Chapitre 6
C’est quand elle est furieuse qu’elle est la plus belle.
J’en suis encore à ressasser son « c’est une humaine, elle ne pourra jamais être mon âme-sœur » (comme si on avait absolument d’une « âme-sœur », déjà, c’est bien un truc d’elfe !) lorsqu’Angel s’arrête dans le parking du Costco. À peine sorti de la voiture, il grimace face au déluge de lumière et de Mariah Carey, puis se plante devant un arbrisseau qui sépare les places les unes des autres.
— Ils mettent même les arbres en cage ! grogne-t-il, les sourcils froncés, avant de s’accroupir pour ramasser une poignée de feuilles mortes dans le petit carré de béton où l’arbre est enchâssé.
Je le vois murmurer quelque chose sur les feuilles, qu’il tient dans sa main ouverte. Puis il se relève et les fourre dans sa poche.
— Un rituel elfique d’adoration des arbres ? ironisé-je.
— Tu vas voir.
Angel marche d’un pas vif vers le stand de Noël, les mains dans les poches de son blouson en cuir. Il attire les regards, c’est certain. Une mère de famille lui lance une œillade de cheval inquiet et change de direction, quitte à renverser son caddie rempli à ras bord de décorations kitsch. Sans prêter la moindre attention aux réactions qu’il suscite, Angel navigue entre les sapins, les effleurant du bout de ses longs doigts. Pas une seule fois il ne me demande mon avis : en tant que banale humaine, mon expertise arboricole ne doit pas être suffisante à ses yeux.
Finalement, il s’arrête devant un arbre touffu, au faîte bien droit.
— C’est lui qu’il faut, décide-t-il.
— Lui ?
— C’est le rejeton d’un plant sauvage, qui vient d’une grande forêt primaire de l’autre côté de la frontière, un territoire encore libre et fier, déclame-t-il comme s’il parlait d’une vraie personne. Enfin, ce qu’il en reste… on va le ramener chez toi, l’honorer pendant tout le mois du sacrifice, puis on le plantera dans ton jardin, où il prospèrera.
— Le sacrifice ? grimacé-je. Quel sacrifice ?
Angel ne me répond pas. Il s’est déjà planté devant le vendeur.
— Je veux celui-là, annonce-t-il au vendeur qui le regarde d’un sale œil.
— T’as de quoi payer ?
Je suis stupéfaite de la grossièreté de cet employé. Mais bon. Il a des préjugés sur les elfes, comme tout le monde.
— Attendez, dis-je en sortant mon portefeuille. Je vais…
Mais Angel me devance en sortant une grosse liasse de billets de sa poche.
— Voilà, grince-t-il en les fourrant dans la main du vendeur. Il y a le compte.
Le type les recompte un à un. Les elfes ont la réputation de ne pas savoir compter : alors, il vérifie.
Angel est déjà reparti devant son roi des forêts.
— On l’embarque, murmure-t-il en l’attrapant par le tronc.
Il le transporte sans effort jusqu’à la voiture, où j’ouvre le coffre. Quand il a fini de le charger, je me tourne vers Angel.
— Tu avais tout cet argent sur toi ?
Il me sourit.
— Pas un peso.
— Mais alors comment as-tu…
Angel tend sa paume.
— Donne ta main.
Je m’exécute, et il pose un billet dedans, sorti de sa poche.
— Tu viens de me dire que tu n’avais pas d’argent…
— J’en ai pas, répond-il en remontant dans la voiture.
Je m’installe sur le siège passager. Lorsque je regarde ma main à nouveau, je constate qu’elle ne contient plus qu’une feuille.
— Comment as-tu fait ça ?
Angel éclate d’un rire féroce.
— Rien de plus simple. Jamais entendu parler du « glamour » féérique ?
Je secoue la tête négativement. Je me sens idiote, et surtout, coupable.
— Papa serait furieux s’il savait que tu avais volé cet arbre, Angel !
— Ce mec l’avait volé lui-même à la forêt. Il a tué toute sa famille, les as débité en rondelles, puis l’a vendu, lui, pour être esclave chez les Autres pendant quelques semaines avant d’être jeté et lui-même débité en rondelles. Il a attendu toutes ces journées dans l’angoisse sur le bitume stérile au milieu des cadavres de ses pairs, inutiles, car ne pouvant être recyclés par la terre. Alors excuse-moi, mais une poignée de feuilles, c’était cher payé. Et cela reste du papier.
— Ce n’est qu’un employé ! Il n’a pas fait tout ce que tu décris lui-même.
