Chapitre 14:
Chapitre 14 :
Gabrielle passa le pas de la porte de chez son oncle, Pierre la précédant.
Alphonse recevait Pierre et Gabrielle pour un diner, mais également quelques amis et collègues. Un peu agacée par leur retard, Gabrielle était nerveuse. Elle avait passé trois jours chez Armand et n'était pas sortie du tout, voulant se faire un peu oublier. Mais son oncle n'était pas du genre à se poser tant de questions, il n'avait pas vu sa pupille depuis trois jours entiers, et voulait la faire revenir, au moins pour leur faire la morale sur la vie commune avant le mariage supposait-elle.
Gabrielle resta dans l'entrée, étonnée que personne ne vienne les accueillir. En tournant la tête, elle regarda vers la berline d'Armand qui les avait amené jusque là. Armand, à l'intérieur attendait, observant la maison étrangement.
« C'est bien calme, fit Pierre, en retirant ses gants.
Mais soudain, Gabrielle sursauta en voyant Armand les rejoindre. Son visage était si fermé, qu'elle cru d'abord qu'il était furieux.
— Gabrielle, reste ici. Quelque chose ne va pas.
— Quoi? Mais comment cela?»
Armand s’en alla en trombe vers le couloir, suivi par Pierre qui le questionnait en même temps. En un rien de temps, elle se retrouva seule dans le hall d’entrée, une bouffée de panique l’ayant envahie. Doucement, elle s’avança vers le couloir qui la menait à la salle à manger, où aurait dû se tenir la réception que donnait son oncle.
Gabrielle ouvrit la porte et fit deux pas en penchant la tête en avant pour chercher quelques visages connus dans l’assemblée.
Mais seul un cri s'échappa de sa bouche, puis autre. Si fort et si puissant que le bruit de ses propres hurlements lui firent tourner la tête. Une terreur sans nom l’emplie à la vue du spectacle. Devant elle, plusieurs corps sans vie étaient étendus, dans un bain de sang à peine croyable. Là, un homme à ses pieds semblait avoir couru vers la porte avant de mourir égorgé. Gabrielle avait une vue plongeante sur son cou, ouvert, sur les os, les tendons, les chaires déchirées, ayant déversé, ce qui semblait être, des litres de sang.
De même que pour les deux hommes dans un coin de la pièce. Leurs chemises blanches étaient imbibées de rouge, si fortement qu’à leurs pieds une flaque s’étendait. L’odeur qui lui monta au nez lui donna immédiatement la nausée, de la même façon que quand elle avait vu monsieur Dharvilliers.
Autour de la table, plusieurs cadavres à nouveau; les plats étaient renversés, les bouquets de fleurs, la vaisselle éclatée en morceaux. Et entre les amuses-gueules, des traces de lutte, des empreintes de mains, de pieds, comme si quelqu’un avait tenté de passer par-dessus la table pour fuir vers la fenêtre. Il avait du sang, du sang partout, du sang sur les vêtements, sur les visages pour toujours figés dans une expression de terreur et de souffrance, du sang sur les nappes, sur les murs, sur les tapis, … Et au bout de la table, Alphonse Deslante reposait, la tête presque défigurée par les griffures, par les coups, à moitié couché dans son assiette, son verre de champagne étalé devant lui. L'on pouvait voir l’os de son crâne et la peau qui le recouvrait comme scalpée, son nez enfoncé dans sa face écarlate n’avait pas eu le temps de créer le moindre hématome. Seul son visage gonflé témoignait de la violence des coups qu’il avait encaissés.
Soudainement, Gabrielle sentit deux mains l’attraper par les épaules et vit Armand poser un genou au sol devant elle avant de la prendre contre lui pour masquer sa vue. Gabrielle s’entendit soudainement, pleurer et hurler contre le torse d’Armand. Elle était là, par terre, sentant le sang encore tiède du tapis pénétrer sa robe jusqu’à ses genoux, ses jambes…
« Gabrielle, sors d'ici, viens avec moi.
