Chapitre 4

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J’ai jamais vu une sorcière aussi belle.

Papa n’a pas l’air surpris en voyant revenir son patient. Je vois qu’il s’efforce d’agir naturellement, sûrement pour éviter que le jeune cerf prenne la fuite dans la forêt à nouveau. Il demande à examiner son bras. Je le suis en bas, une tasse de chai tea latte à la main, alors qu’il examine Angel. Quand il lui retire son t-shirt, je m’efforce de regarder ailleurs, en vain. Mes yeux sont irrésistiblement attirés par les tatouages sauvages et mystiques qui ornent les muscles longs et ciselés de l’elfe. Je ne jamais vu des motifs comme ça… ni de corps comme ça non plus, d’ailleurs. Angel est tellement différent de Dan, qui soulève de la fonte tous les jours. Il a les épaules larges et des pectoraux plutôt développés, mais un port de tête altier, des doigts longs, des membres découplés. Pas un gramme de gras. Une stature tout en finesse, en puissance et en souplesse. On dirait un grimpeur, ou un danseur.

Je croise le regard noir et pailleté d’étoiles d’Angel.

Zut. Il m’a vu le regarder.

Qu’il n’aille pas penser que je le prends pour une bête de foire… ou pire : qu’il se fasse des idées.

— C’est incroyable, s’exclame papa, les yeux sur la radio. Ton bras est déjà remis… et plus une trace de cicatrice ! Hier, tu présentais une double fracture ouverte.

— C’est grâce à vos bons soins, répond Angel en renfilant son t-shirt noir. J’ai trainé cette blessure pendant des jours. Si vous ne m’aviez pas soigné, je serais resté comme ça.

— Mais tout de même… est-ce que tu récupère aussi vite, d’habitude ?

— Oui, toujours, répond Angel.

Je sens une certaine réserve dans sa voix. Il n’a sans doute pas envie qu’on lui pose des questions sur les situations qui l’amènent à récolter des blessures aussi sévères régulièrement.

Mais évidemment, mon père met les pieds dans le plat.

— Tu vis où, Angel ? lui demande papa.

— Dans l’ancien centre de vacances près de l’écluse.

Exactement ce que disait Dan. Papa n’a pas l’air au courant, car son visage reste impassible.

— Vous avez l’eau courante ? Le chauffage ?

— Non, répond Angel avec un sourire en biseau.

Il est plus sur la défensive, presque insolent. Il doit être habitué à ce que les gens réagissent négativement, face à son style de vie.

Mais mon père continue, indifférent – ou inconscient – face à la réaction d’Angel.

— Il y a des enfants là-bas ?

— Quelques-uns, nous apprend Angel d’un ton raide, légèrement hérissé. Pourquoi ?

Son « pourquoi » sonnait comme un « t’es un flic ? ». Encore une fois, papa ne se laisse pas impressionner.

— Tu peux les amener ici, s’ils ont besoin d’être soignés. N’hésite pas. Je les examinerai gratuitement.

Angel jette à mon père un regard plutôt mauvais.

— Ils vont bien. On s’occupe d’eux, on se tient les coudes. On est une famille.

— Une famille vers laquelle tu ne voulais pas retourner, ose mon père.

Angel a l’air aussi stupéfait que moi par sa sortie. Je le vois plisser le nez, froncer les sourcils, ressemblant un court instant à un chat en colère, ou un loup qui s’apprête à mordre. Mais il se ravise. Papa continue de ranger son matériel d’un air placide, le dos arrondi, les visage baissé. Son attitude non-agressive désamorce Angel.

— J’ai été exclu du clan, avoue-t-il alors. Banni.

Papa ôte ses lunettes, nettoie ses verres embués. Toujours sans regarder Angel. Tout son corps semble clamer « je ne te provoque pas, je te ne juge pas, je ne suis pas un danger pour toi ».

Il sait vraiment y faire, réalisé-je, impressionnée.