— Alors, il sera payé pareil, vol ou pas, réplique Angel en mettant le contact.
J’en reste bouche bée. Jamais je n’ai entendu des idées de ce genre… mais il faut reconnaitre qu’aussi exagérées soient-elles, malheureusement, elles sonnent juste.
L’opération Noël n’est pas finie. Papa nous a chargé d’aller acheter également de la déco au nouveau magasin scandinave. C’est en plein centre, pas loin de là où je travaille.
— Ne vole rien, cette fois, murmuré-je à Angel en passant le seuil du magasin. C’est moi qui vais payer.
— Comme tu veux.
Je le regarde toucher à tout, comme s’il découvrait l’abondance capitaliste pour la première fois.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il en attrapant un personnage avec un bonnet et de grandes oreilles pointues.
— Un elfe de Noël, réponds-je en lui arrachant l’objet des mains pour le remettre dans le rayon. Et comme on en a déjà un, celui-là, on le prend pas.
Angel plisse les yeux.
— Un elfe ?
— Oui, une aide du Père Noël. Un lutin, si tu préfères.
En réalité, les elfes sont grands. Plus grands que la plupart des humains.
— Vous vous sentez obligés de nous rabaisser pour vous rassurer… grince Angel. Je comprends. Ça doit être plus facile de se dire qu’on a affaire à des lutins de dix centimètres qu’à des chasseurs au corps et au cœur forgé par le feu de l’adversité !
— C’est plus facile et acceptable, oui, grogné-je en retour. Moi, je préfère les elfes mignons que les sauvages qui hantent les bois.
Le regard de lame d’Angel fuse par-dessus son épaule.
— Vraiment ?
— Bien sûr. Tout le monde tremble, en ville, depuis que vous êtes là. T’as qu’à regarder le vide autour de nous... On est en plein Black Friday, et personne dans les rayons ! Il a suffit que tu entres dans ce magasin pour que les gens fassent place nette. Rien d’étonnant… Y a un elfe de gang qui vient de débarquer dans leur boutique de quartier.
Angel s’arrête de fouiller les rayons, et il se plante devant moi. Il ne fait aucun effort pour avoir l’air moins intimidant. Il me regarde du haut de sa grande silhouette sombre, l’air dédaigneux.
— Tu préférerais que je sois un de ces types insipides avec la raie sur côté, qui joue au football ou au hockey ? Je sais que c’est faux. Les gens ont peut-être peur, mais je vois bien comment certains nous regardent. Certaines, notamment. Cette flamme dans les yeux… Tu l’as, toi aussi.
Encore une fois, son audace m’étouffe presque. Je bafouille, incrédule.
— Je te regarde comment, d’après toi ?
Et une fois de plus, il élude.
— Ne me fais pas croire que tu préfèrerais que je sois comme ton mec, ce Dan. Je peux lire en toi.
Mais putain…
— Je ne préfère rien du tout, répliqué-je, rouge de colère. Tu pourrais être un sanglier ramassé dans la forêt que ce serait la même. Je te subis, Angel, pour faire plaisir à mon père dépressif qui semble reprendre un semblant d’intérêt pour la vie depuis qu’il t’a ramassé dans un fossé. Mais je me fiche de toi : je préfèrerais même que tu ne sois jamais apparu chez nous. Et comme tu l’as rappelé toi-même, j’ai un copain, dont je suis amoureuse !
Il braque son regard incandescent dans le mien.
Cet éclat dangereux… on dirait les braises qui couvent dans la cheminée, menaçant de se changer en incendie.
— Arrête de me mentir, Alexandra. Tu ne l’aimes pas. Tu peux peut-être te persuader du contraire, mais tu n’arriveras pas à me convaincre ! Ce type te musèle. Il t’ôte ta liberté, t’empêche d’être toi-même.
Non mais on est où, là ? D’où il se permet de me parler comme ça ?
— C’est toi qui m’empêches d’être « moi-même », Angel ! susurré-je. En me prêtant des intentions que je n’ai pas, en squattant la chambre de mon frère mort, en te baladant à moitié à poil devant moi, et en prétendant que je suis attirée par toi. Je n’ai…
— T’es attirée par moi ? coupe-t-il sans me lâcher des yeux, le souffle rauque.
Je suis au bord de l’anévrisme. Comment il retourne le truc…
C’était son but depuis le début. M’attirer dans ce marécage.
— Putain, non, soufflé-je. Plutôt mourir !
