Chapitre 8:
Chapitre 8 :
Le soleil commençait à décliner à l’horizon alors que Gabrielle s’endormait. Sa tête ballottant au rythme du train qui roulait rapidement vers la mer.
En début d'après-midi, elle avait embarqué pour Dieppe, en compagnie de Pierre, afin de rejoindre Armand dans sa maison de campagne. Tous avaient décidé de prendre un peu de vacances, quelques jours loin de Paris pour découvrir la Normandie et surtout pour ne plus penser au travail et au quotidien. La canicule s’était abattue sur la capitale, rendant l’atmosphère étouffante. L'été était là, et il n'avait qu'à peine prévenu de son arrivée, Paris n'avait pas eu le temps de s'habituer à la chaleur de retirer les couches de vêtements pour prendre un peu l'air que déjà, il fallait lutter pour éviter le moindre rayon brûlant à chaque coin de rue. Pierre supportait très mal la chaleur, rendant ses journées au tribunal ou au bureau difficiles, tous les ventilateurs et les compresses d’eau fraîche n’y pouvaient rien. L'affaire piétinait et rien ne se passait, voilà que même la nature se retournait contre lui. Il avait donc décrété qu’il avait besoin de vacances. Armand n’avait rien eu a redire la dessus et organisa leur voyage, réservant les billets de train pour Pierre et Gabrielle, envoyant Louise et quelques domestiques tout de suite vers sa maison au bord de la mer pour préparer leur arrivée.
Et à peine quelques jours plus tard, voilà que Gabrielle était là, dans cette locomotive qui la berçait doucement la rapprochant à chaque minute de la mer. Voilà des années qu'elle n’avait pas vu la Manche, c’était sûrement une très bonne idée. Mais pour le moment, elle avait chaud, si chaud que même son éventail ne lui donnait presque plus d’air. Il lui tardait d’arriver pour ne plus avoir à être assaillie par les odeurs corporelles intenses des autres voyageurs et profiter à la place du parfum délicat d’Armand.
Soupirant, Gabrielle se remémorait la soirée délicieuse qu’elle avait passée avec leur hôte à l’Opéra pour voir Coppelia, des moments parfaits avec une personne agréable et cultivée. Armand s’était montré irréprochable jusqu’à ce qu’il la raccompagne chez elle; Aucune remarque désagréable, aucune attitude déplacée. Elle avait pu profiter de la musique, des danseurs, de l’histoire, de l’ambiance avant et après le ballet. Être au milieu de toutes ses personnes si bien habillées, si intéressées par le spectacle, elle n’était plus tellement habituée; depuis qu’elle avait commencé à fréquenter Pierre, Gabrielle n’avait plus vraiment pris le temps de sortir. Après tout, est—ce qu’il était bien vu pour une jeune femme sur le point de se marier de sortir seule? Surement pas, et surement autant que de sortir avec le meilleur ami de son fiancé... D’un sens, elle s’en moquait bien, n’ayant pas vraiment eu de réputation dans le Monde, ni réellement d’amies avec qui partager tout cela. Mais peut—être que cela importait à Pierre? Il était venu dîner chez son oncle la veille, tous ensemble avaient fixé la date du mariage. Une pointe vint lui vriller le ventre alors qu’elle se rappelait que le compte à rebours avait commencé. Elle serait mariée le samedi 18 août à Pierre. Comme elle avait pu, elle avait essayé de retarder l'échéance, mais son oncle s’était enthousiasmé pour un mariage en plein été, à la campagne, sur une thématique champêtre. Dès que la date avait été validée, elle n’avait plus rien dit, se demandant si quelqu’un allait remarquer son manque d’entrain. Mais rien, personne. Pierre lui s’était évidemment montré courtois et charmant avec eux, discutant et prenant du temps avec Alphonse, puis elle. Gabrielle n'avait presque rien mangé, luttant avec le nœud dans son estomac pour le forcer à accepter une bouchée par-ci ou par-là...
Elle devrait vraiment épouser cet homme.
La nausée pointait son nez, et ce n’était sûrement pas seulement le roulis du train qui la mettait mal à l’aise, ou bien l’odeur puissante de transpiration, ou de cigare froid de Pierre. Les yeux perdus dans la campagne normande, Gabrielle tentait de fixer son attention ici et là sur un cours d’eau, puis sur un clos masure, mais le train commençait à ralentir, arrivant lentement sur Dieppe.