Les puma en colère, les sangliers grognon… il a toujours réussi à calmer les plus sauvages des « frères de la forêt ».

— Je vois, dit-il alors. Tu peux rester ici, en tout cas.

Angel, les bras étroitement croisés autour de son torse long et svelte, scanne la pièce autour de lui. Les cages, les machines, les armoires à médicaments.

— Pas dans la clinique, précise alors mon père. Je te prête la remise au fond du jardin, le temps que les nuages se dissipent un peu pour toi. Elle est aménagée en studio… tu pourras même te faire à manger, si tu veux : il y a un réchaud et un petit frigo. Par contre, il faudra que tu viennes prendre ta douche ici. Il n’y en a pas là-bas.

Je rêve… il lui prête la chambre d’Angelo !

D’un autre côté, plus personne n’y vit. Et ce n’est pas comme si Angelo allait revenir un jour…

— Je ne peux pas accepter, répond Angel. Je ne pourrais jamais vous rembourser. Et je ne sais pas combien de temps cette situation va durer, avec le clan.

Le « clan ». C’est comme ça que les elfes nomment leurs gang. Comme le clan Campbell, ou le clan Uchiha.

— Je te solliciterai peut-être de temps en temps pour m’aider avec quelques patients, ose papa. Je suis tout seul en ce moment : mon assistante est partie en congé maternité. Et vu que Ree travaille cinq jours par semaine… je ne t’oblige à rien, bien sûr. C’est juste si tu veux éviter d’être redevable, ou je ne sais quoi d’autre. Mais en ce qui me concerne, tu peux rester ici tant que tu veux. Une fois, j’ai gardé un jeune ours pendant toute la saison d’hibernation.

— Je me rappelle cet épisode, intervins-je, ramenant le regard oblique d’Angel sur moi. Ce n’était pas de tout repos...

Mais en ce temps-là, Angelo et maman étaient encore là.

L’évocation de l’ours amène un sourire fugitif sur le visage d’Angel. Il a l’air convaincu par l’argument de papa.

— Je ne resterai que quelques jours, concède-t-il. Le temps d’arranger autre chose.

Rowan. Ou un autre de ses petites amies, je présume.

— Bien sûr, lui dit papa. En attendant, mi casa es sú casa.

Je sais ce qu’il pense. Qu’Angel va passer l’hiver avec nous, et c’est probablement ce qu’il souhaite. Mais est-ce une bonne chose, surtout en cette période de fêtes de Noël, si sensible pour nous ?

Papa va se retrouver tout seul avec lui pour le réveillon, quand je serais partie. Ça lui fera au moins une compagnie.


*


— La salle de bain est là, lui indiqué-je. Les serviettes sont en bas, dans la buanderie que je t’ai montrée. Tu devras faire ton linge tout seul, comme un grand. Je ne suis pas la bonniche de la maison.

Angel, qui m’a suivi docilement à l’étage pour la visite des lieux, me sourit.

— Chez nous, c’est le dernier arrivé dans le clan qui doit s’occuper de ça. Mais je faisais mon linge tout seul.

Je lui jette un regard par-dessus mon épaule :

— Vous avez des machines à laver, dans la forêt ?

— Non, on va au vieux lavoir. Les nuits de pleine lune.

Je frémis en me souvenant des histoires qu’on raconte sur ce lavoir. Des chants éthérés, des silhouettes fantomatiques qui trempent des étoffes tachées de sang dans l’eau glacée. En fait, c’était les elfes.

— Il y a des filles, dans votre… clan ?

Angel me fixe d’un air paresseux, son demi-sourire toujours accroché au visage.

— Il y en a.

— Est-ce que ce sont les mères des…

— Non. Y a déjà trop d’orphelins à récupérer.

— Des orphelins… ?

— Nous sommes tous des orphelins, dans le clan. J’ai été abandonné par ma mère à la naissance parce que mon père était elfe. C’est le cas de tous les membres des Black Heart. D’où le nom : « fils du Cœur Noir ».

