CHAPITRE 13

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Halotus émerge à nouveau de ses souvenirs. Il cligne des yeux.

De retour à la réalité froide du cachot, la présence du détenu invisible plane dans l’air moisi. Un avant-goût du royaume de Pluton.

Des mots s’échappent de sa bouche en un soupir désabusé.

  • J’ai failli…
  • T’as failli quoi ? demande son compagnon.
  • J’ai failli à ma mission. Quelqu’un a empoisonné Claude et je n’ai pas pu l’en empêcher…
  • Et il est mort !
  • Non, fort heureusement ! Il a survécu, mais demeure fort malade. Heureusement que Xénophon s’occupe de lui, il est entre de bonnes mains.

L’inconnu s’étouffe.

  • C’est… c’est impossible !
  • Pourquoi dis-tu ça ?

Un temps d’hésitation. L’autre détenu reprend, la voix tremblante.

  • Parce que dans tout Rome, on a annoncé sa mort ! bafouille-t-il.
  • La rumeur est fausse, ce n’est pas la première fois que le peuple de Rome se trompe. Agrippine et Burrus m’ont confirmé que Claude se remet doucement. Je me demande comment j’ai pu échouer. J’ai beau retourner la scène dans ma tête, personne n’a pu introduire du poison dans les champignons après que je les ai goûtés. Mon regard n’a pas quitté le plat, par Attis !

Halotus marque un temps de réflexion.

  • Les champignons étaient donc empoisonnés quand je les ai goûtés, réfléchit-il tout haut… mais dans ce cas, pourquoi ai-je survécu alors que lui a été empoisonné ? C’est un mystère…

Il caresse machinalement sa fiole de verre, pose le goulot sur ses lèvres, il reste deux gouttes qu’il dépose sur sa langue. Mieux que rien. Son cher pavot, son seul compagnon, son précieux… Il prendra le flacon avec lui lorsqu’il s’écrasera, demain, du haut de la roche Tarpéienne. Son visage se fige alors sur une expression d’étonnement. “Ma fiole !” L’image nette du flacon se brisant sur le marbre s’incruste dans sa tête. “Comment se retrouve-t-elle intacte dans mes mains alors qu’elle s'en est échappée lorsque les gardes se sont emparé de moi ? L’autre détenu a assuré l’avoir trouvée ici. !”

  • Que me caches-tu, vil menteur ! gronde soudain Halotus.

Sa voix fluette détonne avec sa colère. L’autre, caché dans les recoins du cachot, protégé par l’ombre, reste muet. Halotus ne perçoit que le souffle de sa respiration. Un souvenir lui revient en mémoire. Il se revoit, à sept ans, des légumes et des salaisons plein les bras. Il rentrait chez lui, courbé sous le poids de sa charge, et peinait à voir devant lui, lorsqu’un grognement retentit sur sa droite. Il s’arrêta, tourna la tête vers une ruelle sombre. Paralysé par la peur et la fascination, il observa la forme s’extraire à pas lents de l’ombre, immense, poilue, noire. Deux crocs blancs étincelaient comme des poignards. Le loup le fixa de ses yeux rouges, l’écume aux babines. Pris de panique, Halotus lança les provisions en direction de l’animal et s’enfuit en courant, il perdit de longues heures dans des quartiers louches avant de retrouver son chemin et d’arriver à la nuit tombée, trempé de sueur. En le voyant rentrer les mains vides, son père, sans un mot, saisit un flagrum. Les osselets de mouton qui parcouraient les sept lanières de cuir labourèrent le dos d’Halotus en larges sillons ensanglantés. Il perdit connaissance au bout d’une trentaine de coups et se réveilla dehors, allongé sur le pavé, entouré par des chats squelettiques qui espéraient trouver dans le petit garçon un moyen de soulager leur faim.

Cette fois, Halotus n’a pas peur du loup tapi dans l’ombre. Il a laissé son enfance loin derrière.

Poussé dans le dos par la main invisible de Némésis, déesse de la juste colère, il se rue vers l’avant pour affronter son invisible interlocuteur, le bras tendu. La chaîne retient sa ruée, il frappe le vide avant de s’écrouler sur la pierre humide. “Et si depuis le début, je parlais à un fantôme ? Et si le pavot me donnait accès à un monde qui n’existe pas ? Et si je me parlais juste à moi-même ? “ Cette pensée traverse son esprit, mais il la chasse comme une mouche insistante.

