Chapitre 5

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Je crois qu’elle est jalouse de Rowan.


Avez-vous déjà vu un elfe à table ? Moi, c’est la première fois. Interdite, je fixe Angel tandis qu’il troue méthodiquement son épi de maïs avec sa fourchette. Visiblement, il ne sait pas se servir de cet instrument. Ni manger un épi de maïs grillé au beurre.

Je suis fascinée par ses canines. Elles sont vraiment pointues. Je savais que les elfes avaient certaines caractéristiques prédatrices, mais je ne me doutais pas qu’ils avaient les canines aussi longues. Angel me voit le regarder. Il s’arrête de massacrer sa nourriture et la repose.

— Tu aimes le maïs, Angel ? demande mon père.

Son invité hoche la tête.

— Oui, c’est très bon, merci.

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé. Est-ce que tu apprécies cette nourriture ?

— Oui, c’est parfait, merci.

On dirait qu’il récite des phrases tirées d’un manuel de conversation. « Voyage chez les indigènes humains », ou un truc du genre.

— Qu’est-ce que vous mangez, habituellement ? insiste papa.

« Vous » : les elfes. Angel comprend l’intention, et ses yeux prennent un éclat plus minéral.

Il n’aime pas qu’on souligne sa différence, réalisé-je.

— Ce qu’on trouve, réplique-t-il.

Papa lâche l’affaire.

Après le repas, Angel nous aide à ranger, mais il est peu efficace. Finalement, papa lui dit de s’asseoir. Angel ne sait pas quoi faire. Il tourne en rond, et finit par retourner dans sa remise. J’en profite pour appeler Dan. Je ne lui dis pas qu’Angel est revenu : je sais qu’il ne comprendrait pas, et que cette nouvelle l’inquiéterait. Ce serait mauvais pour sa concentration avant le match. Je discute un peu avec lui, le regard rivé vers le jardin enneigé, la remise à la lisière des arbres. La lumière est éteinte. Angel doit dormir. Mais au moment où je recule vers le lit, la lumière s’allume dans la remise, et je vois qu’Angel est debout devant la fenêtre, les yeux braqués sur moi. À contrejour, avec la lueur des lampions qui se reflète dans ses iris, ils brillent comme les prunelles d’un loup.

Je ferme le rideau, tout en continuant à parler avec Dan au téléphone.


*


Le lendemain, pour me remercier de ma contribution à la décoration que j’ai commencé à installer la veille, Macy me libère en début d’après-midi, ce qui me permet de faire quelques courses. En rentrant vers seize heures, je trouve mon père en pleine recherche sur Internet.

— Où est Angel ? m’enquis-je en le voyant faire défiler une liste de propositions à sa question « que mangent les elfes ? »

— Il dort. En fait, il a dormi toute la journée.

— Ah bon ?

Papa hoche la tête.

— Je crois que tu as bien fait de le ramener, Ree. Même si sa fracture s’est remise en un temps record, il ne va pas bien. Je suis allé prendre sa température temporale tout à l’heure, et il a une fièvre anormalement élevée. Je ne sais pas combien ont les elfes dans leur fonctionnement normal, mais il avait un petit 38,5.

— Tu crois qu’il est malade ?

— Je ne sais pas. Je cherche. Demain, si tu as un peu de temps, essaie de voir si tu n’as pas des bouquins sur les elfes au magasin. Moi, je fais chou blanc.

Pas étonnant. Il y a peu d’informations sur eux. Il n’y a que depuis une petite vingtaine d’années qu’ils ont commencé à sortir du bois. Ils ne vont pas à l’hôpital, et aucun scientifique n’a pu vraiment en examiner un.

— Je ne pensais pas que les elfes étaient aussi mystérieux, me confirme mon père. Je suis étonné de l’absence de recherches à leur sujet !

— Angel m’a dit qu’il était à moitié humain.

Papa hausse un sourcil.

— Vraiment ?

— Il m’a dit que tous les jeunes de son gang étaient comme lui. Des métis abandonnés par leurs parents parce qu’ils sont à moitié elfes.