Mais elle était bien incapable de répondre, totalement en état de choc. Elle n'était plus que larmes, que douleur et panique. Son cerveau n’envoyait plus aucun ordre, plus aucune pensée cohérente. Ses yeux fixés sur les cadavres tout autour d’elle, sur les fenêtres couvertes de traces de lutte, de sang, on avait tout tenté pour s'échapper de la pièce. Il avait quelques vitres brisées, mais celles-ci n'auraient laissé passer aucun corps aussi petit fût-il. Un acte de désespoir.
— Gabrielle. Gabrielle!
Armand prit son visage entre ses mains pour chercher son regard, et enfin l’ancrer à du réel.
— Il faut que tu sortes d’ici. »
Il tenta de l’aider à se relever mais Gabrielle avait les jambes qui tremblaient, alors Armand la souleva pour l’emmener non pas hors de la pièce, mais directement dans la rue. L’air chaud et humide l'agressa. En même temps, elle vit Pierre qui sortait de la maison, semblant les chercher.
« Armand j’ai appelé la police, ils arrivent. Il n’y a plus âme qui vive ici.
Gabrielle se senti mourir de l’intérieur, le froid se cristallisant autour de son cœur et partout dans sa poitrine. Peu à peu, ses esprits lui revenaient et ce n’était pas une bonne chose.
— Comment cela, il n’y a plus âme qui vive ici? Qu’est ce que tu veux dire par là? Qu'est ce qui s’est passé?
— Gabrielle, ils sont tous morts. Nous avons retrouvé les domestiques vidés de leur sang dans les cuisines, dans les chambres, les premiers ont été exsangues; Les autres ont été égorgés. Il n’y a plus personne de vivant ici.
— C'est pas possible, et Marguerite ? Gabrielle se répétait, criant au travers des larmes.
— Sa chambre est vide, je ne l'ai pas vue, dit rapidement Armand.
— Moi non plus, ajouta Pierre.
— Je veux Marguerite, ou est-elle ? Ou est-elle ?
— Elle a surement du fuir, le tueur ne l'a pas trouvée, ou elle n'était pas là...
— Le tueur... Non !! Non! Je suis allée me cacher, je l'ai empêché de me suivre, ce n'est pas possible! J'ai fait tout ce qu'il fallait!
— Gabrielle calme toi, tu vas ameuter tout le quartier, intervient Pierre.
— Tu me demandes de me calmer? Tu me demandes réellement de me calmer? Espèce de salaud!! Je viens de voir mon oncle égorgé au milieu d’un charnier et tu me demandes de me calmer! Hors de question, va t’en d’ici! Je ne veux plus te voir!
Gabrielle tenait à peine debout mais la rage était si forte qu’elle fit quelques pas vers son fiancée, en plein de milieu de la rue, elle lui hurlait dessus, semblant faire sortir hors d’elle toute la haine accumulée de ces derniers temps. Mais Pierre avait vu rouge, il avait la mâchoire serrée et lui aussi s’était avancé vers Gabrielle. Mais c’était évidemment sans compter sur Armand qui attrapa sur le champ Gabrielle avant qu’elle ne l’atteigne.
— Ça suffit, ce n’est pas le moment de régler vos comptes. Pierre, laisse la tranquille, ce n’est pas comme ça que tu vas la calmer.
— Hé bien, vas-y toi! Tu sembles prendre cela très à coeur il me semble.» Siffla Pierre, faisant des gestes amples.
Armand ne répondit pas. Gabrielle avait regardé l’échange, pendant que les bras de Armand la retenaient. A nouveau, elle s’écroula, sentant ses jambes se dérober sous elle.