Il fait donc partie de ce clan. Cette fois, c’est officiel : le doute n’est plus permis.

Et surtout… il n’est pas cent pour cent elfe. Il y a de l’humain en lui.

— Pourquoi pas « filles du Cœur Noir » ? lui demandé-je pour en savoir plus sur ces femmes elfes.

Je n’en ai jamais vu en ville. On ne voit que des mâles, bardés de cuir, de velours et de symboles anciens, avec leurs cheveux longs, leur grâce dangereuse et leurs yeux de feu.

— Elles ont leur propre clan, indépendant du nôtre.

— Mais vous vivez ensemble.

— Pas tout le temps. Elles sont peu nombreuses, et souvent attaquées par les Autres. C’est pour ça qu’on les a intégrés à notre groupe, m’apprend Angel.

— Les « Autres » ?

— C’est comme ça qu’on appelle les non-elfes.

Les gens comme moi, donc. Qui, d’après ce que prétend Angel, attaquent leurs femelles.

Mais c’est sans doute vrai. Si ces filles elfes existent, elles doivent être divinement belles, et susciter toutes les convoitises. Comme lui.

Il est tout près de moi, dans ce couloir. Je peux même voir la minuscule cicatrice qu’il a sur la lèvre. Je baisse la tête et prends mes distances.

Cette odeur… épicéa, feuillage vert profond, anis étoilé et paillettes argentées. On dirait un parfum de Noël naturel, ou cette bougie super chère que maman m’avait ramenée un jour de San Francisco.

Je me fais violence pour sortir de ma torpeur hypnotique.

— J’imagine que tu veux te laver, lui dis-je, la gorge sèche. Je vais te monter des serviettes. Si t’as besoin de savon ou de mousse à raser, tu peux prendre les trucs de papa. Il ne dira rien : comme tu l’as vu, il aime partager.

— Je me suis déjà douché deux fois chez Rowan, répond Angel en rejetant sa lourde chevelure de soie noire en arrière. Et nous, les elfes mâles, on n’a pas de poils sur le visage. Ailleurs, c’est possible, mais pas de barbe.

Merci pour ces précisions… la pire étant la mention de la double séance d’ablutions chez sa meuf. Deux douches dans la même journée, ça ne veut pas dire autre chose que : « on a baisé. »

Il veut que je le sache.

— Bon. Je te laisse tranquille. Si t’as besoin de quelque chose, t’as qu’à demander, conclus-je d’un ton bougon.

Les longs doigts d’Angel s’enroulent autour de mon poignet, comme du lierre autour d’un tronc.

— Tu ne m’accompagnes pas à la remise ?

Non mais, il ne veut pas que je le borde, en plus ?

— J’imagine que tu sauras trouver ton chemin tout seul ? La remise est cette cabane est au fond du jardin. On la voie d’ici, tiens ! répliqué-je en pointant la fenêtre au bout du couloir.

Angel baisse les yeux et sourit. Cette façon élégante de s’avouer vaincu est tellement craquante que je sens une boule nerveuse se former dans mon plexus.

Stop, Ree. Tu ne vas pas commencer à trouver cet elfe sans-gêne mignon, à t’émouvoir des charmes douteux d’un Legolas ténébreux. Reprends-toi !

Et dire que Dan sera hors de ma portée pendant trois jours. Alors qu’Angel, lui, sera là, dans la réserve, à secouer sa crinière de jais et se mordiller les ongles avec ses petites canines pointues comme il le fait présentement, en me regardant.

Ce mec est un elfe, et il a une copine. Peut-être même plusieurs, vu sa manière de s’inviter chez les gens comme un chat errant qui vient butiner à plusieurs gamelles.

— On dîne à neuf heures, lui dis-je avant de m’enfuir.

Je sens son regard dans mon dos alors que je m’échappe dans l’escalier.

Chassée de chez moi par un elfe. Mais où va-t-on.

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