Chapitre 3

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Me retenir de lui faire avaler ses dents, c’est la chose la plus difficile que j’ai faite depuis longtemps.


— Et voilà, conclut Dan en se rasseyant dans la voiture. Ton père était furax, mais au moins, vous êtes débarrassés. C’est mieux comme ça. Ce regard que cet elfe m’a lancé… je t’assure que si ton père n’était pas intervenu, ça se serait mal passé !

Je reste silencieuse. En fait, je me sens un peu coupable d’avoir jeté un blessé dehors, dans la neige et le froid. Même s’il est sans gêne, et pique les affaires de mon frère. Et que c’est un elfe délinquant.

Dan se tourne vers moi.

— Par contre, Ree. Ne refais jamais ça, te jeter droit sur les griffes d’un de ces types comme ça. Je t’ai dit que leurs réactions étaient imprévisibles. C’est pas des gentils. Et à voir les tatouages de ce gars… je suis à peu près sûr que c’est un mec des Black Heart.

Autrement dit, le gang elfique qui s’est installé chez nous il y a une petite dizaine d’années.

— Je ne pouvais pas lui laisser ce mug, murmuré-je sans rien dire. Même si c’est un membre de ce gang.

Surtout si c’est un membre de ce gang.

Dan hoche la tête avec compassion. Il sait à quel point le souvenir d’Angelo est douloureux pour moi.


*


On rejoint la bande en ville, pour planifier les derniers détails de Noël. Ça m’ennuie de laisser papa tout seul, mais il n’a rien voulu savoir. Il dit qu’il a du boulot, même le soir du réveillon. C’est sans doute vrai. Au moins, il sera là pour les animaux.

— Alors ? Il parait qu’il y a un fae chez toi ? attaque Trisha lorsque je reviens des toilettes.

Fae ou fay. L’autre façon de les appeler, pas forcément méliorative.

— Plus maintenant, réponds-je en m’asseyant.

Dan a déjà prévenu tout le monde. Je lui jette un coup d’œil contrarié, mais il est déjà en train de disputer une partie de billard avec Trevor.

Dans le noyau dur de la bande, on est trois couples. Tyler, Trevor et Dan sont amis d’enfance, et membre de la même équipe de hockey, les « Ice Devils ». Trisha, la sœur de Trevor est la copine de Tyler depuis le lycée, son grand amour, on pourrait dire. Mia est celle de Trevor, arrivée plutôt récemment dans la bande, et encore un peu timide. Les « 3T », comme on les appelle – Trevor, Trisha et Tyler, qui est le seul Blanc des trois – sont inséparables depuis l’enfance. Tyler est le meilleur pote de Dan. Mia et moi, on est un peu en orbite. Même si ça s’arrange pour moi : je me sens beaucoup plus acceptée dans la bande – par Trisha, notamment – que je ne l’ai été.

— Dan a bien fait de dégager cet elfe de chez toi, déclare Tyler en posant sa Corona sur la table.

À cause de ce qui s’est passé l’an dernier, Tyler ne peut plus rester debout longtemps. Il a subi une double opération des ligaments croisés, et n’est pas encore tout à fait remis. S’il veut avoir une chance de reprendre le sport, il doit se ménager.

J’attrape un taco dans le panier.

— Dan m’a dit la vérité, pour ton accident… c’était les elfes, c’est ça ?

Tyler se rembrunit.

— Pas les elfes… un, en particulier.

— Celui qui a essayé de draguer ta sœur ?

— Il y a réussi. Elle était folle de lui. Comme… hypnotisée, ou possédée. On n’arrivait plus à la calmer, à l’empêcher de sortir le rejoindre.

Trisha et moi échangeons un regard. Les elfes ont cette réputation-là, aussi. D’être capables de séduire n’importe qui avec leur magie. Après en avoir vu un de près, je peux aisément le croire. Cet Angel était… très beau, il faut l’avouer.

