Chapitre 1

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Je pensais les Autres incapables de compassion.

Tout commence au début du mois de décembre. C’est le premier soir de neige sérieuse. Les flocons sont tombés toute la journée sans discontinuer, et en sortant de la librairie, vers dix-huit heures, je me rends compte que tout est blanc et la ville à l’arrêt. On m’informe que le chasse-neige est mobilisé sur les routes et que le bus ne passera pas avant plusieurs heures. S’il passe. Je dois donc rentrer par mes propres moyens. Ce qui ne me dérange pas : je suis bien chaussée, avec mes bottes de neige rembourrées, et couverte comme il faut, les longs cheveux bouclés enfouis dans un gros bonnet de ski. Il faut à peu près vingt minutes de marche pour rentrer du centre-ville jusqu’à la maison, plus lorsqu’il neige. Je passe devant une vitrine, regardant machinalement mon reflet, les taches de rousseur sur mon nez retroussé, ma bouche boudeuse « piquée par les abeilles », comme disait Angelo quand j’étais petite, la mèche blanche qui dépasse du bonnet en jurant sur mes cheveux caramel et que je vais devoir reteindre bientôt. Je m’en occuperai demain, puisque c’est dimanche et que je ne travaille pas. Puis je coupe par le sous-bois. Je marche rapidement, car c’est un endroit où on ne s’attarde pas. En tout cas, pas depuis qu’il y a le squat, plus loin. Nous vivons dans une petite ville sans histoires, peu habitués à faire la une des journaux. Que ça reste comme ça, surtout.

Arrivée devant la maison, je note le gros Hummer de mon père, tous phares allumés, les portières encore ouvertes, entre le bonhomme de neige inachevé et la guirlande mal-installée sur l’arbre du jardin. Je la referme et jette un coup d’œil dedans au passage. Du sang. Sur la banquette. Qu’est-ce que mon père a encore ramené ?

Je rentre dans la maison, un peu inquiète.

Papa est véto. Ici, il travaille principalement pour des animaux de la ferme – veaux, vaches, cochons, poules, et chevaux, aussi – mais à la base, il est passionné par la vie sauvage. Cela lui arrive souvent de ramener un chevreuil ou en sanglier blessé à la maison… une fois, il a même ramené un loup. Oui, vous m’avez bien lue. Qu’est-ce qu’il a ramassé, cette fois ?

— Papito !

J’entends des bruits dans le sous-sol qu’il a aménagé comme labo/clinique pour animaux. Quelque chose vient de se fracasser par terre. J’ignore ce qu’il a attrapé, mais ça a l’air gros.

— Je suis en bas ! Ne descends pas !

Je ne l’écoute pas. Il a sûrement besoin d’aide. Son assistante, Marylou, est partie en congé maternité il y a deux semaines.

J’enfile un tablier et descend l’escalier en bois qui relie la cuisine à la cave aménagée. Papa est en train de se débattre avec une forme assez volumineuse sous une couverture. J’aperçois un truc noir et couvert de sang, qui s’agite.

Shit. Encore un sanglier.

Papa tourne vers moi un visage paniqué. Je m’aperçois qu’un de ses verres ronds est cassé, et qu’il a du sang sur sa moustache. Visiblement, il a changé d’avis, et décidé de solliciter mes services.

— Viens m’aider, Ree. Il faut que je le pique. Est-ce que tu peux me passer la seringue qui est par terre ? Je le tiens pendant ce temps-là.

Je me baisse et ramasse la seringue qui a roulé devant mes pieds.

— Tu vas l’euthanasier ?

Parfois, les bêtes ne sont pas soignables. C’est rare, mais ça arrive.

— Non, répond-il d’un ton agacé. Je veux juste qu’il se calme un peu… Tiens-le là.

Je passe la seringue à mon père et pose mes mains là où il me demande. Au toucher, je constate que ce n’est pas un sanglier. Ni un chevreuil, ni même un loup. Je sens une hanche dure, la couture d’un jean… soudain, j’aperçois un œil noir, l’éclat d’une canine, et une longue main blanche sortir vivement de sous la couverture. Et surtout, une oreille pointue, ornée de trois anneaux en argent.

Putain.