— Je me doutais bien que c’était une histoire comme ça, murmure mon père en glissant un regard vers moi. Même si c’est une culture différente de la nôtre, ils ne peuvent pas être naturellement criminels. C’est juste qu’ils n’ont nulle part où aller.

— C’est ce qu’il m’a dit.

— J’ai parlé au shérif Simons pour essayer de savoir s’il n’y avait pas un jeune porté disparu dans le fichier national. Il m’a posé des questions, et je lui ai dit que j’avais récupéré un elfe accidenté sur le bord de la route. Il m’a conseillé de le remettre là où je l’avais trouvé… je trouve ça dingue, la démission des autorités à propos de cette communauté ! Personne n’essaie de les aider, s’insurge papa tout en continuant à faire défiler ses résultats.

Ils ne sont guère édifiants. Et surtout contradictoires. Beaucoup de sources folkloriques, de légendes, contes allemands et autres chansons écossaises. On parle de nourriture crue ou à peine cuite, de racines, de fruits de saison, de lait, de sucre… ou de sang.

— Les elfes ne veulent peut-être pas de notre aide, tenté-je. Angel avait l’air très satisfait de sa façon de vivre.

— Sauf qu’il est chez nous, rappelle papa, et qu’il dort sans discontinuer depuis hier soir. Je crois qu’il a traversé des choses très difficiles. Ah, une aversion au sel. Les sources ont l’air unanimes là-dessus… il n’a pas dû apprécier la tonne de sel que j’avais mis sur le maïs hier soir ! J’ai bien vu qu’il n’aimait pas trop.

— Il l’a mangé quand même, remarqué-je. C’est peut-être ça qui l’a rendu malade.

— Faut vraiment que je trouve ce qu’ils mangent, répète papa, visiblement catastrophé par la perspective de maltraiter Angel malgré lui. Tu ne peux pas m’aider, Ree ? Essaie de lui poser des questions, à l’occasion. Il a l’air d’être en confiance, avec toi. Moins sur la défensive, plus sûr de lui. Et tu as son âge.

Rien n’est moins certain. Je le pense même plus âgé, peut-être de cinq ans. Et si Angel est plus à l’aise avec moi, c’est parce que je suis une fille, devant qui il peut rouler des mécaniques. Mais je décide d’aller le voir quand même, surmontant à la fois mon aversion pour lui et l’ombre de mon frère qui hante la remise.

Ce n’est déjà plus la même ambiance. Angel n’a pas fermé la porte à clé, et en entrant, je suis surprise du froid glacial qui règne dans la cabane. Normal : la fenêtre est ouverte, laissant l’air gelé de la forêt envahir la pièce. Angel est pelotonné dans le lit, enfoui sous une tonne de couvertures. Je ne vois que sa chevelure obsidienne qui dépasse, et une oreille à la pointe effilée.

— Angel ? Ça va ? Papa m’a dit que tu étais malade…

La couverture se soulève doucement au rythme de sa respiration. Il ne répond pas. Papa avait raison : on dirait vraiment qu’il hiberne, comme un ours.

Mue par une impulsion aussi subite qu’irrépressible, j’avance la main pour toucher son oreille pointue. Il se réveille aussitôt.

— On ne t’a jamais dit que c’était impoli de toucher l’oreille d’un elfe sans son consentement ? me dit-il en posant son regard de nuit sur moi.

Une honte terrible me saisit.

— Désolée. Je ne voulais pas te réveiller.

— Je ne dormais pas.

— Tu n’as pas répondu quand je t’ai appelé…

— Parce que je ne le voulais pas, nuance, réplique-t-il d’un air revêche. Je ne suis pas un chien, à répondre quand on l’appelle du surnom qu’on l’a affublé.

Qu’est-ce qu’il a ? Depuis le début, il n’a jamais été facile. Mais après avoir discuté avec moi de manière plutôt aimable, la veille, voilà qu’il me met presque dehors.

Il n’a pas dû apprécier les questions de papa hier, ni les miennes. Les légendes disent que les elfes se vexent facilement, et apparemment, c’est vrai.

— Tu es malade ?