Ces longs cils, ce regard de velours qui sait se faire incisif quand il faut… et ce sourire acéré doivent faire des ravages, songé-je en noyant ma contrariété dans une gorgée de Corona citron.

— Qu’est-ce qui c’était passé en fait avec Anna ? demandé-je en reposant ma bouteille.

Tyler tapote des doigts sur la table.

— Elle s’est entichée d’un de ces mecs… ma sœur, tu la connais : c’est une rêveuse, qui écoute de la musique bizarre, s’habille en noir… et évidemment, elle a flashé sur un fae.

Je connais bien le tableau qu’il décrit. Cette description pourrait correspondre à mon frère, l’année où il s’est suicidé.

Sauf qu’Anna avait un frère ainé, qui a pris les choses en main.

— Il lui a fait du mal ? demandé-je prudemment.

— Il lui voulait pas du bien, ça c’est sûr, grommelle Tyler en expédiant une longue gorgée de Corona. Ce type… un soir, elle s’est barrée pour aller dans leur QG, là-bas, dans la forêt. J’avais entendu dire qu’ils se passaient les filles entre eux, quand ils arrivaient à en attirer dans leur squat… du coup, je suis intervenu et je l’ai ramenée à la maison avant que ce soit trop tard. Tout seul, j’aurais rien pu faire contre le gang. Et ensuite, quand le gars est venu la chercher à la sortie de l’école, on lui est tombé dessus à trois, Trevor, Aaron et moi. Histoire de lui passer l’envie de recommencer.

— Vous lui avez cassé la gueule devant le lycée ?

— Cassé la gueule, c’est beaucoup dire. Disons qu’on lui a donné une petite leçon.

Il reprend une gorgée de bière. Je me rends compte que Trisha regarde ses ongles manucurés d’un air gêné.

Il y a quelque chose qu’ils ne me disent pas.

— Et ensuite ?

Tyler relève la tête, presque agressif.

— Ensuite quoi ?

— Il parait que tu as eu des ennuis avec le gang… ton accident.

Tyler grogne. Trisha le regarde et pose sa main sur la sienne, l’air compatissant. Mais il la chasse. Tout dans son visage semble dire « t’es pas obligé de raconter, tu sais ».

Mais Tyler enchaine.

— Ensuite, Blackfyre nous est tombé dessus.

Blackfyre ?

Tyler plante ses yeux durs dans les miens.

— Le chef de leur gang. Shaun Blackfyre.

Ce sale type que mon frère voulait tant impressionner. Celui dont il quêtait désespérément l’aval.

Shaun Blackfyre. Je connais ton nom, maintenant.

— Il avait déjà eu Trevor et Aaron. Il a attendu que je sorte de la salle pour me tomber dessus. Je pouvais rien contre lui et sa magie. Il m’a demandé de choisir entre le couteau ou le marteau. J’ai dit le marteau… et il m’a pété les mains et les deux genoux. J’ai dû dire adieu au hockey.

— Qu’est-ce que t’avais fait à l’elfe pour que le chef de son gang le prenne comme ça ? demandé-je, la voix blanche.

— On lui a cassé le nez, et les mecs l’ont tenu pendant que je lui coupais les cheveux. Chez eux, c’est une marque d’honneur viril, parait-il… à cause de ça, il a complètement renoncé à Anna, parce qu’il ne pouvait plus se montrer devant elle ou un truc du genre. Et il s’est fait rosser par son chef devant tous les autres. C’est leurs règles, leurs lois… Je l’avais fait dans ce but.

Parce qu’il avait coupé les cheveux d’un elfe, on lui avait ruiné les mains et les deux genoux.

Dire que les elfes sont vindicatifs, c’est un euphémisme.

Et Dan et moi, on en a foutu un dehors, après l’avoir insulté.


*


— Tu es sûre que tu veux rentrer à pied ? Je peux te raccompagner, propose Dan à la fin de la journée.

