CHAPITRE 17
Déterminé à ne pas perdre un instant, Halotus prend le chemin le plus court vers la chambre de Néron. "Seul le futur empereur sera capable d’assurer ma protection", pense-t-il tandis que ses caligae martèlent le marbre froid. "Chacun de mes pas sonne comme un glas annonçant ma mort. Je n'ai pas une seconde à perdre", frissonne-t-il en imaginant l'ombre grandissante d'Agripinne s'élever au-dessus de lui.
Dans le dédale du palais, son esprit s’active alors qu’il passe sans y penser par des portes dérobées et des couloirs aussi secrets que sombres.
Il imagine les stratagèmes mis en place par Agrippine pour l’éliminer. Il n’a nullement l’intention de mourir écrasé par une statue mal scellée, de tomber par inadvertance sur la lance d’un prétorien, de succomber à la morsure d’un serpent lors de son sommeil, de mourir accidentellement, quarante couteaux dans le dos, de se pencher un peu trop près du rebord d’une arène et de tomber au milieu de la fosse aux lions, ou de se prendre les pieds dans une corde reliée à un bloc de marbre qui l’emporterait par malchance au fond du Tibre.
Ces scénarios le glacent d'effroi, mais à leur seule pensée, il accélère. A chaque pas, sa cheville, semblable à une courge, lui envoie des flots de douleur. Il serre les dents et poursuit.
S’exiler loin de Rome et se faire plus petit qu’un mulot, reste possible mais il écarte aussitôt cette éventualité. Nul doute qu’Agrippine utiliserait ses réseaux pour le retrouver, même au fin fond d’un village d’Armorique entouré de camps romains, au cœur des montagnes vertes de Thrace ou dans les sables brûlants de l’Egypte. Pour survivre, il doit demeurer au cœur des intrigues. “Garde tes amis près de toi et tes ennemis encore plus près, car c'est dans la proximité que se révèlent leurs véritables intentions.”, lui avait dit Claude, un soir où ils devisaient tranquillement. Si leurs discussions lui manquent, il constate que son père adoptif l’accompagne encore par sa sagesse, il vit dans son cœur. Halotus sourit à cette idée rassurante lorsqu’il parvient enfin aux appartements du prince.
Par la porte entrouverte, Halotus aperçoit Néron, en toge de soie blanche, étendu sur un lit de pourpre orné de plumes d'autruche. Cinq esclaves entièrement dévêtues et entremêlées l’entourent. Des parfums d’encens et de fleurs rares flottent dans l’air jusqu’aux narines d’Halotus, qui se retient d'éternuer. Il s’apprête à entrer lorsque Néron se lève, saisit une lyre en or et commence à déclamer, d’une voix rauque et avinée : “O, divines courtisanes, vous êtes mes muses de la décadence ! Vous m’inspirez ! Toi, euh, machine, avec ta peau couleur d’ébène et toi à la peau dorée comme un pain sorti du four, ou toi, encore, qui semble avoir été sculptée dans la glace ! Vous allez goûter au plaisir rare d’être fécondées par un dieu ! ” Néron accompagne ce poème d’une mélodie discordante. Les jeunes femmes échangent des regards perplexes alors que Néron danse autour du lit et que ses esclaves applaudissent mollement dans un mélange de gêne et de soumission.
Halotus hésite à entrer. Il se questionne sur la pertinence de demander sa protection à cet individu dévoyé, inconstant et parfois ridicule. Mais il sera bientôt l’homme le plus haut placé de Rome, le seul à pouvoir tenir tête à Agrippine… et c’est un esprit jeune et malléable, facile à manipuler, surtout par une personne “beaucoup plus habile qu’Agrippine le pensait”. Il sait qu’il devra affronter la Sorcière sur le terrain de la ruse et de la manigance, mais cela ne l’effraie pas. Au contraire, le défi l’excite.
Un éclat de rire strident arrache Halotus à ses réflexions. A quelques pas de lui, Néron déchire sa toge et dévoile sa nudité sous les exclamations exagérées des esclaves. D’un geste théâtral, il saisit une plume d’autruche, se penche en avant et l’approche de son fessier blanc et rebondi.
La patience d’Halotus a atteint ses limites. Il se racle la gorge pour attirer l’attention.
Néron interrompt son action, se redresse, ses cheveux roux collés aux tempes par la sueur. Ses yeux bleus écarquillés fixent Halotus avec surprise. Sa bouche grande ouverte laisse place à un large sourire.
- Ah, ce brave Halotus, quelle surprise ! Tu n’es donc plus accusé du meurtre de ce vieux singe ?
- Salve, auguste Néron ! Oui, je suis libre, dans tous les sens du terme, et plus blanc que les bras de Junon !
- Voilà une étonnante nouvelle ! On a donc mis la main sur le coupable ?
- L’enquête suit son cours, ment Halotus.
- Ah, bon.
Halotus juge le sujet glissant et profite de la capacité d’attention limitée du prince pour l’amener sur un autre terrain.
- Je vois que tu es bien accompagné. Ces charmantes dames ont de la chance de fréquenter un dieu à la voix si céleste.
- Veux-tu te joindre à nous ? propose Néron, un sourire gourmand aux lèvres, avant d’ajouter : ah, mince, j’avais oublié qu’il te manque de quoi satisfaire les besoins de ces dames, voire les miens si le désir m’en prend !
Halotus grince des dents mais tente de sourire, conscient qu'il doit jouer le jeu pour négocier. Il le méprise, mais il a besoin de lui.