De longues minutes plus tard, elle débarquait à quai avec Pierre portant leurs valises. Et à peine se dit-elle qu’ils ne pourraient jamais tout transporter jusqu'à l'extérieur que deux domestiques virent à leur rencontre, Gabrielle les reconnut et fut bien soulagée qu’Armand leur avait fait envoyer de l’aide. Dehors une berline attendait les voyageurs, et l'on chargeait déjà leurs malles.
Immédiatement Gabrielle inspira longuement l’odeur de la mer, qui ne devait plus être très loin. Pierre expliqua à Gabrielle qu’il leur restait une bonne heure de voyage pour rejoindre la maison d’Armand. Elle ne disait plus rien, depuis la veille d’ailleurs, sans pour autant bouder ou être de mauvaise humeur… juste, elle n’avait plus rien à dire. Maintenant que la voiture à chevaux s’était élancée sur les pavés de Dieppe, elle profitait de la vue. Ils devaient rejoindre un petit village appelé Varengeville-sur-mer, le nom lui était totalement inconnu et l’idée d’être dans un endroit loin de tout lui plaisait beaucoup.
Rapidement, ils sortirent de la ville pour rejoindre de petits chemins de terre. Paris était bien loin et c’était un ravissement. L’air était frais et délicat, l’odeur de la mer se mêlait à celui de la campagne. Parfois l’odeur de terre, parfois celle du foin fraîchement coupé, puis parfois l’odeur moins délicate des fermes alentour. La région était très belle, très peu urbanisée. Les maisons avaient d'immenses terrains, des fermes pour la plupart. Les petites gens semblaient se vêtir comme au siècle dernier, mais ne semblaient nullement impressionnés par la rutilante berline tirée par deux chevaux de race. Il y avait beaucoup de champs, mais aussi des bosquets, des petites forêts. On croisait ça et là quelques troupeaux de vaches tachetées de marrons, parfois quelques moutons. Ce simple voyage était vivifiant, voir autant de vert, autant d'arbres et de nature lui donnait l'impression de revivre.
Après avoir été secouée pendant près d’une heure dans les chemins cahoteux de la campagne, la berline s’engagea sur un tout petit chemin bordé de forêt. Tout au bout, il y avait une arche en fer forgé couverte de glycines à peine fleuries; sur le côté, elle vit une plaque dorée où était gravé « Manoir des Aurores ».
Puis relevant la tête elle eut le souffle coupé.
Si la demeure parisienne d’Armand était du plus grand chic et relevant presque de l'exceptionnel, celle-ci n’était que broutille à côté du Manoir. Un édifice normand s’élevait sur trois étages, niché entre la forêt et un parc à l’anglaise. Gabrielle n’était pas familière des maisons à colombages, mais elle fut sur le champ sous le charme. C’était à la fois intimiste et grandiose. Encore une fois, l’endroit lui parlait beaucoup et en disait plus sur Armand que ce qu’il voulait bien faire voir à tous. Plusieurs cheminées s'élevaient du toit en tuiles marrons foncées. La maison possédait une sorte de tour qui était imbriquée à l'angle des ailes de la maison. Elle pouvait apercevoir un jardin d'hiver, en fer forgé blanc et aux vitres brillant sous le soleil. Les fenêtres aux petits carreaux étaient presque toutes ouvertes. Gabrielle serra ses mains l'une contre l'autre, peinant à cacher son émoi: cette maison était réellement sublime.
« Un bien bel endroit, n’est-ce pas?
— Je comprends pourquoi vous avez tant insisté pour venir… »
Le soleil était en train de se coucher quand elle descendit de la berline. Puis comme happée, elle avança soudainement dans le jardin, seule, suivant un chemin de gravillons. La bouche entrouverte, prise par l’émotion elle ne pouvait plus s'empêcher de marcher vers ce qu'elle avait aperçu après avoir posé le pied par terre.
« Gabrielle?»