  • Montre-toi, espèce de lâche !
  • Moi ? répond l’autre, indigné.
  • Je ne vois aucune autre personne ici !
  • Tu ne vois personne, il fait noir.
  • Réponds ! D’où vient cette fiole ? Pourquoi semblais-tu si surpris de savoir que Claude n’est pas mort ! Tu sais quelque chose et tu me le dissimules !

L’inconnu pousse un soupir. Halotus perçoit le bruit de ses bras qui retombent le long de ses cuisses en signe de renoncement. La voix de l’autre détenu résonne à l’extrêmité du cachot.

  • Bon allez, “de hoc satis !”, ça suffit ! Même les meilleures comédies doivent trouver un dénouement. Sinon, le public se lasse et quitte les gradins. Comme tu vas mourir, je te dois la vérité.

Halotus interloqué, ne parvient pas à parler. L’autre continue.

  • Connais-tu le roi Mithridate ?

Halotus, friand d’exposer le fruit de ses nombreuses lectures, s’empresse de réciter, une pointe de fierté dans la voix.

  • Bien sûr ! Ce roi grec avait tellement peur d’être empoisonné qu’il ingurgitait des doses infimes de poison, tous les jours, pour se protéger. On l’appelait le roi-poison car il était parvenu à s’immuniser grâce à sa technique.... lorsqu'il a été contraint de mettre fin à ses jours, le poison s'est révélé inefficace et il a dû se planter un poignard dans le ventre.
  • C'est bon, c'est bon, je connais l'histoire moi aussi. Eh bien j’ai procédé de la même manière avec toi.
  • Pardon ?
  • Ne t’excuse pas ! ricane l’homme. Je t’ai fait avaler tous les jours des faibles doses de belladone, ce poison mortel qui n’a ni goût, ni odeur. Voilà pourquoi tu n’as rien détecté.
  • Mais… mais comment ? Pourquoi ?
  • Le comment est très simple, le pourquoi viendra naturellement. Ton pêché mignon, ta consommation régulière de pavot m’a inspiré. Il me suffisait d’intercepter tes fioles et d’y ajouter mon poison, je m’étais fait embaucher chez l’apothicaire qui fabriquait les potions. Avec le temps tu es devenu totalement insensible à la belladone. Claude, en revanche, n’a pas survécu aux champignons imbibés de poison.
  • Il a survécu !
  • Avec la dose que j’ai mise, crois-moi, c’est impossible. On t’a menti. Je ne sais pas pourquoi, mais Agrippine cache la mort de son mari.

Halotus reste bouche bée, il ignore quoi penser et refuse de croire en la mort de son maître. Mais si cet inconnu lui ment, quel but poursuit-il ? Un seul moyen de le savoir, jouer son jeu et continuer à lui tirer les vers du nez tant qu’il semble enclin à bavarder. Après, il aura tout le temps de démêler le faux du vrai.

  • Admettons, répond Halotus. Mais… pourquoi aurais-tu organisé ce régicide ? Pourquoi désirer la mort de César ?

Un rire sinistre s’échappe de l’homme et laisse transparaître une malveillance palpable.

  • Je n’avais rien de particulier contre lui, c’était même un empereur tout à fait convenable.
  • Quelqu’un a donc commandité son… meurtre et tu en as été le bras armé… Qui t’a donné les ordres ? Tu as agi pour l’argent, c’est ça ?

L’inconnu se tape sur les cuisses, ses claques résonnent dans la salle. Il rigole de plus belle jusqu’à en perdre le souffle. Halotus se contente de serrer les poings, il essaie de deviner la silhouette dans l’obscurité, mais seule la voix de l’homme parvient jusqu’à lui. Il a l’impression de discuter avec les murs de sa prison.

  • Tu n’as donc rien compris ! J’ai agi seul, je n’ai pas besoin d’argent, je vis confortablement… et je ne visais pas l’empereur !
  • Qui visais-tu, alors ?
  • Mais toi, bougre d’idiot !