Tout ce qui se passa par la suite sembla se dérouler comme si elle n’était plus vraiment là. Le bruit de la sirène de police, puis les ambulances, le médecin de la famille, le père Antoine… Les sons, la lumière, tout semblait si agressif. Un monde incroyable s’était attroupé autour de la maison des Deslantes. On vint leur parler, leur demander ce qu'il s'était passé, s’ils savaient à quelle heure ils étaient arrivés, s’ils avaient vu quelqu'un sortir de la maison. La police, puis les médecins, d’abord pour des questions, encore et toujours plus nombreuses, variées… Puis pour venir s’enquérir de l’état de Gabrielle et ses compagnons. Découvrir une scène pareille n’était pas sans conséquences sur la psyché humaine… Pierre semblait bien encaisser, prenant le temps de parler avec chacun, de dire tout ce qu’il avait vu. Et surtout de se sortir de tout ça, car on n’excluait pas la possibilité d’un massacre organisé par le beau fils, ou par la fille adoptive… Mais tout semblait corroborer, et très vite, Gabrielle vit arriver le commissaire Taylor et son équipe. Oui, tout ceci était vraisemblablement l'œuvre du tueur en série. Gabrielle n’était plus que pleurs et détresse; se sentant coupable jusqu’au fond de son âme. Son oncle, sa seule et unique famille... Tous les domestiques qu'elle connaissait depuis qu' elle était jeune. Elle ne souhaitait qu’une seule chose, être arrivée plus tôt pour pouvoir partir avec eux.
Elle ne pu rester quand on commença à faire sortir les corps de la maison, couvert d’un drap blanc. Insoutenable spectacle lui donnant la nausée. Armand la ramena chez lui, sans un mot, sans rien lui demander. Gabrielle avait passé le trajet, blottie sur son épaule, à pleurer tout son saoul. Armand tenait sa main. Il ne cherchait pas à partir, ni à parler et rien que pour ça, elle lui en était très reconnaissante. C’était sûrement la seule personne sur cette terre qu’elle pouvait supporter à cet instant.
Arrivés sur l’ile Saint-Louis, Armand l’aida à rentrer, et l’emmena jusqu’à sa chambre. Puis resta avec elle, assis sur le lit à ses côtés des heures pour la laisser s'épancher jusqu’à ce qu’elle arrive à se calmer ou s’endormir. Il n'y avait plus aucune pensée cohérente qui lui venait, chaque fois qu'elle fermait les yeux sous leur brûlure de sommeil et de douleur, elle revoyait les corps, la couleur des os, la peau tailladée, les yeux exorbités, alors elle sursautait et s'agrippait plus encore à Armand, se noyant dans des sanglots interminables, hoquetant et perdant son souffle. La douleur était intolérable, et crier sa détresse ne soulageait rien. Qu'est-ce qu'il c'était passé? Pourtant, elle avait tout bien fait…
Sans qu'elle ne se rende vraiment compte, Armand avait retiré ses gants et posé ses mains sur elle, caressant son visage et elle s'endormit, profondément. Si loin qu'il lui sembla par la suite que son sommeil fut comme une abîme, sans rêve, sans lumière, sans douleur.
***
Quand Gabrielle ouvrit les yeux le lendemain matin, Armand n’était plus là. Il n’y avait plus que le silence. Le vide.
***
Après quelques heures, la porte de sa chambre s'ouvrit sur Louise. Gabrielle releva la tête, et senti un nouveau flot de larmes la noyer. Derrière la gouvernante se tenait une jeune femme châtain, les yeux rougis de larmes.
Marguerite.
Les deux femmes se tombèrent dans les bras. Marguerite lui expliqua qu'elle était de repos ce soir là et sortie pour rejoindre une cousine au bal... tout simplement.
Gabrielle s'accrocha à son amie comme à une ancre. Elle était là. Bien là.
***
Marguerite s'occupa d'elle, sans lui demander de parler, sans lui imposer quoique ce soit. Lui ramena à manger, l'aida à faire un peu de toilette, prendre soin de sa peau. Avec calme et dévotion.
***
Le surlendemain, c’est Pierre qui resta près d’elle. Sans rien dire non plus. Surtout pas revenir sur la soirée qu’ils avaient vécus. Il était venu pour faire des papiers, assis sur le petit bureau de la chambre. Pour régler des papiers de succession, des réponses aux sollicitations des journalistes, il s’occupait de tout. Gabrielle n’avait qu’à signer, elle ne demandait rien. N'en ayant pas la force.