— Moi, je suis attiré par toi, assène-t-il alors sans sourire, toujours de la même voix lugubre. Depuis que je t’ai vue dans ce sous-sol qui sent la douleur animale et les produits qui piquent. Pas seulement parce que t’as du sang de sorcière. Y a autre chose. Je sais pas ce que c’est, et ça m’énerve.
La révélation m’ôte le souffle. Lui, attiré par moi ?
Il se penche en avant, approchant son visage à la beauté inhumaine du mien.
— Tu m’as jeté un sort. Toi, ou quelqu’un d’autre, murmure-t-il.
— Non, je… je ne t’ai jeté aucun sort, enfin ! Il y a deux jours, je ne savais même pas que tu existais !
Et tout était plus simple.
— Tu crois ça ?
Il me toise, les bras croisés.
De près, il est si grand, et dégage une telle aura…
Quel sale type. Je le déteste.
Plus qu’une semaine et demie à supporter sa présence. Ça passera vite, avec le boulot.
Ensuite, tu t’envoles pour le ski. Ça va te ressourcer. Quand tu reviendras, il ne sera plus là. Il aura vidé les lieux. Et surtout, tu partiras avec Dan. Tu iras t’installer chez lui.
— Si Dan était là… réussis-je à menacer du bout des lèvres.
— Quoi, Dan ? répond Angel en levant un sourcil hautain. Il ne tiendrait pas une minute face à moi. Jusqu’à mon bannissement, je n’avais jamais perdu un combat !
Parce qu’il se bat, en plus. Normal pour un thug, remarque.
— Il faut bien un début à tout ! Dan est joueur de hockey, présélectionné au niveau national. Et c’est un méchant, quand il veut. Il tape fort.
— J’ai déjà cassé la gueule à des mecs comme ça, rétorque Angel en relevant le menton. Et de toute façon, comme tu l’as vu, il me suffirait de claquer des doigts pour qu’il mange dans ma main. Tu as eu un aperçu de ce que je suis capable de faire… dis-toi que ce n’était qu’un échantillon.
Quelle morgue ! Il est vraiment insupportable.
— Je savais que t’étais qu’un sale voyou, mal intentionné, grincé-je. Avec Dan, on a essayé de mettre papa en garde ! Là, tu me montres enfin ton vrai visage.
— Je ne t’ai rien caché du tout, réplique Angel en fronçant les sourcils. Je me montre tel que je suis. Quant à ton père, laisse-le en-dehors de ça. Contrairement à toi, il a une belle âme. C’est même étonnant qu’il ait pu avoir une fille aussi pimbêche.
— Espèce de… !
Je lève la main pour le gifler, mais il l’intercepte. Et la maintient sans effort.
— Je ne te le conseille pas, siffle-t-il. Je pourrais répliquer.
— Parce que tu frappes les femmes, en plus ! m’insurgé-je.
— J’ai d’autres armes. Et ne commence pas une guerre si tu n’es pas prête à la livrer !
Il me relâche le poignet.
On reste tous les deux face à face, à se fixer en silence.
C’est pas du tout comme ça que j’avais prévu ma fin de journée.
— Donne-moi les clés de la voiture, ordonné-je d’une voix blanche en tendant la main. Et ne t’avises pas de me mettre une feuille morte à la place !
Angel me regarde encore un moment, les prunelles flambantes de colère. Puis il me pose les clés dans la paume.
— Tu sais conduire ce pick-up ? demande-t-il, condescendant.
— Oui, grogné-je. J’ai le permis, moi !
Angel ne cherche même pas à me contredire.
— Je n’ai rien demandé de tel. Je me fiche que tu l’aies ou non, je suis pas flic… je veux juste éviter qu’il t’arrive quelque chose pendant que t’es sous ma protection.
Là, j’éclate de rire, les joues en feu.
— Ta « protection » ? Laisse-moi rire ! Personne ne t’a demandé quoi que ce soit, « Angel », ou quel que soit ton nom. Au passage, celui-là ne te va pas du tout ! « Devil », ou « Damon » aurait été plus approprié.
— Ton père, grogne-t-il dans un éclat de canine. Il m’a demandé de veiller sur toi !
— C’est pas ton boulot, merde ! explosé-je. Si y en a un qui doit me protéger, à la rigueur, c’est Dan.
— Et qui te protègerait de Dan, alors ?
— Personne ! C’est mon copain, quand est-ce que tu vas te faire à cette idée ? Repars chez ta Rowan.
— Rowan ne m’appartient pas.
— C’est pourtant chez elle que tu vas miauler quand toutes les autres chatières sont fermées, non ? crié-je avec un rictus métallique.
Mais qu’est-ce que t’es en train de dire Ree.