— Non.

— Alors pourquoi tu restes au lit ?

— J’attendais qu’il fasse nuit, lâche-t-il en jetant un coup d’œil dehors.

C’est déjà presque le cas. Le soleil a obliqué derrière les arbres au moment où je traversais le jardin, et désormais, ils sont noyés dans les ombres.

— Pourquoi la nuit ? Le soleil va te changer en pierre, comme les trolls dans les contes ?

Angel roule sur le dos et baille ostensiblement, me montrant ses canines aussi pointues que des crocs, plus longues que la normale.

Les elfes ne dédaignent pas le sang. Ils apprécient notamment celui des vaches, qu’ils prélèvent dans les champs où paissent les bêtes si on les laisse la nuit, et celui des jeunes femmes, qu’ils recueillent après les avoir séduites sur le bord des chemins ou dans les bals où ils s’invitent. Laisser devant la porte de l’étable ou de la maison une coupelle remplie de lait sucré et de baies rouges suffit en général à les éloigner, surtout si l’offrande est associée à une couronne de sorbier clouée sur la porte.

— Tu vas faire quoi, cette nuit ? insisté-je.

— Je ne sais pas. Peut-être lire l’un des comics de ton frère. Il a une sacré collection.

Je pose les yeux sur l’étagère en question.

— Oui, il… adorait DC.

— Ensuite, j’irai sans doute faire un tour en ville, ajoute Angel en glissant un petit regard oblique vers moi.

Voir cette Rowan.

— Il faudra que tu ailles le dire à papa, si tu sors, dis-je avec une note malvenue de contrariété dans la voix.

— Pourquoi ? Je suis son prisonnier ? réplique Angel, métallique.

— Non. Mais il s’inquiète pour toi ! Et ce n’est pas l’hôtel, ici. Tu ne peux pas aller et venir quand ça te chante, tout ça parce que tu veux aller voir ta petite amie en ville.

J’ai failli dire « quand le caleçon te démange », mais je me suis retenue à temps. C’est plutôt stupéfiant, la vitesse avec laquelle je perds mes moyens face à lui. Il a le don de me mettre dans un état d’irritation que j’ai peu atteint jusqu’ici, même les rares fois où je me suis disputée avec Dan.

— Je vais très bien, grince Angel entre ses dents. Je ne suis ici que parce que ton père m’a invité. C’est provisoire, et je vais le rembourser.

— En potions magiques et crapaudines ?

Les yeux d’Angel lancent des éclairs.

— En vrai argent, siffle-t-il en rabattant les couvertures. Tu me prends pour un mendiant ? Je paie toujours mes dettes, quelles qu’elles soient !

Je tourne la tête en réalisant qu’il n’est vêtu que d’un bas de jogging piqué à Angelo. Il sort du lit en me bousculant presque. Je le suis des yeux alors qu’il remet en hâte son t-shirt, et le sweat que papa lui avait donné le premier jour. J’aperçois deux ailes d’ange tatouées dans son dos, parmi d’autres motifs moins reconnaissables… d’habitude, je trouve ce genre de tatouage d’un goût douteux, mais sur lui, bizarrement, ça fait bien, et même, approprié. C’est sans doute ça qui a poussé papa à l’appeler Angel, plus que son visage beau comme un chant.

En attendant, il a peut-être un physique parfait, mais il garde un caractère de cochon sauvage. Il sort de la remise sans m’adresser ni parole ni regard, et se dirige vers la maison.

L’appel de la bouffe reste plus fort que celui de la forêt, constaté-je avec un sourire secret en le voyant pousser la porte de la cuisine.

Je reste stupéfaite du sans gêne de cet elfe. Il a beau dire qu’il va « payer » - comment, on l’ignore encore -, il n’empêche qu’il fait comme s’il était chez lui.

À la grande joie de papa, que j’aperçois discuter jovialement avec lui dans la cuisine.

C’est bizarre de les voir ensemble. On dirait presqu’un père et son fils. Angelo serait peut-être devenu comme ça, avec cette silhouette sauvage, dangereuse, cette allure de fauve indompté et indomptable, s’il avait réussi à intégrer les Black Heart. Il parait que les rares humains qui arrivent à les rejoindre deviennent comme eux.