Face à elle, le soleil plongeait dans l'océan, se reflétant à l’infini en volutes dorées et orangées, filant aux rythmes des vagues. Au bout du jardin, elle se tenait là, comme tout au bout du monde, en haut de la falaise qui délimitait la propriété d’Armand. Le vent de la mer venait s’engouffrer dans ses cheveux, dans sa robe, caressant tout son corps, la faisant se sentir plus vivante qu’elle ne l’avait jamais été. Tout était parfait, du bruit des vagues qui venaient s’écraser sur les rochers, à l’odeur d’iode qui lui remplissait les poumons. Puis la vue, la douceur de l’air… Soudain, elle oublia tout, le mariage, Pierre, Paris, même Armand… Comme si l’immensité de la mer absorbait tous ses ennuis. Son corps tout entier s'allégeait à mesure que l’air marin l’emplissait. Il n’y avait plus rien que l’eau face à elle, plus que le vide et l’infini à perte de vue. Et cette lumière qui dansait sur les flots, si brillante, si intense.
Elle resta de longue minutes à profiter du spectacle, voyant les rayons du soleil changer de couleur de seconde en seconde jusqu’à disparaître complètement à l'horizon, comme plongeant sous la mer.
Gabrielle soupira longuement avant de se retourner pour rejoindre le Manoir. On devait sûrement l’attendre et ce qu’elle avait fait était fort peu convenable, mais Armand et Pierre ne lui en tiendraient pas rigueur. Ce n'était pas leur genre.
Les chaussures légèrement mouillées de rosée, elle regagna l’entrée du Manoir, où Louise l’attendait. Celle-ci lui sourit avec douceur.
« Je ne pouvais pas rater un tel spectacle, expliqua-t-elle, se sentant un peu bête.
— Je vous comprends, même après toutes ces années je n’en suis toujours pas lassée. Venez mademoiselle, je vais vous conduire jusqu’à vos appartements.
— Merci, Louise.»
La gouvernante l’invita à la suivre à l’intérieur. Pas d’Armand en vue.
Mais ici, du bois, des tapisseries, du parquet ancien, un escalier en chêne. L’entrée n’était pas très grande, sûrement pas l’entrée principale. Louise lui fit monter deux étages avant de l’emmener dans un couloir tortueux. Le sol ne semblait pas parfaitement droit, des poutres habillaient le plafond et aux murs, des gravures, des guéridons où étaient posés des vases vides, des lampes à pétroles. Gabrielle adorait l'ambiance, la décoration de l’endroit.
Enfin, Louise la fit rentrer dans une chambre où ses valises l'attendaient. Gabrielle sentit son coeur se gonfler de joie, au fond de la pièce, une porte fenêtre était ouverte sur un petit balcon, avec vue sur la mer et la falaise.
« C’est la plus belle chambre du Manoir, vous avez de la chance. C’est toujours un bonheur de la préparer. Vous allez pouvoir profiter de la vue. Cette porte donne sur un cabinet de toilette, il n’y a pas l’eau courante, mais vous aurez toujours de l’eau à disposition, et au besoin tirez cette corde, elle sonne chez nous.
Louise lui montrait la petite pièce. On avait préparé des draps de toilettes propres, un nécessaire à toilette, il y avait même une baignoire en émail sur pieds.
— Ici vous trouverez un boudoir réservé à votre usage personnel.»
Louise ouvrit une nouvelle porte, tout à côté de l’autre. Toute émerveillée, Gabrielle entra à son tour. Quel merveilleux endroit! Tout était couleur lin et vert pâle, s’accordant avec douceur aux poutres et colombages. Elle avait même une cheminée et une petite bibliothèque.
Louise l’incita à revenir dans la chambre pour prendre son manteau de voyage, son chapeau et ses chaussures. Elle insista une fois de plus sur le fait qu’elle était à sa disposition avant de se retirer en fermant la porte.
Gabrielle se retrouva seule dans la chambre, au calme. Tout était à son goût, c’était si différent des chambres de l'hôtel particulier de Paris. Ici, tout était plus champêtre, plus doux. C’était luxueux et à la fois très simple. Une fois encore, tout était lin et vert d’eau. Un bouquet de fleurs avait été disposé près de la fenêtre, sur une petite table. Des iris violets.
Le lit à baldaquin avait été préparé de draps sentant encore le soleil et le savon frais, et dessus elle découvrit plusieurs paquets. Curieuse et heureuse, elle s’approcha pour les ouvrir. Sur le premier, il y avait un carton, elle reconnut de suite l'écriture délicate d’Armand.