— C’est pas ce que tu crois ! s’insurge Angel, tous crocs dehors.
— Je ne crois rien du tout ! Je veux juste que t’arrêtes de foutre le bordel dans ma vie, OK ?
Tu le connais depuis deux jours, et tu te disputes avec lui comme un vieux couple.
Nos hurlements finissent d’ailleurs par attirer quelqu’un.
— Tout va bien, mademoiselle ? ose demander le gérant du magasin. Si oui, je vous demanderais de faire moins de bruit…
Je m’aperçois alors qu’il s’est créé un véritable attroupement autour de nous. À cause d’Angel, je suis devenue l’attraction du magasin. Je suis entourée de mines catastrophées, pour ne pas dire horrifiées. Je reconnais quelques têtes connues, comme l’apprentie du salon de coiffure que je fréquente, une pote de Trisha (merde !), et même, Jolene, ma collègue à la librairie, qui tend le cou dans le fond pour ne rien manquer de la scène.
Dès demain, toute la ville saura que je me dispute avec un elfe.
L’elfe en question fait un pas en avant, pour se positionner devant moi, me poussant presque dans son dos. Je suis obligée de bouger pour voir ce qu’il se passe, un peu comme Jolene tout à l’heure.
— Y a aucun problème, gronde-t-il, menaçant.
— C’est à la jeune femme que je demandais ça, réplique le gérant, soudain agressif. Pas à toi, l’elfe !
C’est fou. Angel provoque des réactions épidermiques. Pas seulement chez moi. Chez les autres aussi.
Il serre son poing tatoué.
— Tout va bien, répète-t-il d’une voix qui ressemble à un grommellement de loup. Mêlez-vous de vos affaires !
Dehors, j’aperçois les sirènes d’une voiture de flics. Le shérif. Quelqu’un a dû l’appeler.
Je pense à mon père, à ce qu’il m’a raconté de son grand-père, qui a traversé une chaine de montagnes pour échapper à un état fasciste. À sa façon de toujours prendre la défense des minorités. Si Simons arrête son protégé, il m’en voudra à mort.
— Viens, soufflé-je en attrapant la main d’Angel. On rentre.
Il se tourne vers moi, aussi surpris qu’un chat échaudé. Je le tire dans les rayons, sortant par l’autre porte, de l’autre-côté.
— Dépêche-toi ! lui intimé-je en le poussant dans le dos.
Il se laisse faire, trop étonné pour réagir autrement. Une fois dans la rue, comme il reste planté là, je reprends sa manche et le conduis vers l’endroit où on a garé la voiture, où je me mets d’office au volant. On dirait qu’il a perdu toute son énergie vindicative de tout à l’heure, que le conflit l’a vidé.
— Monte. Grouille, un peu !
Angel hésite une seconde, jette un œil par-dessus son épaule, vers la rue où avance lentement une voiture de patrouille.
Ils le cherchent.
— Allez !
Nouveau coup d’œil vers moi. Puis il monte.
*
— Pas un mot de tout ça à papa, finis-je par dire après plusieurs minutes de conduite silencieuse.
Assis à côté de moi, Angel fixe le paysage par la fenêtre, les bras croisés. Quand il fait mine de sortir une clope d’un vieux paquet tout écrasé, je l’arrête.
— On ne fume pas !
Il me toise un instant, puis range ses cigarettes.
— Merci, finit-il par dire sans me regarder. De ne pas avoir laissé ces flics m’embarquer. Ils n’auraient pas pu m’attraper, cela dit, mais c’était généreux de ta part.
Il ne peut pas s’empêcher, c’est dingue…
— Je croyais que ça ne se disait pas, « merci », chez les elfes ?
— À une humaine qui m’a aidé, je peux le dire.
— Ouais. Bah une soirée comme ça, je m’en serais bien passée, tu vois. Le vol du sapin d’abord, puis l’engueulade, et enfin, la poursuite avec les forces de l’ordre… c’est peut-être la routine pour toi, mais je suis habituée à une vie plus calme, personnellement !
— Désolé, bougonne Angel en regardant la fenêtre.
— Je ne trainerai plus avec toi. C’était la première et la dernière fois.
Je m’attends à une pique acérée comme il sait si bien les envoyer, mais cette fois, il ne dit rien. Il garde les yeux sur ses mains, les sourcils légèrement froncés.
Je ne peux pas m’empêcher de lui jeter un petit regard, puis un deuxième. Mes yeux sont irrésistiblement attirés, comme un bout de fer à un aimant.
Ça devrait être interdit d’être aussi beau. Surtout couplé à un caractère pareil.
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