- On peut offrir du plaisir de bien d’autres manières, ô disciple de Priape et fils de Bacchus. Sache qu’un goûteur maîtrise sa langue et la rondeur de ses lèvres comme personne.
- Bien envoyé ! Allez, approche-toi.
Halotus ne bouge pas. Il n’a aucune envie de se joindre à leurs ébats, il n’est pas ici pour cela.
- O, protégé d’Apollon, je serais honoré de partager ces réjouissances avec toi, mais auparavant, je dois te parler d’une affaire importante.
Le visage de Néron se crispe, ses muscles se raidissent, le bleu de ses yeux refroidit. En un clin d'œil, l’artiste débonnaire et insouciant se métamorphose en un homme violent et imprévisible. “Je l’ai froissé en le ramenant à la réalité”, pense Halotus. “Je dois me méfier”.
- Tu veux parler de ton entretien secret avec Mère ?
Coup de tonnerre dans l’esprit d’Halotus, qui écarquille les yeux de surprise. “Comment a-t-il pu être informé ? A quoi bon mentir, il vaut mieux d’abord savoir ce qu’il sait. “
- En effet. Agrippine t’a mis au courant ?
- Oh, non, répond Néron d’un air déçu. Je sais seulement que tu l’as vue. Mon espionne me l’a rapporté.
Néron désigne une des femme allongées sur le lit, Halotus reconnaît l’une des esclaves d’Agrippine.
- Malheureusement, cette écervelée ne connaît pas notre langue et je n’en sais pas plus, alors tu vas me dire ce que tu faisais avec Mère ou je te tranche la gorge !
Malgré la menace, Halotus soupire de soulagement. La faille qu’il espérait vient de s’ouvrir comme par magie, il n’a plus qu’à s’y engouffrer. La mère et le fils se méfient l’un de l’autre, cette nouvelle vaut de l’or.
Halotus feint la surprise en exagérant les aigus de sa voix
- Comment, ô, princeps, ta mère ne t’a pas encore prévenu ?
- Princeps ? Je ne le suis pas encore, cela fait des jours que ma mère me fait languir, j’ignore pour quelle raison.
- Je pensais que tu serais le premier au courant. J’ai surpris une conversation entre Burrus et ta mère, ils parlaient de la date de ton couronnement.
- Burrus ! Le cerbère de ma mère ! Ils parlent dans mon dos !
Vexé, Néron se met à arpenter la pièce comme un lion en cage. Son visage rouge de colère contraste avec la blancheur de son corps.
Halotus enfonce le clou de la jalousie.
- Ta force exceptionnelle, doublée d'une intelligence rare n’ont d’égal que ton talent poétique.
Halotus prend le temps de savourer l’effet de ses flatteries sur le visage radouci de Néron. Cet idiot accueille les moqueries comme des compliments
- Tu es bien plus qu'un empereur en devenir, Néron. Ta mère, malheureusement, est aveugle à cela. Elle te couronnera empereur, certes, mais en coulisses, elle tricotera un fil invisible pour te piéger, elle a d’ailleurs déjà commencé son ouvrage, tu as constaté qu’elle dissimule des secrets alors que tu n'as même pas encore touché le trône. Elle te voit comme un enfant, alors que tu es déjà un dieu ! Elle rêve de te transformer en marionnette, tout comme elle l'a fait avec Burrus. Tu resteras dans l'ombre, toujours le dernier à connaître ses véritables intentions. À la fin, c'est elle qui dirigera, et les annales de ton règne ne garderont que l'image de ta mère manipulatrice et d’un empereur effacé.
Halotus, le poing levé, les mâchoires serrées, conclut son discours aux accents politiciens :
- Tu n’es pas digne de ça !
Néron approuve gravement, la flamme de la révolte brillant dans ses yeux.
- Quand je serai empereur, je vais lui faire payer cet affront !
- Patience, ô dieu parmi les dieux, le tempère Halotus. C’est justement la raison de ma visite. Je suis là pour te conseiller. Tu ne dois pas affronter ta mère de face, mais combattre avec ses armes. Laisse-la prendre confiance et croire que ses plans se déroulent comme prévu. Alors, quand elle ne s’y attendra pas, tu agiras. Tu es impétueux, puissant, comme Jupiter. Je suis calme et rusé, comme Mercure. Tu es le feu, je suis la glace. Je tempèrerai tes ardeurs. Ensemble, nous serons invincibles. Agrippine a son Burrus et toi tu auras ton Halotus, fidèle et dévoué. Laisse-moi devenir tes oreilles, ton palais, ton conseiller loyal, ton informateur. Contrairement à ton espionne, je parle plusieurs langues, je suis discret, je connais le palais mieux que ma poche. Plus rien n’aura de secret pour toi, tu seras toujours le premier informé. Ensemble, nous serons la force qui éclipsera les intrigues et déjouera les machinations. Prépare-toi, ô empereur, à gouverner avec sagesse et à ériger un règne qui fera trembler même les dieux. Je ne laisserai pas ta mère te manipuler !
“Car c’est moi qui te manipulerai”, complète Halotus, mentalement.
- Que demandes-tu en échange de tes services ?
- Seulement ta protection et l’assurance que tu ne laisseras jamais ta mère me faire du mal.
- Voilà qui n’est pas cher payé ! Tu m’as convaincu, Mercure !
- J'en suis heureux, ô Jupiter !
Halotus lève son poing et frappe doucement son cœur pour sceller son alliance et surtout pour éviter l’étreinte que Néron s’apprête à lui proposer.
Néron sourit de toutes ses dents et improvise une chanson qu’Halotus écoute distraitement.
Il pense déjà à la suite.
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