On a enfin fini les plans pour les vacances. Disputé plein de parties de billard, et j’ai tellement mangé et bu de Corona que j’ai besoin de me refroidir un peu la tête avant de rentrer.

— Oui. Faut que je passe au magasin faire la mise en place de la déco de Noël pour demain, de toute façon. Et c’est à dix minutes de la maison.

— Je peux très bien attendre pendant que tu fais tout ça, insiste Dan. Je n’aime pas que tu traine dans les bois toute seule. Surtout avec ces mecs dans les parages.

— C’est que la lisière. Tout près de la route. Je ne risque rien.

— T’es sûre ?

— Oui. Rentre, Dan. Faut que tu te reposes : la sélection est dans trois jours.

Le sélectionneur pour les équipes universitaires va passer en ville cette semaine. Il a demandé à voir l’équipe – et notamment Dan – jouer… s’il est sélectionné, il pourra intégrer une prestigieuse université, avec une bourse d’athlète de haut-niveau. La chance de sa vie.

Dan se penche, les deux mains sur le volant, et m’embrasse tendrement. Il reste là un moment, son front posé sur le mien.

— Je t’aurais bien proposé de rester dormir chez moi… murmure-t-il.

— Mais tu dois penser à ta sélection. Allez, va te reposer, mon gros loup !

Il sourit, et s’éloigne à contrecœur. Je sors de la voiture, prend mon sac et claque la portière. Arrivée devant la porte du magasin, je me retourne et lui fais un grand signe de la main. Il donne un petit coup de klaxon et s’en va. Je suis des yeux sa voiture qui s’éloigne. Normalement, je ne le verrais pas pendant trois jours, jusqu’au jour de la sélection – que j’irai voir, bien entendu.

La neige. Des flocons tombent doucement, dans le silence de la soirée qui s’annonce. La rue est vide. Un feu de croisement clignote plus loin sur l’avenue, comme pour se mettre raccord avec les guirlandes dorées qui brillent dans la rue commerçante. Quasiment toutes les boutiques ont mis leur décos de Noël depuis Halloween, mais pas nous… Macy est débordée, avec sa mère malade, et Jolene passe plus de temps à lire derrière le comptoir qu’à suspendre des boules de Noël. C’est donc encore moi qui dois m’y coller… alors que je déteste ça, cette ambiance festive.

Je me souviens encore du sapin qui clignotait. Et du cri de maman.

Je sors les clés et m’acharne sur la serrure. Mes doigts sont gelés. Je n’ai pas encore sorti mes gants du placard, mais il va falloir que le fasse. Il peut faire très froid, ici, à cette période de l’année.

La chaleur du magasin, et surtout l’odeur de papier neuf, m’enveloppe comme une bonne polaire doudou dès que je franchis le seuil. Cette librairie est comme un cocon accueillant, et c’est la seule de ce genre en ville. On y vend surtout des livres jeunesse, ou d’imaginaire adulte, des manga, des comics et même quelques figurines de personnages de ces univers. Depuis que Jolene, fan de romance et de fantasy, est là, le rayon correspondant à ces deux genres s’est considérablement étoffé. Moi, je suis plus manga. C’est pour ça que Macy m’a recrutée.

Je pousse la tasse licorne de Jolene sur le comptoir et sors la clé de la remise, où sont rangées la plupart des décorations de Noël. Le sapin a déjà été installé dans la boutique. Cette année, il est blanc, avec de la fausse neige, et il a été décidé d’un commun accord (Macy et Jolene, en fait) qu’il sera entièrement décoré en bleu. Il y a déjà un lutin à barbe dans son costume bleu scintillant dans la vitrine : seule concession à la saison. Je sors la caisse de boules bleues et argentées commandées par Macy et reçues la semaine dernière pour les installer. Heureusement, les fils sont déjà dessus.

Je suis à mi-parcours lorsque je réalise que j’ai oublié de mettre la guirlande lumineuse.

Shit. Il faut tout recommencer.