Un silence tombe dans la salle comme une chape de plomb.

Halotus se fige, ses muscles se raidissent comme si une flèche venait de le transpercer.

  • Quoi ? parvient-il à dire entre ses dents.
  • Je voulais que tu sois accusé de son meurtre et condamné à mort, que ton nom soit à jamais sali dans la mémoire des hommes. Claude est une victime collatérale. Ah, j’oubliais. Pour la petite anecdote, le ministrator masqué qui t’a désigné comme coupable, c’était moi ! Je ne suis pas peu fier de ce petit coup d’éclat, quelle mise en scène, les historiens en parleront pendant longtemps ! Ensuite, je n’ai eu qu’à soudoyer le gardien du cachot, quelques deniers ont eu raison de sa probité. Maintenant que je te tiens compagnie, je savoure ma vengeance en attendant ton exécution. Crois-moi, je m’amuse comme un petit fou, quel plaisir de t’observer douter, souffrir, te lamenter, te débattre comme un poisson hors de l’eau ! Vois-tu, les dieux s’ingénient à élever les héros le plus haut possible pour mieux se réjouir de leur chute. Toi, tu t’es hissé jusqu’au Palatin et malgré cela, tu es resté esclave. Ton ascension n’a pas mené bien haut, mais ta chute me grise.
  • Mais pourquoi m’en veux-tu à ce point, par Jupiter ! Qu’est-ce que je t’ai fait ? On ne se connaît pas !
  • Oh que si, Marcus Tullius Murena…

“Marcus Tullius Murena”. Ce nom suffit à le renvoyer vingt ans en arrière, avant qu’il ne rencontre Cybèle et ne devienne Halotus l’auréolé, à la demande de Claude. Ce nom qui lui a été donné lors de sa première naissance ressurgit à l’approche de sa mort. Ironie des dieux ! Il avait enfoui le souvenir de son ancienne vie comme on enterre un cadavre. Des images lui reviennent en tête, floues, désordonnées, la rue où il a grandi, ses amis, la silhouette de son père, massive, sans visage, les coups qui pleuvent d’en haut, son dos large, méprisant et menaçant…

  • Comment connais-tu mon nom ? demande-t-il.
  • Je savais déjà que tu n’étais pas malin, mais là, tu dépasses mes certitudes ! Je dois quand même te reconnaître une qualité : tu as eu de la chance, jusqu’ici, comme si une divinité te protégeait. Heureusement, elle t’a abandonné.
  • Je ne comprends rien !
  • Ça ne m’étonne pas.
  • Epargne-moi tes sarcasmes !
  • Lorsque je t’ai vendu au tonsor, je pensais que tu succomberais à la castration. Ces opérations aboutissent généralement à la mort du spadone. Toi, tu as survécu, une divinité quelconque a certainement plaidé en ta faveur. Je me suis rassuré en me convainquant que ton nouveau maître serait cruel envers toi et te ferait subir les pires sévices. Il n’en a été rien, au contraire. Mais j’ai su être patient et…
  • Attends, tu es en train de dire que tu es… mon père ? demande Halotus, incrédule.

Un sifflement accueille la réflexion du spadone.

  • Enfin une bonne déduction, Halotus-le-rusé ! Tu vois, quand tu fais un effort…
  • Pourquoi tant de haine ?
  • Comme tu es goûteur de ton état, je vais filer la métaphore culinaire pour que tu me comprennes bien. Imagine la vie comme un festin, où chaque émotion, chaque pensée, est un plat servi à notre table intérieure. Depuis le jour où ta mère nous a quittés, j'ai commencé à me nourrir de la douleur. Chaque larme versée, chaque écho de son absence, était un mets amer que je dévorais sans relâche. Au fil du temps, la douleur ne suffisait plus, elle était devenue insipide. C'est là que la haine est entrée en scène. Une haine insatiable. Une haine envers le fils qui l’a tuée en venant au monde, le fils qui a introduit la mort dans son ventre. Plus je te voyais grandir et t’épanouir, plus ma haine grossissait. Avec le temps, l’idée de la vengeance s’est invitée à ma table et ne l’a plus jamais quittée. Aujourd’hui, je me régale de ta propre douleur, je savoure.