Sauf que ça n’a pas fonctionné pour Angelo. Blackfyre n’a pas voulu.

J’arrive dans la cuisine au moment où papa est en train d’expliquer le principe des pancakes à Angel.

— Rowan ne sait pas les faire ? demandé-je l’air de rien, sans le regarder, alors qu’il se débat avec la casserole.

— Elle est vegan, me lance-t-il en réponse.

Je suis surprise qu’il connaisse ce mot.

— Oh. Alors le menu, c’est steak de soja et petite salade ?

— Elle m’autorise à manger de la viande, quand je vais chez elle, grince-t-il en me jetant un regard noir. Mais je ne le fais pas, par respect pour elle. Et je n’aime pas la viande qui sort des abattoirs. C’est un système concentrationnaire immonde.

— C’est bien de faire preuve de respect et de politesse en allant chez les gens. Tu devrais faire ça plus souvent. Chez nous, par exemple, persiflé-je.

Papa intervient.

— Bon, ne vous disputez pas, tous les deux, dit-il comme si on était deux sales gamins. Angel, tu sais allumer les feux ?

— Voilà des allumettes, ajouté-je en ouvrant le tiroir.

— Pas besoin, grogne-t-il.

Et, sans cesser de me regarder, il claque des doigts devant les plaques. À ma grande stupéfaction, les flammes apparaissent toutes seules, se reflétant dans les billes dures et féroces d’Angel, qui ne m’a pas quitté des yeux.

De la magie elfique, constaté-je, pétrifiée.

Papa n’a rien vu.

Angel me fait un drôle de sourire, comme s’il me mettait au défi de dire quelque chose. Puis il commence à verser la pâte liquide que mon père a préparé pour lui sur la casserole. Elle est pleine de grumeaux.

— Ree les fait mieux que moi, dit papa comme s’il s’excusait. Elle t’en fera la prochaine fois. Tu pourras apprendre avec elle. Hein, Ree ? Et pourquoi pas un atelier de gâteaux de Noël ? Tu pourrais apprendre à Angel à faire les biscuits à la cannelle et le stollen. C’est une coutume qu’on a dans la partie mexicaine de notre famille, qui est aussi originaire d’Allemagne, comme 1% des Mexicains. Nous sommes une famille très diversifiée, tu sais !

Un atelier de quoi ? Et papa qui lui sort la brochure familiale…

— Ce serait avec plaisir, me tance Angel avec son mauvais sourire. J’aimerais beaucoup qu’Alexandra me fasse goûter à sa délicieuse pâtisserie.

Je rêve, ou il m’a appelée Alexandra ?

— Vous n’avez qu’à faire ça ce week-end. Qu’en penses-tu, Ree ?

Au lieu de répondre, je me tourne vers Angel.

— Comment connais-tu ce nom ?

— Ton père me l’a dit.

— Personne ne m’appelle comme ça, sauf les très très proches, ou mes pires ennemis !

Angel esquisse un rictus lourd de sens.

Il se fiche de moi…

— Papa ! Tu lui as dit que je m’appelais Alexandra ?

Il hausse les épaules.

— Je ne savais pas que c’était un secret, Ree.

Ils ont donc parlé de moi tous les deux. Que se sont-ils dit ? Est-ce que c’est Angel qui a posé la question ?

Mais mon père embraye.

— Quelles sont les coutumes elfiques de la fin d’année, Angel ? Est-ce que vous avez un arbre de Noël, une cuisine spéciale ?

— Oui. On décore l’arbre dans la grande salle, et on part chasser tous ensemble pour le banquet.

« Chasser ». Chasser quoi ? Des ragondins ?

— Qu’est-ce que vous mettez dans l’arbre ?

— Des fruits, de la nourriture, des objets brillants, répond Angel, laconique.

Il ne semble pas désireux de s’étendre.

— Comme nous, alors ! s’exclame papa, toujours prompt à humaniser les elfes.