Je m’écarte d’un seul bond, évitant le contact avec le jeune mâle furieux qui me feule dessus, tous crocs dehors. Mon père le repousse sur la table et, dans un sursaut d’énergie, lui plante sa seringue dans le cou. La créature s’agite encore, dardant son regard féral et menaçant sur nous, puis après avoir foutu en l’air tout une étagère de flacons en plastique, s’écroule enfin, assommée par l’injection hypodermique.

Un elfe. Un putain d’elfe.

Voilà ce que mon père a ramené.

— C’est un elfe mâle, confirme-t-il comme si j’étais incapable de faire ce diagnostic toute seule. Je l’ai trouvé en revenant de la ferme de Robert.

— Tu l’as renversé ? chuinté-je, inquiète.

Les elfes sont connus pour être particulièrement vindicatifs. Ils n’oublient jamais un affront, parait-il, ni un visage. S’ils savent que Juan-Pablo Vega en a renversé un des leurs…

— Faut le remettre où tu l’as trouvé, soufflé-je. Tout de suite. On ne peut pas garder ça dans la maison !

Le regard que papa me jette me cloue sur place.

— Enfin Ree, il a besoin de soins ! Et je ne l’ai pas renversé, non. Il était à moitié mort au bord de la route, c’est tout.

Il doit venir de cette bande qui squatte le vieux centre de vacances dans la forêt.

Papa s’essuie le front, l’air las. Je réalise qu’il saigne. L’avant-bras… cette saloperie l’a mordu.

— Je vais te faire une injection antirabique, lui dis-je en me précipitant sur l’armoire à médicaments.

— Pas la peine. Les elfes ne sont pas porteurs de la rage, Ree… en fait, ils sont immunisés à la plupart des maladies.

Les elfes. J’y crois pas. Y en a un chez nous.

Papa rabat la couverture sur lui. L’elfe dort, le visage crispé dans un fouillis de crinière noire. Il porte un perfecto en cuir et un t-shirt de la même couleur que ses cheveux. Sa main, qui pend en-dehors de la table d’opération comme celle d’un cadavre, a les ongles peints en vernis noir écaillé, avec des tatouages bizarres sur les phalanges, et une bague en argent qui représente un cœur percé d’un couteau. Sympa.

— Faut que tu le ramènes, répété-je encore.

— Je vais le soigner d’abord. Il n’a pas l’air en bonne santé. Dénutri, je dirais, et en état d’hypothermie. D’ailleurs, tu peux lui installer la couverture chauffante pendant que je bande mon bras ? Tu ne risques rien : je lui ai mis une mélange de kétamine et de médétomidine.

Ce qu’on donne aux fauves dans les zoos pour les soigner et les transporter… il n’y est pas allé de main morte. En même temps, ça peut se comprendre. Les elfes sont aussi rapides et agiles que des panthères. Si ça avait été moi le véto, je l’aurais assommé avec une poêle à frire.

Où papa va-t-il le mettre ? Il ne peut pas le laisser là. Il va bien finir par se réveiller… qu’est-ce qu’on va faire, à ce moment-là ?

La voix de mon père me tire de ma torpeur pensive.

— Ree ! Vite.

Je sors la couverture chauffante et m’approche prudemment de la table. J’ai peur de le toucher.

— Faudrait lui enlever sa veste, que je vois ce qu’il a. Et aussi son t-shirt, si tu peux. N’hésite pas à le découper : il est irrécupérable, je pense.

Je relève la tête vers lui, inquiète.

— Et si c’était son t-shirt préféré ? Et qu’il nous jetait un sort pour l’avoir ruiné ?

Le rire sonore de papa retentit dans le fond de la pièce.

— Voyons Ree ! Les elfes ne jettent pas de sorts : c’est une légende. Ce sont juste des gens différents, avec des mœurs différentes. Mais ils sont comme nous, au fond. Tu vois bien que ce jeune est habillé comme tous les garçons de votre âge.

Non. Aucun de mes potes ne s’habille comme un blouson noir de la forêt, avec des tatouages tribaux de gang elfique, des bijoux de black-métalleux norvégien et un t-shirt alors qu’il fait moins cinq depuis une semaine. Je décide néanmoins de répondre par une boutade, à charge, cela dit. Pour mettre une bonne fois pour toutes mon obstiné de père devant ses contradictions.

— Sauf que tu n’aurais jamais injecté de la médétomidine à Dan…

— Non, c’est vrai, répond papa tranquillement. Je lui aurais mis quelque chose d’encore plus fort !