« En espérant que tu as fait bon voyage, voici quelques cadeaux de bienvenue.»
Écartant doucement le papier de soie bleu, Gabrielle découvrit une broche dans un écrin de velours noir: trois fleurs blanches de pensées semblant être faite d’opale, un pétale à chacune était couvert de pierres blanches et brillantes. Gabrielle n’avait pas les mots pour apprécier le cadeau qu’on lui faisait, à la fois touchée et gênée de tant d’attention.
Dans la boîte suivante, elle découvrit une paire de gants montant en dentelle blanche, d’une délicatesse infinie. Enfin pour finir, un loup fait de la même dentelle retenu par un ruban. Gabrielle ne chercha pas longtemps d'explication à ce dernier cadeau car une carte d’invitation à un bal masqué était jointe. Pour dans trois jours, ici même.
Gabrielle s’assit sur le lit, en regardant encore et encore la broche. La douleur dans son ventre ne la quittait plus… Armand était sûrement juste quelqu’un de très généreux et attentif avec ses amis et proches. Mais malgré tout, ses attentions la touchaient tout particulièrement et elle ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’il ne faisait cela qu’avec elle… Souriant avec tristesse, elle se releva pour déballer ses vêtements et s’installer pour la semaine à venir. Elle aurait bien le temps de penser à tout cela. Elle se voyait déjà aller marcher le long de la mer, sur la plage et sur la falaise, profiter de la campagne pendant de longues marches ou lire dehors dans le jardin.
A mesure que les minutes passaient, Gabrielle sentait comme une sorte d'anxiété monter. Elle était là à ranger ses vêtements et ses affaires personnelles, il y avait aussi Pierre qui devait être non loin, en train de faire de même ou quoi d’autre encore? Peut-être qu’une domestique l’attendait bien gentiment dans la chambre… Elle prit le temps de passer dans la pièce de toilette pour se passer un peu d’eau sur le visage et se rafraîchir suite au voyage surchauffé dans le wagon du train. L’air ici était bien plus agréable, il devait faire presque dix degrés de moins. Elle remit une pointe de parfum dans le creux de son cou avant de sortir et épingla la broche à son chemisier pour rejoindre Pierre ou son hôte.
Retour au couloir où, cette fois, elle devait s’orienter seule. La lumière était très approximative et dehors le soleil avait fortement décliné. Il devait être tard, l’heure du dîner était largement dépassée et elle se rendit compte qu’elle avait vraiment faim.
Au bout du couloir, elle retrouva l’escalier pour descendre au rez-de-chaussée, une fois en bas, il ne lui restait que deux choix: soit aller sur sa droite, où donnait une porte close, ou bien à sa gauche, ou une galerie s’enfonçait vers plusieurs autres portes. La galerie lui sembla une bonne solution à sa droite, tout était vitré donnant sur le jardin, à sa gauche d’abord un vestiaire, puis une grande salle de réception, vide. Puis, elle tourna la tête sans trop savoir pourquoi vers l’extérieur, et elle vit enfin Armand. Là, debout en train de discuter avec Pierre, devant le jardin d’hiver où avait été dressé une table pour eux deux. Armand la regardait tout en écoutant son vis à vis, les bras croisés sur une chemise à jabot noire, légèrement ouverte au col, les cheveux détachés, beau, divinement beau. Gabrielle sourit à Armand, avant de retourner vers la porte d’entrée pour les rejoindre. Un repas léger les attendait, fait de crudités, de sandwichs anglais, de viandes froides et d’un magnifique pain de campagne. A l’intérieur du jardin d’hiver, de nombreux candélabres avaient été allumés, de même que sur la table posée sur la terrasse. Une bouteille de vin était déjà ouverte, entamée par Pierre qui avait enfin remarqué l’arrivée de Gabrielle.
« Eh bien enfin! Que faisais-tu?
— Je me rafraichissais et installais mes affaires.
— Tu aurais pu demander à une domestique! s’écria Pierre.
— Non, tout va bien, je sais encore ranger un vêtement dans une armoire.
Armand ne dit rien jusque là, avant de prendre la main de Gabrielle pour la saluer.
— Bienvenue au Manoir des Aurores, Gabrielle. Tu as fait un bon voyage?