***
Pierre l’aida pour se changer, pour essayer de sortir de son lit. Mais ce n’était que pour rejoindre le petit salon. Gabrielle regardait dehors la pluie d’été tomber. L’orage n’était pas loin.
Armand avait disparu. Et elle avait envie d’en faire de même.
***
Trois jours plus tard, elle comprit qu’elle était devenue propriétaire de la maison de famille, héritière en attente de la fortune de son oncle, de ses parents, de l'officine. Pierre lui expliquait tout en brassant une quantité impressionnante de documents. Jamais elle ne pourrait faire face à tout ça. L’idée même de devoir se concentrer une minute sur des papiers portant le nom de son oncle lui donnait envie de s’arracher le cœur.
Alors elle laissait faire Pierre. Lui il saura bien s’occuper de tout ça.
***
Le mariage approchait et Gabrielle n’avait toujours pas dit le moindre mot. Seules des larmes s'échappaient, de temps à autre.
Elle reçut la visite du Père Antoine et tranquillement, il parla. Il tenta de lui apporter du réconfort en lui lisant des passages de la Sainte Bible. Mais tout ceci ne faisait que renforcer les pleurs de Gabrielle.
L’inhumation se tiendrait le lendemain, elle n’était pas prête.
***
Telle une statue de cire, Gabrielle était venue à l’église. Elle s'était levée, assise plusieurs fois, mais n’avait pas chanté, n’avait pas prié. Elle avait fixé devant elle la croix pour ne pas regarder le cercueil au pied de l’autel.
L'église, bondée, était venue lui présenter ses condoléances. Sous son voile noir, elle évitait le regard des gens, et laissait Pierre parler en son nom. Il se comportait si bien, ne lui demandait rien, il la tenait juste par le bras. Un pilier pour ne pas tomber.
***
Le vide. Encore.
Toujours.
Assise dans le jardin d’hiver.
La nuit dans son lit.
Le vide quand elle plongeait sa tête sous l’eau dans sa baignoire brûlante.
Il l‘appelait. Plus rien n’avait de sens. La culpabilité brûlant toute son âme.
***
Dans ses cauchemars, Gabrielle ne voyait que du rouge. Du sang du sol au plafond, dégoulinant des rideaux, débordant des éviers, remplissant les pièces. Et chaque nuit, Gabrielle se réveillait en hurlant, pensant être couverte de sang, déchirant ses vêtements pour s’en débarrasser… Et ce n’est que plusieurs heures plus tard qu’elle parvenait par trouver de nouveau le sommeil avec Marguerite, tombant d’épuisement après avoir pleuré si longtemps que les larmes finissaient par brûler ses lèvres et le bord de son nez.
***
Elle savait que ça passerait, et n'avait pas idée d'à quel point cela pourrait faire mal. Gabrielle avait perdu ses parents très jeune, et ne se souvenait presque pas d'eux. Toute sa vie, elle savait que son tuteur était son oncle, qu'il n'était pas son père.
A la mort de sa tante, Gabrielle avait pleuré pendant des jours. N'avait plus rien mangé, mais gardait dans son cœur le réconfort de se dire que sa tante était soulagée de ses souffrance, qu'elle allait mieux. Et peu à peu, c'est ce qui prit le dessus. A cette époque, elle la savait condamnée, et avait pu se préparer à son décès. C'était injuste, mais pas surprenant.
A la différence de son oncle. L'injustice, la culpabilité, la surprise. Gabrielle peinait à réaliser, à comprendre ce qu'il s'était passé. C'était ça, le plus dur. Sa mort était douloureuse, mais le pire, c'était de savoir comment, et de la faute de qui...