Angel n’a pas l’air convaincu. Mais il n’en dit pas plus, et continue de me fixer bizarrement, tout en se rongeant le pouce.

— Et les enfants ? Ils reçoivent des cadeaux ?

— Chez nous, Noël n’est pas particulièrement une fête pour les enfants, répond Angel.

— C’était le cas en Europe avant également, explique papa, toujours heureux d’étaler sa science. Ce n’est devenu ainsi qu’au 19° siècle, avec l’industrialisation et l’exode rural…

— Et Coca-Cola, l’inventeur du Père Noël ? souris-je à mon père.

— Exactement. Avant, les personnages qui nous rendaient visite à cette période étaient loin d’être de gros bonhommes débonnaires… ma grand-mère maternelle me racontait toujours que, dans son Tyrol natal, c’était des bandes de démons et d’esprits des bois très effrayants, qui venaient visiter les maisons une à une. Les gens en avaient très peur. Si on ne leur donnait pas un verre de schnaps et des friandises, ils cassaient tout et battaient les hommes avec des tiges de bouleau. Et en Espagne, c’était carrément un ours qui venait…

Sûrement des elfes déguisés. Ils nous soutiraient déjà de la bouffe, à cette époque lointaine.

Angel écoute tout cela avec un drôle de sourire lointain. Il doit penser que mon père est un doux rêveur. Ce qu’il est, en réalité.

— Ta crêpe est cuite, murmuré-je en la retirant du feu.

Angel se laisse servir sans rien dire. Je lui tends un pot de confiture, du chocolat en poudre et du sucre. Il choisit la confiture, bien rouge.

Ils aiment la nourriture rouge.

— Je compte aller en ville, tout à l’heure, annonce Angel en tartinant son pancake.

— Ah ! Très bien. Pendant que tu y es, si tu veux me rendre un petit service… tu veux y aller avec Ree ?

— Pourquoi pas ? sourit Angel en posant son regard minéral sur moi.

Le saligaud…

— Je suis fatiguée, papa, maugréé-je. Je sors du boulot, je te rappelle. Aucune envie de ressortir faire les courses !

— Bon, je vais demander à Angel alors. Je comptais décorer un peu la maison… on est déjà début décembre, après tout.

Je relève la tête vers mon père, surprise. C’est la première fois qu’il propose de décorer la maison aux couleurs de Noël, depuis le départ de maman.

Et la mort d’Angelo.

— Il y a ce nouveau magasin de déco scandinave qui vient d’ouvrir. On y trouve de tout, des articles vraiment chouettes, paraît-il. Et il faudra installer un sapin.

— Un sapin ? Vous allez le couper dans la forêt ? demande Angel en fronçant les sourcils.

— Non. En acheter un en pot, qu’on replantera. Ça se fait de plus en plus.

Angel observe prudemment papa. C’est vrai que les elfes n’aiment pas qu’on coupe les arbres… j’ai déjà entendu ça quelque part. Peut-être dans le Seigneur des Anneaux.

— Je peux l’acheter pour vous, dit-il d’un ton décidé. Dites-moi juste où.

— Oh, merci, Angel. Pendant ce temps-là, je vais faire de la place avec Ree dans le salon.

Ouais. C’est moi qui vais passer le balai, quoi.

— Prends ma voiture, et je vais te donner de l’argent aussi… commence mon père en sortant son portefeuille. Je crois qu’il y a une opération sapins sur le parking de Costco.

— Pas la peine. Je tiens à le payer, coupe Angel.

Avec quel argent ? Il compte le voler ?

— Mais je veux bien la voiture, ajoute-t-il.

Je fixe papa, peu rassurée. Est-ce qu’Angel a son permis ? Saura-t-il conduire son gros pick-up sans le planter dans une congère ?

— Je vais te donner les papiers, au cas où le shérif t’arrêterait. N’hésite pas à lui dire de m’appeler, si ça arrive. Tu as un téléphone, Angel ?

— Ne vous inquiétez pas, répond Angel en prenant les clés. Et non, j’ai pas de téléphone.