— Oui, très bon, j’aime beaucoup le train, bien qu’il ait fait très chaud.
— Ici l’air est plus respirable, il y a toujours du vent au bord de la mer! sourit Armand.
— Oh oui ! Dis-moi comment as-tu pu trouver un endroit pareil! Ce manoir est magnifique.
— Héritage familial, je l'ai évidement gardé. J’aime la tranquillité, la mer et la Normandie, cet endroit était fait pour moi.
— Tu es vraiment très déconcertant, fit Gabrielle, le pensant vraiment.
— Tu n’imagines pas à quel point, sourit Armand, parlant doucement à sa seule intention.
Puis il se retourna pour les inviter à s’avancer vers la table.
— Bref, je vais vous laisser passer à table, vous devez avoir faim.
Gabrielle s’installa, laissant Pierre lui tirer sa chaise avant de voir Armand s’installer, sans assiette devant lui.
— Tu ne dînes pas?
— J’ai déjà mangé.»
Pierre et Armand entamèrent une discussion à propos des travaux d'aménagement du jardin et en particulier de l’écurie un peu plus loin. Gabrielle commença à manger tout en les écoutant.
Elle se sentait vraiment bien ici, tout était si calme, si parfait. Au loin elle entendait les vagues s'écraser sur la plage de galets, les mouettes, l'air était doux et vivifiant. Ici, elle se sentait étrangement en sécurité, très loin de tout ce qu'elle connaissait, de sa vie quotidienne. Elle aurait pu en oublier sa maladie, mais le voyage en train dans la chaleur moite n'avait pas aidé. Pourtant, ce séjour serait bien l'occasion de se reposer, de profiter de la mer et du soleil, qui avaient toujours un effet radicale sur sa santé et sa peau.
Pierre avait entamé un cigare, et Armand buvait sans se presser un verre de vin, c'est comme si le temps avait ralenti pour eux trois. Son fiancé semblait déjà bien plus calme, il évitait les sujets relatif au travail, ne discutant avec Armand que de chevaux, d’artisans ayant travaillés sur la toiture ou l'écurie. Elle tentait tant bien que mal de regarder autour d'elle, et d'éviter de fixer Armand trop longtemps.
Tant et si bien, qu'elle sursauta quand Pierre se leva, faisant racler sa chaise dans les graviers.
« Allez, je vais me coucher, bonne nuit à vous deux. A demain. »
Armand répondit platoniquement et finit son verre tandis que Pierre disparaissait par le jardin d'hiver.
« Louise m'a dit que tu étais tombée amoureuse de la vue, remarqua-t-il, d'une voix calme.
— En effet, sourit Gabrielle largement. Je n'ai pas pu me retenir d'aller voir au bout de la falaise. Tu vas trouver ça idiot, mais cet endroit m'a envoûté.
— Tu ne serais pas la première. C'est très dépaysant il faut dire.
— A côté de Paris, c'est sur. Mais, la plage dans le sud était elle aussi dépaysante, pourtant ce n'est pas comme ici. On dirait que tout est plus sauvage, plus hostile. Une maison à quelques centaines de mètres d'un précipice de cette hauteur, ce n'est pas commun !
Alors qu'elle disait cela, Armand se leva.
— Viens avec moi, nous allons visiter.
— Mais il fait nuit ? S'exclama Gabrielle.
— Je vais prendre une lanterne, ne t'en fais pas. Et si tu as peur de tomber, tu peux toujours prendre mon bras.
Il savait, il ne pouvait que savoir l'effet qu'il avait sur en disant cela. Malgré tout, elle s'était levée et rejoignait Armand qui avait récupéré de la lumière. Sans demander son reste, il lui tendit son coude, d'un air de défi. Gabrielle leva les yeux au ciel, mais s'exécuta.
— Vivre au bord d'une falaise à ses avantages, je peux jeter par dessus bord les invités qui m'ennuient, lâcha Armand d'un air bien trop sérieux.
Gabrielle éclata de rire.
— Je n'en crois pas un mot !
— Vraiment ? Demanda Armand, levant un sourcil.
— Non. A Paris, tu peux quasiment jeter à la Seine par la fenêtre les gêneurs, et pourtant je n'ai jamais vu Pierre s'envoler !
Cette fois, c'est Armand qui se fendit d'un rire incroyable, Gabrielle s'en sentit à la fois très fière et désarmée par ce que ça créait en elle.