— Pfff, n’importe quoi…

Papa a du mal avec Dan, je ne sais pas pourquoi. Pourtant, mon copain a toujours été très poli avec lui, et fait tout pour se faire bien voir. N’importe quel père serait heureux d’avoir le garçon le plus apprécié de notre communauté, la fierté officielle de la ville, comme gendre, mais pas Juan-Pablo Vega.

À contrecœur, je pose ma main sur le cuir froid qui recouvre le torse nerveux de l’elfe. Cette manœuvre m’oblige à toucher ses cheveux plein de feuilles et de saletés, aussi noirs, épais et longs que des crins de cheval. J’en fais crisser un entre mes doigts, un peu curieuse. C’est la première fois que je touche un elfe. J’en ai déjà vu en ville, bien sûr, mais jamais d’aussi près.

Papa me rejoint.

— Tire-le vers toi, je pousse derrière.

Lorsqu’il le soulève sous les bras, la tête de l’elfe retombe presque sur moi. Ses cheveux qui cascadent en avant laissent émerger ses oreilles à l’extrémité effilée, signalant son inhumanité – au cas où on aurait encore un doute après les crocs et les yeux noirs. Y a des gens qui essaient d’intégrer des gangs elfiques en se faisant tatouer les yeux, effiler les canines et tailler les oreilles en pointe, mais je suis sûre à cent pour cent que celui-là est un vrai. À cause de son odeur, peut-être, qui sent la forêt et la fourrure mouillée, ou la réaction qu’il a eu tout à l’heure.

Papa a réussi à lui retirer son cuir. Il tire sur le t-shirt, luttant avec les bras morts et musculeux, lourdement tatoués, de l’elfe. Finalement, il a renoncé à lui découper son t-shirt. Le caractère vengeur des elfes n’est peut-être pas une rumeur, finalement…

— Vas lui chercher un pyjama en haut, m’indique mon père en reposant délicatement la tête de l’elfe sur la table.

Mes yeux restent fixés sur le visage de ce dernier, toujours couvert de cheveux, que mon père est présentement en train de chasser d’une main tendre. Je détourne la tête avant qu’il ne dégage les traits de la créature.

Pourquoi il s’en occupe avec autant de précautions ?

— J’ai rien à sa taille. Et je peux pas lui filer un sweat de Dan… il n’apprécierait pas.

Mon père braque ses yeux noisette dans les miens.

Et dix points de moins pour Dan O’Donnell, constaté-je avec amertume.

— Va dans la remise, et prend un de ceux d’Angelo. Ils ont l’air d’avoir la même corpulence.

Ma gorge se noue comme si on y avait passé une corde.

— Je peux pas… balbutié-je.

— Fais ce que je te dis, Ree, soupire mon père. Il se refroidit !

Je le fixe pendant un moment, interdite. Puis je remonte à l’étage et me colle devant la télé. L’elfe attendra, et s’il meurt de froid, tant mieux.


*

Je suis incapable d’entrer dans la remise où vivait Angelo la dernière année. Il l’avait aménagée lui-même, et tout me fait penser à lui, là-bas, et au temps que je passais dans sa chambre les rares fois où il m’admettait dans son sanctuaire, moi, sa petite sœur chiante en admiration devant le gars trop cool qu’il était. Les posters de groupes de rock sur les murs. La statue de la Santa Muerte qu’il avait ramenée du Mexique, où moi, je ne suis jamais allée. Les verres à whisky édition spéciale Jack Daniels qu’il collectionnait. Et toutes ses fringues. Papa ne peut pas les donner à cet elfe ramassé dans le caniveau. Ce n’est pas possible.

Et pourtant… au bout d’une dizaine de minutes, je le vois traverser le jardin d’un pas lourd pour se rendre à la remise. Il hésite un instant, puis l’ouvre. Il en ressort avec un petit tas de vêtements. Pas seulement un pyjama… il a décidé de donner presque tous les vêtements d’Angelo à ce maudit elfe membre d’un gang.

Je ne vais pas bouger le petit doigt pour l’aider. Qu’il se débrouille tout seul avec sa créature.

Je tourne à nouveau mon visage vers la télé, laissant le téléfilm de Noël m’abrutir, et me transporter dans un monde tout doux, de romance sucrée et de magie, où les elfes tatoués et couverts de sang n’existent pas, ni les frères suicidés.

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