Un sentiment d’injustice et d’incompréhension envahit Halotus et se traduit par une vague d’interrogations. “Comment mon père a-t-il pu en arriver à me haïr autant ? Jamais je n’ai demandé à venir au monde, jamais je n’ai souhaité la mort de ma mère ! Pourquoi m’en tenir responsable ?” Halotus arrête ici cette litanie inutile. Il sait que ces questions demeureront sans réponse et que ses paroles demeureront sans effet. Quand la haine dévore le cœur d’un homme, la raison s’efface. “Je ne veux pas devenir comme lui” pense-t-il. “Le peu de temps qu’il me reste à vivre, je ne veux pas le perdre à me justifier en vain”.

  • Alors, qu’en dis-tu ? le provoque son père. La haine te consume, hein ? Tu me détestes !

Face à l’absence de réponse de son fils, il insiste.

  • Alors, réponds ! Dis quelque chose ! Pleure ! Réagis ! Tu n’as pas le droit au silence, par Jupiter !

Tandis que son père proteste en hurlant dans le noir comme un loup sous la pleine lune, Halotus ferme les yeux et entre en lui-même, imperméable aux vociférations paternelles.

Une larme se faufile entre ses paupières et coule en silence le long de sa joue. C’en est fini pour lui. Dans une poignée d’heures, on viendra le chercher pour ce dernier voyage, un vol vers l'inéluctable, où son corps se désintégrera à l'impact. Peut-être rejoindra-t-il son maître, peut-être plongera-t-il dans le néant.

Tout espoir semble s'éteindre à présent.

Soudain, un éclat de lumière perce l'obscurité intérieure de ses paupières. Halotus les entrouvre timidement, ébloui par la soudaine illumination. Il porte la main en visière, plisse les yeux. Devant lui émerge une silhouette éthérée, baignée d'une lueur cosmique. Halotus la reconnaît immédiatement. C’est la plus belle des déesses, Cybèle. Sa tête est ornée de tours crénelées, elle siège sur un trône immense, sa robe descend jusqu'aux pieds. Son regard maternel le touche profondément. De chaque côté de son visage doux, ses cheveux flottent comme des filaments d'étoiles. Un deus ex machina, comme dans les tragédies grecques.

Halotus se frotte les yeux, mais l'image persiste. La voix lointaine de Cybèle murmure son nom.

  • Halotus…

Il répond, hésitant.

  • Oui, Mère ?

Dans le fond du cachot, son père s’exclame : “Tu parles tout seul maintenant ? La folie s’est emparée de toi ?”

Halotus ignore la moquerie et entend Cybèle répondre :

  • Ton heure n’est pas venue, tu dois te battre pour ta vie.

La confusion traverse les traits d’Halotus.

  • Mais comment ? Je suis condamné…
  • Un mensonge a été proféré, une vérité peut te sauver. Cette vérité émanera de la bouche de l’enfant. J’ai confiance en toi, mon fils, tu vas vivre.

Le sens des paroles divines échappe à Halotus, des questions brûlent ses lèvres. Il n’a pas le temps de les énoncer, Cybèle s'évapore et le laisse seul avec ses doutes. “Pourquoi les dieux choisissent-ils toujours de s'exprimer à travers des énigmes obscures ?” fulmine-t-il avant de chasser ces reproches de son esprit : “Au moins, ma Mère ne m’a pas abandonné, elle est venue me guider sur le chemin de la vie et de l’espoir. C’est à moi de reprendre mon destin en main”.

Chamboulé par la vision de sa déesse-Mère et excité par le défi intellectuel, l’esprit d’Halotus bouillonne, tandis que son corps tremble, paralysé par l’importance de l’enjeu et l’urgence de la situation.

De quel mensonge parlait Cybèle ? Quelle vérité évoquait-elle ? A quel enfant faisait-elle allusion ? Halotus repasse dans sa tête les événements récents à la recherche d’un indice. Des liens, des mots, des visages se tissent dans son esprit à une vitesse vertigineuse.

Soudain, une révélation. Un sourire éclaire son visage.

Il se lève malgré la douleur à sa cheville et frappe contre la trappe au-dessus de lui.

“Geôlier ! Je dois voir Britannicus !”

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