C’est là que je l’aperçois. Angel. Il me fixe de l’autre-côté de la rue. Toujours vêtu de son seul perfecto, ses longs cheveux couverts de neige, avec ses oreilles pointues qui dépassent de cette masse lisse et noire comme une plume de corbeau. Si les commerçants savaient qu’il y avait un fae dans le quartier, ils baisseraient immédiatement leurs rideaux. Mais on est dimanche soir, alors il n’y a personne.

Je reste un long moment immobile, à soutenir son regard. Il va rester combien de temps, comme ça, à me fixer ? D’ailleurs, ça fait combien de temps qu’il est là ?

Est-ce qu’il m’espionnait ?

Avec un soupir, je me dirige vers la porte et l’ouvre. Une bouffée de nuit polaire s’engouffre dans le magasin.

L’ombre, l’odeur de la forêt et les elfes aux yeux noirs.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je te cherchais.

— Pourquoi ?

— Pour payer ma dette à ton père.

— Il n’y a aucune dette à payer, lui lancé-je sans quitter l’abri rassurant du seuil. Il aime sauver les oisillons blessés.

Mais Angel traverse la rue. Il me tend une bouteille bizarre, un genre de fiole.

— Donne-lui ça.

Je baisse les yeux sur la bouteille verte, méfiante.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un médicament pour les animaux.

— Une potion elfique, tu veux dire ?

— Si tu veux. Je l’ai faite moi-même.

Je soupire.

— Avec quoi ? C’est pas illégal, ton truc ? Et t’as fait ça où ?

À voir ses cheveux couverts de neige, il a passé la journée dehors. La pointe de ses oreilles est rouge. Est-ce qu’elles peuvent geler ?

— Chez Rowan.

Je plisse les yeux.

Rowan ?

— Une amie à moi.

— Une elfe ?

— Une humaine.

Je ne sais pas pourquoi, mais je déteste tout de suite cette Rowan. Une fille normale qui traine avec un elfe, déjà…

Elle doit coucher avec, me dis-je en regardant les lèvres pleines et bizarrement sensuelles d’Angel. Elles sont rougies comme s’il avait passé son après-midi à rouler des patins à quelqu’un.

Cette « Rowan ». Un nom pareil… ça sent le pseudo elfique à plein nez.

Y a des filles qui ne sortent qu’avec des elfes, et qui les recherchent expressément. Qui changent leur nom comme ils le font eux, en trucs bizarres du genre « Aubépine », « Serment » ou « Besoin ». Ces filles-là, elles n’ont pas bonne réputation.

Mais bon. Si Angel a troqué un abri contre autre chose, en usant de son charme elfique, je ne peux pas lui en vouloir. C’est de bonne guerre, quand la température avoisine les moins cinq.

Et ça va descendre encore dans la nuit.

D’un geste du menton, les mains planquées sous les aisselles, je désigne son bras.

— Ça va comment, ton humérus ?

— Mieux. C’est réparé.

J’ouvre des yeux écarquillés.

— Déjà ?

— Je suis un elfe, répond Angel comme si ça expliquait tous les mystères de l’univers.

Mais oui. Probablement.

— Tu vas retourner chez toi, cette nuit ?

— J’ai pas de « chez moi », Ree.

Entendre mon nom dans sa bouche me provoque un violent frisson. Comme une douche froide. Je sais quelle valeur les « noms véritables » ont pour les elfes.

Il a dit mon prénom. Il s’en souvient…

Il peut donc me jeter des sorts. Me lier par un serment inviolable, me maudire ou me changer en gruagach, ou je ne sais quoi d’autre.

Mais je m’efface de la porte.

Tant pis pour la malédiction. Je peux pas le laisser dehors.

— Entre. Je vais bientôt fermer.

Angel hésite un instant, puis il entre d’un pas déterminé sur le palier. Je le vois néanmoins observer tout autour de lui, comme s’il scannait les environs. Il a une façon de se déplacer, féline et prudente, radicalement différente de celle des hommes que je fréquente.