***
Gabrielle n’eut que peu l’occasion de se morfondre. Car on vint toquer à sa porte plusieurs fois, d’abord les notaires, puis les associés de son oncle, puis les huissiers, puis parfois la presse. Bien sûr, elle ne voyait personne, Louise venait simplement les annoncer. Et systématiquement, Gabrielle les redirigeait vers Pierre. Il n’avait presque pas quitté l'hôtel particulier d’Armand, ne faisant que s’occuper des affaires de Gabrielle, et de tout ce qu’il venait de se passer. En aucune mesure elle ne se serait sentie le courage et les compétences pour savoir quoi faire, quoi dire, quoi décider. Alors elle avait tout reporté sur les épaules de Pierre, devant lui faire confiance aveuglement. Elle ne pouvait qu’imaginer tout ce qu’il avait à gérer: l’argent, la maison, les possessions, l'officine, les impôts, la presse, les experts, la police, son propre emploi, l'affaire… Pierre était le genre d’homme qui s’occupait de cela avec beaucoup d’aise. Gabrielle était prisonnière définitivement de cet homme, devant lui laisser la gestion de sa vie. Elle aurait pu partir, en profiter pour refuser tout héritage, pour tout abandonner et fuir. Mais même cela lui semblait inconcevable, le simple fait de sortir de son lit était une épreuve. Alors le reste… Le reste avait peu d'importance.
***
La nuit était déjà tombée depuis plusieurs heures, et à vrai dire, le matin était bien plus proche que le crépuscule. Gabrielle avait émergé d’un seul coup, se réveillant d’un cauchemar bien trop réaliste pour la laisser tranquille.
Rapidement elle se leva pour aller se passer de l’eau sur le visage, elle était trempée de sueur. A nouveau, la chaleur tombait sur la ville et elle étouffait au moindre mouvement. L'atmosphère était lourde, moite… Elle imaginait déjà Paris sous la canicule, ses badauds, les rues brûlantes sous les rayons du soleil, l'atmosphère insupportable avant un orage qui ne venait jamais. Mais pour une fois que Gabrielle pouvait ressentir autre chose que de la tristesse, le dégoût et l'agacement étaient des sentiments acceptables. Elle se passa de l’eau de Cologne sur la nuque pour essayer de se rafraîchir comme elle pouvait, il allait lui falloir retrouver son éventail.
Se retournant, elle ne put tolérer l’idée de retourner se coucher. Elle attrapa alors la robe de chambre en soie qu’on avait mise à sa disposition, ainsi qu’un livre et s’en alla vers un des petits salons de la maison. Aucun bruit, aucune âme qui vive, voilà une ambiance qui lui pesait. Elle aimait entendre les bruits de pas des employés qui s’affairaient, les portes qui se fermaient, le craquement du parquet, tout ceci respirait la vie. Toutes les fenêtres avaient été ouvertes, cherchant la moindre brise rafraîchissante. Mais rien, pour le moment. Juste cet air lourd, presque épais.
En chemin, elle jeta son dévolu sur la bibliothèque, l’endroit se prêtait plus à la lecture et le changement d’air. Elle alluma une lampe à pétrole sur le guéridon. Puis, s’installa sur la méridienne, près de la cheminée éteinte, où face à elle trônait la Liseuse de Fragonard. Pendant de longues secondes, Gabrielle la regarda. La faible luminosité lui donnait un air presque lugubre. Puis soupira, elle regarda l’âtre de la cheminée. Pas de cendre, pas de bûche. Perdue dans ses pensées, elle n’entendit pas les bruits de pas et sursauta quand Armand posa sa main sur son épaule. Gabrielle leva les yeux vers lui, souriant un peu. Armand n’était pas habillé pour sortir, à vrai dire, il avait même plutôt l’air près d’aller dormir, arborant une sorte de déshabillé noir, fermé à la taille, long jusqu’à ses chevilles. Son visage était inquiet, un peu fermé.
« Tu ne dors pas? demanda-t-il.
— J’ai fait un cauchemar. Encore.
Armand poussa un petit soupir et alla chercher un fauteuil pour s’installer face à elle. Tranquillement il croisa les jambes. Gabrielle se fit la remarque que ses cheveux avaient l’air plus longs que d’habitude. C’était sûrement dû à sa coiffure, oui sûrement.
— Et toi? Que fais-tu toujours debout?