— Bien vu ! Armand soupira longuement. Voudrais-tu que je jette Pierre ici ?
— Voyons, c'était de l'humour, s'empressa de répondre Gabrielle.
— Comment est-il en ce moment ?
— Il n'est pas désagréable, c'est déjà très bien.
Armand ne répondit rien, mais lui montra plusieurs massifs de fleurs, de buissons taillés, l'entrée du jardin à l'anglaise, l'emplacement des bancs tout en déambulant dans une pénombre pas si gênante que ça. La lune n'était pas pleine, mais leur permettait d'avoir une bonne visibilité.
— Si tu n'avais pas été Armand de l'Estoile, qu'est-ce que tu aurais aimé être ? Demanda-t-elle sans le regarder, examinant les rosiers dont les boutons étaient clos.
— Qu'est—ce que c'est que cette question ? Sourit Armand.
— Une question comme une autre. Tu ne te demandes jamais ce qu'aurait pu être ta vie si tu n'avais pas fait certains choix ?
— Si, bien sur que si, répondit-il gravement.
— Alors, dans une monde idéal, dans l'époque que tu souhaites, qui aurais-tu aimé être ?
— C'est difficile de te répondre de but en blanc comme ça... Toi, commence, j'aurais le temps de réfléchir en attendant.
Armand la conduisit jusqu'à l'écurie, il y avait quelques lampes électriques au plafond que l'on pouvait allumer.
— Il y a des jours, je me dit que j'aurais aimé être un homme, commença-t-elle.
— Qu'elle drôle d'idée... remarqua Armand en allant caresser un cheval qui venait de sortir sa tête de sa stabulation.
— Pourquoi ça ?
— Les hommes sont des imbéciles.
— Tu aurais aimé être une femme ? Demanda Gabrielle.
— Pourquoi pas, mais je n'aurais pas pu aimer les hommes.
— Ooohh je vois, rit un peu Gabrielle. C'est surprenant de voir que chacun de notre côté nous envions la place de l'autre, je pense que tu n'aimerais pas être la chose de quelqu'un.
— Tu as parlé d'un monde idéal il me semble non ? Remarqua Armand.
Gabrielle opina du chef, surprise.
— Oui, c'est vrai. Bon dans un monde idéal tu as peut-être raison. Alors dans ce monde, oui je serais une femme. J'aurais fait de longues études, où j'aurais tout appris à propos de la science, de l'astronomie, des langues, … Je serais outrageusement diplômée, et j'aurais pris la mer pour découvrir le monde, rencontrer des civilisations lointaines. J'aurais mon propre bateau, une fortune rien qu'à moi que j'aurais dilapidé pour des chevaux rares, des livres anciens, des spectacles, des ballets en Russie. J'aurais une maison, à moi, au bord de la mer, loin, très loin de la première ville. Pourquoi pas ailleurs qu'en France ? Je ne me serais évidement pas mariée, et je vivrais une passion avec deux ou trois amants dans toute ma vie.
Armand rit avec elle à cette dernière phrase.
— Deux ou trois amants en même temps ? S'exclama-t-il.
— Non ! Voyons ! Ne me prends pas pour ce que je ne suis pas ! Répondit-elle bien trop vite, gênée.
— Je demande des précisions c'est tout ! Rit toujours Armand.
Gabrielle caressait un cheval qui ne cessait de donner des coups de museau à son épaule.
— Voilà ma vie de rêve !
— Ça serait un vie magnifique, confirma Armand.
Gabrielle pinça les lèvres un instant, voyant dans les yeux d'Armand un sentiment ressemblant à de la pitié. Mais il ne dit rien, ne fit pas de remarque.
— Je sais, c'est bien loin de ce que je vis aujourd'hui, s'empressa-t-elle de répondre.
— Je n'ai rien dit.
Ils se regardèrent en silence.
— Et toi, alors ? Tu as pu réfléchir ? Demanda Gabrielle.
— J'aurais aimé être pianiste. Composer et jouer ma musique. Peut-être vivre de ça, peut-être même faire fortune grâce à mon talent. Voyager partout pour me produire, sur de grandes scènes ou des toutes petites salles. Puis tomber fou amoureux d'une de mes admiratrices, en faire ma muse, puis tout abandonner pour vivre avec elle au fond d'une foret avec nos enfants, et mourir dans mon sommeil à un âge canonique.
