Chapitre 7
Elle me fait perdre tous mes moyens.
« On déplore une vingtaine de blessés, et de très nombreuses vitrines fracassées… comme chaque année, la facture va s’élever à plusieurs milliers de dollars de dégâts, juste avant Noël »
Ils ne parlent que de ça à la télé. L’émeute qu’il y eut à New York entre les elfes et les flics. Et les violences qui éclatent un peu partout ailleurs, avec des groupes d’elfes armés. C’est pour ça que les flics cherchaient Angel hier. Dans cette ambiance électrique, il n’a suffi que d’un signalement.
Les elfes sont connus pour devenir violents quatre fois dans l’année : à l’approche de Noël et du nouvel an, puis en mai, en juin, et enfin, pour Halloween, cette période étant de loin la pire. Les fêtes les poussent à braquer des magasins, à ennuyer les filles, à se battre avec d’autres bandes.
Je me suis juré que je ne parlerais plus à Angel. Pourtant, en voyant ces images tourner en boucle aux infos – celles de magasins dévastés, de violences urbaines de toute sortes, mais jamais des elfes eux-mêmes, car ils ne se laissent pas filmer et que leur magie dérègle les caméras -, je ne peux pas m’empêcher de m’adresser à lui.
— Pourquoi vous faites ça ? Gâcher toutes nos plus belles fêtes, chaque année ?
Angel pose sur moi un regard à briser les pierres. Dans la lumière du feu de cheminée devant lequel il se réchauffe paresseusement, ses yeux ont un étrange éclat vert.
— Arrête, Ree, intervient papa. Cela n’a rien à voir avec lui. Angel est aussi étranger à ces évènements que tu ne l’es des Mexicains qui vendent de la drogue ou franchissent la frontière illégalement.
Touché. Papa a toujours les bons arguments.
Mais Angel, lui, n’a toujours pas enterré la hache de guerre. En fait, il est en colère depuis la veille.
— Non, elle a raison, lâche-t-il. Ces périodes-là, et particulièrement celle de la fin de l’année, c’est celle de l’initiation, dans les clans. Les jeunes doivent faire leurs preuves. C’est pour ça qu’il y a de la casse.
Papa le regarde sans rien dire. Je sais qu’il est très curieux du mode de vie mystérieux des elfes, et qu’il aimerait en savoir plus.
— Et donc, cette initiation consiste à voler dans les magasins ? demandé-je.
Angel relève le menton d’un air hautain.
— Tu ne comprendrais pas, murmure-t-il.
— Ah mais je suis tout ouïe. Explique-moi, je suis prête à tout entendre !
Il se lève, abandonne la banquette près du feu où il était nonchalamment étalé et repart dans sa remise.
— Vas-y mollo avec lui, dit calmement mon père. Il vient effectivement de l’un de ces gangs, et ne connait rien d’autre. Ça ne sert à rien de le braquer.
La remarque de papa m’irrite plus que jamais.
— Pourquoi tu le défends toujours ? Dan m’a parlé du gang dont il vient, les Sons of the Black Heart. C’est celui qu’Angelo avait tenté en vain d’intégrer, dirigé par ce Blackfyre qui lui avait probablement monté la tête… et qui, accessoirement, a ruiné les espoirs de Tyler d’être sélectionné pour une ligue universitaire en lui pétant les deux genoux !
Mais mon père est convaincu de ce qu’il fait.
— Je le défends, parce qu’il n’a pas eu de chance dans la vie. Est-ce que tu as essayé une seconde d’imaginer ce qu’a pu être la vie de ce garçon, Ree ? Abandonné par sa propre mère, probablement ballotté de foyer en foyer, puis placé dans l’un de ces centres pénitentiaires spéciaux où ils enferment les elfes lorsqu’ils arrivent à les attraper. La loi du gang, c’est la seule structure qu’il a trouvée, et ses membres, sa seule famille. Ce Blackfyre doit être comme un père, pour lui. Le seul qu’il a. Angel a dû être forgé par lui, comme les loups matent les leurs.
Parce que son véritable père est un fae de sang pur qui a mis sa mère enceinte avant de disparaitre, comme tous les elfes. Ils séduisent des femmes hors de leur communauté, les engrossent, et elles abandonnent les bébés dans la forêt pour qu’ils les récupèrent. Un peu comme Angel compte faire avec Rowan, qu’il ne visite que pour le gîte, le couvert, et le sexe, évidemment.
Et le pire, c’est qu’il s’imagine pouvoir faire la même chose ici, avec ses trucs de séducteur de pacotille. Il croit que ses airs ténébreux, ses longs cheveux noirs, son look de bad-boy et ses oreilles pointues suffisent pour mettre toutes les filles à ses pieds. Eh bien, je vais lui prouver que non !
*
— Jolene, tu ne saurais pas me conseiller des bouquins sur les elfes ?
Ma collègue pose la pile de livres qu’elle était en train de transporter. Son regard s’illumine. Il faut dire que c’est rare que je fasse appel à son expertise.
— Des livres avec des elfes ? