemble !
La foule s’esclaffe, d’autres pets résonnent, les matrones s’y mettent aussi joyeusement et s’abandonnent à ce concert d’instruments à vent. Depuis que Claude à levé l’interdiction de lâcher des flatulences en public, les convives n’hésitent plus à se laisser aller. Avant cette décision de santé publique, on dénombrait de multiples décès dûs à la crainte d’évacuer les gaz toxiques générés par la digestion de plats trop riches.
Néron, les traits tendus et les poings serrés, semble hésiter entre une réplique acerbe et la strophe suivante de son poème, mais sa mère lui empoigne le bras et le force à s’asseoir. Britannicus, à leurs côtés, semble rappetisser à vue d'œil, ses yeux fixent le bout de ses sandales et son visage prend la couleur des groseilles.
Claude empoigne une cuisse de faisan préalablement goûtée par Halotus et croque dedans, les convives reprennent le cours de leur repas et de leurs conversations.
Halotus ne détache pas son regard d’Agrippine et de Néron. Il décèle une colère froide dans les yeux de l’impératrice. “A quoi joue Claude en rabaissant son fils adoptif et en insistant sur son géniteur. On dirait qu’il souhaite l’exclure de sa lignée ? C’est une provocation, en public qui plus est”, songe Halotus.
- Je le hais, murmure Néron entre ses dents. Je veux que Jupiter le foudroie.
- Je le sais, mais le moment n’est pas encore venu, susurre Agrippine. Un jour viendra, sois patient…
- Oui, Mère, je te fais confiance.
Halotus se raidit, un frisson le parcourt de la tête aux pieds. Il tourne son regard vers Claude qui continue de se goinfrer comme si de rien n’était. Il se félicite d’avoir une ouïe aussi délicate que son palais. Le fils adoptif de Claude souhaite la mort de son père. Quant à Agrippine, difficile d’interpréter ses paroles. Complote-t-elle contre lui ou attend-elle patiemment que son époux décède pour mettre son fils sur le trône ? Dans tous les cas, ces informations ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd. Claude sera ravi de savoir que ses proches lui sont hostiles, à moins qu’il soit déjà au courant. Il repense à Zimri Lim, le roi du Royaume de Mari, en Mésopotamie, qui ne s’entourait que d’esclaves sourds pour éviter que les secrets ne fuitent. S’il avait su s’entourer de plusieurs Halotus à l’ouïe aussi fine qu’une chauve-souris, il n’aurait pas connu une mort atroce !
“Il n’y a pas de temps à perdre, je dois lui parler en privé”, pense Halotus.
Il pivote vers son maître et croise son regard illuminé.
- Le plat de cham… de cham… d’oronges ! s’exclame-t-il en désignant un ministrator masqué qui s’avance, les bras chargés d’un plat de champignons grillés à l’ail et au garum, parsemé de persil frais.
Il bat des mains comme un enfant.
- Halotus, goûte ça pour moi.
- Bien sûr, maître, je sais que l’Amanite des Césars est votre plat préféré !
- Et comment !
Halotus renonce à gâcher le plaisir de son maître avec la mauvaise nouvelle qu’il s’apprêtait à annoncer. Il pique la pointe de son couteau dans un champignon, le met en bouche, mâche longuement. L’assaisonnement magnifie le goût des oronges, le cuisinier les a préparées selon le goût impérial.
- C’est validé, maître, tranche Halotus.
- Tu me mets en joie, Halotus !
Claude plonge ses mains dans le plat et remplit sa bouche jusqu’à ressembler à un écureuil gavé de noisettes. Néron fronce le nez, Agrippine détourne les yeux face à ce spectacle écoeurant. Halotus doit reconnaître que voir son maître se goinfrer de la sorte le gêne également, mais il continue à la fixer.
Halotus reprend son observation muette, lorsque tout à coup, Claude émet un râle étouffé. Sa figure se fige, puis se décompose. Il porte la main à sa bouche, puis à sa gorge. Ses paroles se coincent à l’entrée de ses lèvres, il étouffe, cela ne ressemble pas à ses tics nerveux. Tandis qu’il se tord de douleur, Agrippine se lève, suivie de Néron et de Britannicus. Un cercle de curieux se forme rapidement autour de lui et expulse Halotus au-dehors. Des commentaires s’échappent du petit groupe.
- Je lui avais dit que ses excès l’indisposeraient, murmure Agrippine.
- Son estomac n’a plus la vigueur d’autrefois, commente un sénateur.
- C’est l’âge.
- Il devrait vomir, propose un autre.
- Ou péter un bon coup.
- Apollon n’a pas apprécié d’être interrompu. Il se venge, ajoute Néron.
- Un peu de vin de Setia et il se portera mieux, propose un pique-assiette.
- Il a peut-être avalé une arête ?
- Les champignons n’ont pas d’arête.
- Et lui qui prône la modération en toutes choses…
- Tout comme les Etrusques qu’il admire tant, Claude ne peut empêcher son ventre de le contrôler.
- Quel dieu doit-on invoquer dans le cas d’une indigestion ?
- Bacchus.
- Non, Cérès.
- Ah, pas Cybèle ?
- Je pense qu’il est préférable de sacrifier un bœuf, ça règle souvent tous les problèmes d’estomac, j’ai un cousin à Ostie qui…
Tandis que chacun y va de son analyse, Halotus se fraie un chemin dans le cercle. L’état de son maître l’inquiète au plus haut point. Claude manque d’air, de la mousse s’est invitée à la commissure de ses lèvres, des spasmes parcourent son corps dodu, les plis de son cou forment des vagues.
- Vous ne voyez pas qu’il est en train de mourir ! hurle Halotus. Qu’on appelle un médecin ! Vite !
La panique du jeune goûteur se propage tel un feu incontrôlable parmi les convives. Des cris de terreur éclate, une femme s’évanouit dans les bras d’un sénateur. Au bout de la salle, le médecin grec, repère la détresse, bondit de son lit, sa sacoche serrée sous le bras. Dans une course effrénée, il fend la foule horrifiée.
Le cercle s’ouvre, Xénophon prend place à côté de l’empereur dans un silence de plomb. Son regard professionnel scrute rapidement la situation. Sans perdre de temps, il lui tâte le pouls, ouvre ses paupières et inspecte le ventre avec une concentration intense. Puis, sans un mot, il extrait une plume de sa sacoche, ouvre la bouche de Claude, et la plante habilement dans son gosier.
Un flot de liquide brunâtre s'échappe aussitôt de la gorge impériale, nappant le visage de Néron qui pousse un hurlement et s'enfuit en courant. Les tremblements de Claude s'atténuent, sa pâleur habituelle reprend une teinte plus normale.
Xénophon murmure quelques mots en grec, se lève avec solennité, prend une grande inspiration et déclare, l’air grave.
- Mon examen est formel. Claude a été empoisonné !
- Empoisonné ? s’exclame Agrippine, surprise.
Halotus, pris au dépourvu, n'a pas le temps de saisir pleinement la portée de la conclusion du médecin. Soudain, un homme masqué pointe du doigt Halotus, accusateur.
- S’il a été empoisonné, le coupable est forcément le dernier à avoir goûté son plat ! hurle-t-il.
En un éclair, les regards hostiles convergent vers Halotus. Deux gardes impériaux l'empoignent brutalement par derrière. Sa fiole de pavot glisse de ses mains tremblantes, se brise en mille éclats sur le sol marbré.
Un poing puissant s'abat sur son visage et plonge le jeune goûteur dans une obscurité abrupte.
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