Gabrielle le regardait comme si elle le voyait pour la première fois, parce que cette fois, il venait de lui donner quelque chose de lui. Sans chercher à se cacher ou noyer le poisson.
— L'amour ne devrait pas être un rêve inaccessible pour toi, je ne vois pas pourquoi dans cette vie tu ne peux pas t'approcher de cette vie rêvée ? Remarqua-t-elle.
— C'est vrai. Mais j'ai déjà vécu un amour comme cela, et ça ne s'est pas très bien fini.
— Tu n'es pas vieux, ce n'est pas comme si tu ne pouvais pas trouver celle qui pourrait t'aimer sans mesure.
— Oui, répondit Armand d'une voix blanche. Et toi, pourquoi pas de rêve d'amour dans cette vie rêvée ?
— Oh je ne sais pas, soupira Gabrielle, avançant un peu. Je me suis habituée au fait que l'amour n'était pas une chose pour moi, j'imagine que cela doit ressortir même dans mes rêves.
— Pourquoi est-ce que ça ne serait pas pour toi ?
Armand la suivit et il sorti de l'autre côté de l'écurie, rejoignant un terrain s'étendant à perte de vue le long de la falaise.
— Armand, regarde-moi, je rebuterais le premier homme qui aurait envie de me mettre dans son lit au moment où il me retirerait mes vêtements.
— Te penses-tu si repoussante ?
— Je ne pense rien ! C'est un fait voyons, regarde ça, s'exclama Gabrielle en remontant ses manches, regarde mes bras, regarde mon cou, j'en suis recouverte, les jambes, le dos, le ventre ...
Voilà qu'elle était là, dans le noir à se débattre contre elle-même, se donnant en spectacle devant Armand qui n'avait rien demandé. Gabrielle se gêna toute seule et commença à baisser ses manches.
— Je suis désolée, je n'aura...
Mais Armand lui coupa la parole, non par ses mots, mais par ses gestes. Sans prévenir il s'était rapproché d'elle, posant ses mains sur ses avants bras nus et planta ses yeux dans les siens pour appuyer son propos :
— Il n'y a rien chez toi qui ne va pas, souffla-t-il très sérieusement.
Son cœur s'était mit à battre si fort qu'elle était certaine qu'Armand pouvait l'entendre dans sa poitrine. Il était si près, il la touchait. Il la touchait et ne retirait pas ses mains. Gabrielle ne savait plus ce qu'elle ressentait : de la gêne ? De la colère ? Des sentiments ?
Son estomac était si douloureux qu'elle avait l'impression d'avoir une chape de plomb dans le ventre.
— Je ne dis pas cela pour être gentil, Gabrielle. Et excuse-moi si mes propos sont déplacés, mais tu une femme magnifique, tu es parfaite de la tête aux pieds.
Ses genoux s'étaient mis à trembler et Gabrielle n'arrivait plus à soutenir le regard d'Armand tant ses joues la brûlaient. Maladroitement, elle tenta de défaire de son contact et s'éloigna.
— Je suis désolé, j'ai dépassé les bornes, dit alors rapidement Armand.
— Non, non, tu … Je ne suis pas très habituée au contact des autres, des hommes... C'est moi qui suis désolée de t'avoir fait une scène.
— Tu n'as pas fait de scène, Gabrielle. Je me mets à ta place, et je comprends tes peurs et ton malaise. Tu n'as pas à t'excuser quand tu me permet de comprendre un peu mieux ce qu'il y a en toi. Qui serais-je si je me moquais ou étais outré par le fait que tu m'ouvres une partie de qui est vraiment...
Armand s'approcha de nouveau et posa une main réconfortante sur ton dos.
— Oublions tout cela et rentrons, tu veux ? Tu as fait une longue route et tu es fatiguée.
Gabrielle réalisa à quel point il avait raison et eu l'impression de ployer un peu sous tout ce qui lui pesait.
— Oui... Ils commencèrent à marcher, sur le chemin du retour quand elle ajouta. Et merci...
— Tu n'as pas à me dire merci pour être quelqu'un de normal.
— Je peux t'assurer que tu n'es pas une personne normale... souffla Gabrielle, trouvant que cela sonnait presque comme une insulte.