— Je n’arrivais pas à dormir.
— Et tu n’es toujours pas fatigué? Le jour devrait se lever dans peu de temps…
Armand sourit.
— Un peu.
La conversation s’arrêta rapidement. Gabrielle avait de nouveau une boule dans la gorge. Dire tant de mots après tant de temps à garder le silence lui semblait difficile.
— Armand… Tu m’avais confié avoir perdu tes parents… Comment as-tu réussi à passer à autre chose?
Son vis à vis baissa le regard, une ombre passa, puis de nouveau la regarda.
— Tu as perdu tes parents également, non ?
— Oui, mais je n'en ai aucun souvenir. Alphonse était tout ce qui me restait. Je cherche seulement à comprendre… à essayer de comprendre, la voix de Gabrielle se brisa.
Sans attendre, Armand se pencha vers elle pour prendre ses mains et planta ses yeux dans les siens, avec force.
— Tu ne pourras le comprendre ou l’accepter, je pense que toute ta vie tu garderas cette colère, cette tristesse. Seulement, le temps t’aidera à t’y faire. Je sais que ce n’est pas ce que tu cherchais à entendre, mais il faut que quelqu’un te le dise. Perdre ses parents à un âge avancé, nous y sommes tous plus ou moins préparés. Mais subir tout cela, l’homme n’est pas fait pour. Quand mes parents sont morts je n’étais pas près d’eux. Je n’ai rien pu faire pour soulager leur souffrance, je n’ai pas pu appeler de médecin, pas venir leur dire au revoir.
— Et tu regrettes? demanda Gabrielle, qui sentait ses larmes rouler sur ses joues.
Elle pensa vivement à ses parents, semblant gratter la surface de souvenirs profondément enfouit.
— Évidemment. Chaque jour, mon esprit a une pensée pour eux. Le temps a passé, mais malgré tout, ils sont toujours là. De temps à autre, je me demande ce qu’ils auraient fait ou dit dans une situation… Ils ne disparaissent pas tout à fait. Ils font partie de toi. Comme toutes les personnes qui s’en vont.
— Et comment fais-tu pour ne pas sombrer face à tout cela? Gabrielle semblait à la fois désespérée de cette révélation et un peu en colère.
Armand la regarda, tenant toujours ses mains. Ses traits avaient pris un air qu’elle ne lui connaissait pas, et dans ses yeux elle pouvait presque toucher quelque chose du doigt… presque.
— Tout autour de toi Gabrielle, il y a des choses merveilleuses, du bonheur, des découvertes… Toutes ces choses sont celles qui te feront garder un cap. Les petits moments de joie du quotidien, pour le moment ils semblent sans saveur, voire amer. Mais avec le temps, ils retrouveront un sens et te pousseront vers l’avant. Survivre est une chose bien difficile, mais cela existe: car nous sommes des êtres plein de ressources, et notre instinct nous pousse à vivre, vieillir, et profiter. Et il y a les gens que tu aimes, tu en as perdu une grande partie… mais… Un jour prochain, tu pourras fonder ta propre famille. Tes enfants.
Gabrielle écoutait Armand en silence, le laissant toujours parler jusqu’à ce qu’il lui laisse de la place. Chaque fois, cela fonctionnait si bien, lui parler semblait si aisé. Les mots résonnaient en elle, l’amour filiale, l’amour pour les petites choses, l’amour pour tout. Gabrielle était par nature amoureuse de la vie, sa nature profonde reprendrait-elle le dessus?
— C'est tellement injuste pour lui... pour les domestiques qui n'ont rien demandé. Pour ces gens invités...
— Je te comprends tellement. Mais crois en moi, chaque jour cela ira mieux. Il y a encore un ou deux jours tu n’étais même pas en mesure de discuter. Et voilà, nous sommes là.
Gabrielle eut un petit sourire, fugace, comme un petit rayon de soleil au milieu d’un orage.
— Je ne devrais peut-être pas te dire cela, mais je suis heureuse que tu sois près de moi en ces moments difficiles.