— Tu travailles là ? me demande-t-il en soulevant un bouquin.

Je le lui reprends tout de suite.

— Touche pas à ça. C’est une édition spéciale qui vaut 45 dollars.

Je m’attends à ce qu’il rétorque que c’est cher, pour un livre. Comme le dirait Dan. Mais il ne répond rien. Il fait quelques pas dans la librairie, regarde un peu tout. Sa silhouette, haute et svelte, fait curieusement déplacée dans ce magasin. C’est comme si un des personnages de ces bouquins de fantasy que lit Jolene venait de prendre corps devant moi. Dans la pénombre, ses yeux reflètent la lumière comme ceux d’un chat… ou d’un loup.

— Tu sais lire ? lui demandé-je pour détendre l’atmosphère.

Angel me jette un regard blasé.

— Je suis évidemment illettré, comme tu l’avais bien deviné, rétorque-t-il d’un petit ton pince sans rire.

Je ne peux pas m’empêcher de sourire.

Touché.

— Excuse-moi, mais comme vous vivez dans la forêt…

— Vivre dans la forêt ne veut pas dire « analphabète », dit-il pensivement en soulevant une boule de Noël sur le comptoir.

Il l’agite un moment, la retourne. La neige en polystyrène se met à tomber dans un tourbillon de paillettes.

— Tu ne m’a pas répondu, ajoute Angel en se retournant face à moi, la boule toujours dans les mains.

— Oui, je travaille là, pour économiser des sous pour mon école d’art numérique.

— Ton école d’art numérique ?

Il ne doit pas savoir ce que c’est.

— Je veux devenir conceptrice de jeux-vidéos, avoué-je en sentant le rouge me monter aux joues. Pour ça, il faut que je fasse une école qui apprenne à coder des décors, dessiner des personnages et des concept-arts. Il y en a une qui est réputée à Minneapolis… mais ça coûte pas mal d’argent.

— Combien ?

— Plusieurs centaines de milliers de dollars, soufflé-je. Je peux contracter un prêt, mais en attendant, j’essaie de récolter le plus d’argent possible en travaillant ici… et ça me plaît. J’aime les livres, l’ambiance de ce magasin. C’est cool. Et la patronne est relax.

En fait, l’argent n’est pas le seul obstacle. Mais je ne peux pas le lui dire.

Angel continue de tripoter la boule de neige.

— Tu vends cet objet, aussi ?

— Tu peux la garder, je te la donne.

Je m’attends à ce qu’il refuse, me propose de payer ou me dise qu’il n’a rien à donner en échange ou le genre de truc qu’un elfe pourrait dire. Mais il se contente de relever son regard insondable sur moi.

Deux puits noirs qui boivent toute la lumière.

— C’est vrai ?

— Oui, tu peux l’avoir. Ce truc ne vaut rien.

Il me jette un regard bizarre, puis range la boule dans la poche de son perfecto.

Il ressort sa main aussitôt et me tend un de ces lacets en cuir au bout duquel pend un pierre ronde et noire.

— Tiens. Contre ta boule qui ne vaut rien.

Il dépose l’objet dans ma main.

— Qu’est-ce que c’est ?

Angel sourit dans un flash de canines.

— Ah, je suis content de pouvoir t’apprendre quelque chose… c’est une « crapaudine », une pierre-fée. Ça préserve des maladies, des poisons et du venin. Comme ton père travaille avec les frères de la forêt… ça pourra te servir.

— Les frères de la forêt … ?

— Les animaux sauvages, précise Angel dans un haussement d’épaules, presque gêné.

Après la potion magique, la pierre aux vertus curatives. Je n’y crois pas, mais c’est donné de bon cœur. Je me demande ce qu’il a d’autre dans ses poches.

— Tu dors où, ce soir ?

— Je sais pas encore, répond Angel. Peut-être chez Rowan. On verra.

Il ne retourne pas dans les bois. Il reste chez cette fille.