— Merci à toi aussi alors.
— Si tu veux, mais pourquoi ? Sourit-elle
— Pour voir au delà de ce que voient les autres. »
Gabrielle mit trop de temps à répondre et ne pu relancer la conversation pour lui demander. Elle n'avait pas comprit cette dernière phrase et avait cherché pourquoi il avait pu dire cela.
Mais Armand ne revint pas sur le sujet et garda le silence, sans pour autant que cela ne devienne gênant. Et bien vite, ils étaient de retour face au Manoir des Aurores. Gabrielle regarda les fenêtres éclairées ça et là, puis leva les yeux pour profiter des étoiles parfaitement visibles par ce ciel dégagé.
***
Gabrielle avait voulu dormir les rideaux ouverts, pour se réveiller tôt et profiter de la mer et de la lumière. Ainsi s’était-elle donc retrouvée en robe de chambre sur son balcon, assise dans un fauteuil à regarder le lever de soleil, seule pendant plus d’une heure. L’esprit vide, juste à contempler la nature et le calme. Peu après, elle fit appeler une domestique pour l’aider à s’habiller et lui ramener de l’eau chaude pour se préparer à descendre prendre le déjeuner.
Toute seule, pas de Pierre, pas d’Armand. Elle mangea seule dans la salle du petit déjeuner, donnant côté jardin, sans un mot, sans compagnie. Et ce n’était pas forcément pour lui déplaire. Gabrielle avait toujours l’habitude d’être entourée, de voir du monde que ce soit sa famille ou Pierre. Et là, ce silence était très appréciable. Pour être sûre de poursuivre cette expérience, Gabrielle prit la liberté de partir en balade dans la campagne.
La chaleur commençait à les rattraper même au bord de la mer, c’était donc le bon moment pour sortir. Gabrielle avait croisé Louise qui lui avait conseillé des chemins à suivre pour éviter de se perdre.
Pendant deux heures elle avait marché dans la campagne, puis dans la forêt qui entourait le manoir, tentant de se vider la tête. C’était de tout cela dont elle avait besoin, de calme, de silence, de marcher. Et tenter d’oublier le mariage à venir.
***
L'après—midi avait été consacré à la lecture et la couture, assise sur la plage, seule encore une fois. Pierre avait eu très envie de faire la sieste dans le jardin d’hiver, et Gabrielle répugnait l’idée de rester enfermée. Elle avait donc emporté de l’eau, des fruits, un parasol et un livre. Des heures durant, elle s’était prélassée au soleil, avant de se réfugier à l’ombre, sa peau d’opale craignant les rayons mordant du bord de mer.
Ce n’est que vers 18h qu’elle prit le chemin du retour vers le Manoir, prenant le temps de visiter le magnifique jardin qui s’offrait à elle. Plusieurs jardiniers s'affairaient à entretenir les multiples haies de buis, les massifs de rhododendrons, les arbres fruitiers… Elle repensait à ce qu'Armand lui avait dit à propos de toutes ces fleurs... Mais cela lui donna le cafard.
Le cœur serré et l’esprit embrouillé, Gabrielle soupirait à chaque seconde. Tout ceci allait si mal finir, elle ne pouvait entrevoir de bonne issue à son histoire, du moins c’est ce qu'elle ressentait. Peut-être qu’elle se trompait, mais elle nourrissait peu d’espoir.
***
Armand n’était pas apparu de la journée, ni la soirée, Pierre lui avait expliqué qu’il était parti en ville régler une affaire importante et qu’il serait là demain soir pour eux, qu’il s’excusait de son absence mais qu’il les incitait à s’occuper en autonomie. Pierre ajouta qu’il y avait une écurie sur la propriété et qu’ils pourraient aller faire un tour à cheval, longer les falaises et découvrir le village. Gabrielle ne put refuser, il lui fallait faire des efforts, se montrer un peu agréable avec Pierre même si elle n’en avait pas vraiment envie. L'échéance se rapprochait, et elle ne pouvait pas se refuser trop longtemps à son futur mari. Même un baiser, une main un peu déplacée. Elle le laissa faire et se dit que ce n’était pas si désagréable que ça, pas non plus agréable. Après cela, elle serait sûrement tranquille.
A suivre...
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