— Parce que je te comprends? demanda Armand, caressant sa main.
— Parce que tu ne me fuis pas. Parce que tu m’écoutes. J’ai comme la sensation que tout le monde m’évite, que ma peine leur fait peur.
— Cela leur fait peur en effet. C’est une expérience déplaisante que de se retrouver en face de quelqu’un qui se sent si mal que même respirer lui est difficile. Les personnes entrent en empathie avec toi, puis se projettent à ta place. S’imaginent perdant leur famille. Et cela, ils ne peuvent le supporter, alors ils te fuient. Ce n’est pas par méchanceté, je dirais que c’est plutôt de la maladresse. Ils voudraient t’aider, mais veulent également se protéger.
— Et finalement, je suis seule., conclu Gabrielle, fataliste.
— La solitude à parfois du bon.
— J’ai du mal à te croire.
— Tu as besoin d’être seule, crois-moi. Reste quelques minutes dans la rue, je peux t’assurer que l’excès de vie qui y règne te ferait tourner la tête. Et si tu as simplement besoin de parler. Je suis là.» Sourit Armand.
Gabrielle sentit ses mains se serrer autour des siennes. A nouveau, une douceur passa dans son cœur. Un petit moment d’apaisement. Longuement elle poussa un soupir à fendre les pierres. Comme si une partie de sa souffrance avait quitté son corps.
Pendant quelques minutes, ils restèrent dans le silence. Il n’était en rien gênant, au contraire, il était plutôt apaisant. Comme si la nuit s’était matérialisée pour les envelopper d’un manteau d’intimité. Il n’y avait plus rien qui pouvait les gêner.
Doucement, un petit vent frais s’était levé, passant au travers des fenêtres grandes ouvertes. Gabrielle regarda dehors. L’atmosphère avait changé, l’air était devenu bleuté; le soleil n’était pas loin de se lever.
« Je sais que le moment n’est pas propice, mais je crois qu’il n’y en aura aucun d’ici là. Ton mariage doit avoir lieu dans deux jours, Gabrielle. Pierre m’a demandé de l’aide pour terminer les préparatif et organiser la réception sur Paris. J’ai fait selon ses désirs, mais toi, en as-tu également? Tu aurais pu repousser la date.
Gabrielle pinça les lèvres, à la douleur vint s’ajouter l’angoisse. Celle de sortir, de croiser ce tueur qui semblait lui en vouloir personnellement, de voir Pierre, de s’unir à lui devant Dieu, de sa nuit de noces, de ce qu’il pouvait se passer, de l’avenir… En reprenant la parole, elle espérait chasser de son esprit toutes ces pensées intrusives.
— C’est moi qui ai demandé à Pierre de ne pas décaler le mariage, souffla elle, comme une confession.
— Vraiment? demanda Armand, un peu étonné.
— J’ai peur de tout ce qu’il pourrait se passer. J’ai peur de me retrouver seule à devoir m’occuper de tout ça. Peur de ne plus jamais me marier. Peur de passer pour une folle. Peur… du vide.
Sa voix était si basse, que pendant une seconde, Gabrielle se demanda si Armand l’avait entendu. Et face à elle, elle fixait le néant.
— Gabrielle, l'appela Armand, lui faisant redresser la tête. Il n’y a pas de vide.
Pourquoi répondait-il cela? Pourquoi soudainement, cette déclaration lui semblait bien intolérable à entendre. Car c’est comme cela que Gabrielle le comprenait, dans son regard, il avait comme une révolte, un sérieux bien trop prononcé.
— Tu es vivante. Et dans la vie, il n’y a pas de vide.
— Si tu pouvais ressentir ce que je ressens, tu dirais sûrement le contraire.
— Et pourtant, je suis sûrement le mieux placé pour pouvoir t’affirmer cela. Garde les yeux ouverts vers l’avenir. Si ton désir est de te marier dans deux jours, alors concentre-toi là-dessus, affirma Armand, avec beaucoup d’insistance, presque dur.