— Tu peux revenir chez nous, tu sais, lui dis-je en triturant ma mèche blanche, un peu embarrassée. Je crois que ça ferait plaisir à mon père.

— Je ne veux pas lui causer d’embarras.

— Je te l’ai dit, il adore soigner les…

… animaux.

Je m’arrête à temps.

— … les habitants de la forêt, terminé-je.

Angel me fixe bizarrement, le visage penché sur le côté. Et soudain, il tend la main, et attrape ma mèche entre ses longs doigts. Je suis trop choquée pour reculer.

— C’est naturel ? demande-t-il.

Je hoche la tête.

— Oui, soufflé-je sans le quitter des yeux, le mettant au défi de dire quelque chose.

Une mèche entièrement blanche dans des cheveux auburn. À 20 ans. Et évidemment, impossible à teindre.

— Chez nous, on dit que les humains qui ont ce genre de marque possèdent du sang de sorcière, observe pensivement Angel sans cesser de tripoter mes cheveux entre son index et son majeur.

— Ah bah merci…

— C’est un compliment.

— Après la potion et la crapaudine, le contraire m’aurait étonné… Bon, je vais rentrer. Il fait déjà noir, dehors.

Je finirai la déco demain. Macy va grogner, mais tant pis.

Angel sort du magasin avec moi.

— Je te raccompagne, me dit-il en se mettant d’office à marcher à mes côtés.

Je note qu’il connait parfaitement la route pour aller jusqu’à chez moi. Le petit chemin goudronné qui s’engouffre dans une trouée, débouche sur un escalier et, transformé en un chemin de terre, suit le cours d’eau à moitié gelé entre de pauvres arbustes dénudés et sertis de lierre moucheté de givre. Jusqu’au pont bétonné, qu’Angel traverse nonchalamment, les mains dans les poches. Il ne semble pas sentir le froid, ni être incommodé par le manque de lumière. Un moment, je manque de tomber, et il me rattrape en prenant mon bras. Je sens la pression de ses doigts sur mon biceps, la chaleur de sa main qui s’attarde légèrement.

Je reprends mes distances, gênée.

— Tu prends souvent ce chemin pour rentrer chez toi ? demande Angel.

J’hésite à lui répondre la vérité.

— Ça m’arrive parfois. Mais la plupart du temps, Dan passe me prendre en voiture.

Angel me glisse un regard du coin de l’œil.

— Dan. Ton petit copain.

Son ton s’est nettement refroidi.

Il ne l’aime vraiment pas.

— Oui.

— Ça fait combien de temps que t’es avec lui ? demande Angel, polaire.

— Bientôt deux ans.

— Tu comptes rester avec lui longtemps ?

L’audace de la question me coupe la chique.

Ce mec n’a aucun filtre.

— Euh, oui ? Je suis amoureuse de lui, je te signale !

— Si tu l’étais vraiment, tu n’aurais pas besoin de le dire, assène Angel d’un ton très calme.

Non mais je rêve… du mansplaining, maintenant !

— Hé, je t’ai pas demandé ton avis, Dr Love ! Et j’aimerais bien ne pas parler de ce sujet avec toi.

On se connait à peine. Mon père t’a ramassé au bord de la route hier. Et t’es un elfe, un délinquant qui se tape probablement toutes les fans du Seigneur des Anneaux du coin.

— Dan n’est pas un mec bien, insiste pourtant Angel.

J’ai envie de le recadrer – voire même de le pousser dans l’eau glacée – mais la curiosité est la plus forte. D’autant plus qu’on prête aux elfes des dons de prescience.

— Pourquoi tu dis ça ?

Il ne répond pas.

— Et toi, t’es un mec bien, peut-être ? répliqué-je alors, à court d’arguments.

Angel glisse son regard de lac sur moi.

— Moi, je ne suis pas ton mec.

La façon dont il dit ça, avec cette fierté hautaine… ça sonnait comme « et je ne le serai jamais ».

Là-dessus, il n’a pas tort.

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