Papa profite qu’Angel fasse un saut dans sa remise pour se tourner vers moi.

— J’aimerais vraiment que tu ailles avec lui, Ree. J’ai peur que la police l’arrête. Délit de faciès… si tu es là, il pourra prouver que je lui ai bien prêté la voiture.

Je prends le temps de bien regarder mon père dans les yeux.

— Papa… n’essaie pas de me coller Angel dans les pattes. Il ne m’est pas forcément sympathique…

Il fait mine d’être étonné.

— Vous avez l’air de bien vous entendre, pourtant ?

— C’est juste un air, justement, soupiré-je.

Mais je vois bien que la situation l’inquiète. Je le comprends : prêter sa grosse voiture à un délinquant juvénile qu’il connait à peine, et qui n’a probablement pas le permis… Et de mon côté, cette opération sapin décidée par mon père me permettra de surveiller Angel, et de l’empêcher de rejoindre cette Rowan. Qu’il ne prenne pas trop ses aises, et ne croît pas que parce que papa l’a à la bonne, il peut mener en paix sa vie de débauché et transformer la remise en lupanar !

Je me dirige jusqu’à la voiture, dans la ferme intention de conduire. Mais papa a déjà filé les clés à Angel. Tout ça, je le sais, parce que je suis une fille.

Angel ouvre le Hummer et s’installe au volant comme s’il avait fait ça toute sa vie. Je suis obligée de monter à côté, ce que je fais les bras croisés.

— T’as déjà conduit ça ?

— Ouais, répond Angel en mettant le contact.

Je hausse un sourcil dubitatif. Mais je dois avouer qu’il a l’air de savoir ce qu’il fait.

— Tu refuses qu’on coupe des sapins, mais tu conduis des grosses thermiques polluantes… quel étrange paradoxe !

— La forêt, c’est notre territoire, murmure-t-il en amorçant la marche arrière. Comment tu le vivrais, si je venais couper des arbres dans ton jardin ?

— La forêt n’appartient pas aux elfes, à ce que je sache !

— Maintenant, si.

— Depuis quand ?

— Depuis que mon clan s’y est installé, assène Angel d’un air possessif.

Mon clan. Ma forêt. Pour un sans-domicile fixe qui squatte à droite à gauche, je le trouve très dominant. Mais je préfère ne rien dire.

— Et Rowan ? finis-je par demander alors que la voiture s’engage sur la route.

— Quoi, Rowan ?

— Tu ne comptes pas aller la voir ? Elle doit s’inquiéter.

— Rowan est habituée à mes allées et venues. C’est pas le genre à poser des questions indiscrètes, ou à se mêler de la vie des gens.

Je suis soufflée qu’il ose me balancer ça. Mais je ne me laisse pas museler.

— C’est indiscret, de parler de ta copine ? Moi, je n’ai aucun problème pour parler de Dan !

— Rowan n’est pas « ma copine ». Du moins, pas dans le sens où vous l’entendez, vous, les humains.

— Les elfes pratiquent l’union libre ? Moi, j’ai toujours trouvé que c’était un prétexte foireux pour déguiser un manque d’engagement et de sérieux. Et souvent, comme par hasard, ça ne marche que dans un sens !

— Chez nous, tant qu’on n’a pas trouvé la bonne personne, on est libre, oui, réplique Angel sans me regarder.

— Ça veut dire que Rowan n’est pas la bonne personne ? Et pourtant, tu couches avec elle.

J’ai osé lui balancer ce missile, et je n’en suis pas peu fière. Malheureusement, il semble avoir manqué sa cible. Et la réplique est terrible :

— C’est une humaine. Même si elle comprend et respecte nos coutumes, elle ne pourra jamais être mon âme-sœur, celle qui m’est destinée.

Et vlan, encore une dans la tronche. Il me balance des fins de non-recevoir à la volée, et avec la régularité d’un métronome.

C’est une « humaine ». Une nulle, quoi.

— Tu n’es pas à moitié humain, toi ? tenté-je, comme un baroud d’honneur.

— J’ai fait mon choix, murmure-t-il. Rowan n’a pas fait le sien.

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