Gabrielle ne savait pas vraiment quoi répondre à cela, se trouvant un peu mal à l’aise, ne sachant pas pourquoi il semblait si concerné.
— Les préparatifs sont-ils terminés? demanda-t-elle, se redressant.
Elle n’arriva pas à se souvenir quand Armand avait lâché ses mains. Il était désormais appuyé dans le fond de son fauteuil, jouant comme souvent avec sa montre à gousset.
— Pour la réception, le repas, la cérémonie, oui. Pierre ne savait pas me dire si tu avais choisi une robe, ainsi que des fleurs pour ton bouquet.
Gabrielle se retint de soupirer, de grimacer. Ces futilités lui semblaient intolérables à gérer.
— Je n’ai ni l’un, ni l’autre. Je devais retourner chez la couturière pour finaliser mon choix, de même pour les fleurs…
— Souhaites-tu t’y rendre demain? Enfin, je devrais plutôt dire, tout à l’heure., nota Armand en regardant l’heure à sa montre.
— Oh Seigneur, non. Je voudrais seulement m’allonger et pouvoir dormir pendant plus de deux heures sans cauchemars. Voilà ce qui me semble important.
Elle se passa une main sur le visage, la fatigue la plombait, et maintenant que l’horrible sensation de son mauvais rêve avait disparu, elle était épuisée.
— Je peux m’en occuper si tu veux?
Gabrielle hésita, mal à l’aise.
— Ce n’est pas à toi de faire cela. Tu fais déjà bien trop pour moi.
— Excuse-moi, je ne pensais pas que cela te gênait. Ce n’est aucunement mon but, je cherche juste à rendre la vie plus agréable à mes hôtes.
— Et tu le fais très bien, Armand. Toutes ces attentions me touchent mais, comment dire… Quand tu m'offres des choses, quand tu as de petites attentions pour moi, j’ai l’impression de …
Soudainement, tous les mots qui se bousculaient pour arriver jusqu’à sa bouche allaient trahir ses sentiments, il lui fallait trouver une autre façon de le dire. Et comme sa phrase était déjà bien trop entamée, il lui fallait la terminer. Elle bégaya une ou deux secondes, le temps de tourner sa langue sept fois avant de parler…
— C’est Pierre qui devrait avoir ce genre d’attention pour moi. Non toi. J'apprécie tout cela, mais c’est déplacé.
Gabrielle avait envie de hurler contre elle-même, contre cet instinct de protection qui se mettait en place dès qu’elle se sentait prise au piège face à ses sentiments pour Armand. Son esprit lui disait que c’était mal et que soudainement, il lui fallait le repousser… Immédiatement, elle vit les effets de ses paroles sur son vis à vis. Armand s’était complètement refermé, reprenant son visage des premiers jours.
— Je te présente mes excuses, je n’avais pas conscience de te mettre mal à l’aise, ce n’était pas mon but. Je vais te laisser aller dormir, je ne veux pas être plus inconvenant encore. Je te souhaite de bien dormir pour les quelques heures qu’il reste de cette nuit.»
Sans un regard, dans des gestes brusques et soudains, Armand s’était levé avant de quitter la pièce, laissant derrière lui un vide abyssal. Gabrielle en eut envie de vomir, de dégoût contre elle-même et de ce qu’il venait de se passer. Un vertige la secoua, l’incitant à se lever pour rejoindre sa chambre. Elle venait de congédier Armand sans le vouloir, sans l’avoir prémédité, alors qu’elle avait simplement voulu se protéger. Pourquoi avait-elle dit cela? Pourquoi maintenant? Tout se passait si bien, cette discussion lui avait apporté un peu de douceur en son cœur. Et Armand n’avait voulu que l’aider. Mais quelque chose en elle s’était réveillé, un fond de peur… Sans trop savoir pourquoi à ce moment précis.
Encore sous le choc de la fin de cette discussion, elle ramassa son livre pour rejoindre sa chambre et s’y enfermer. Les larmes montèrent, encore, l’achevant une bonne fois pour toute avant de la faire sombrer dans un sommeil de plomb.
A suivre...
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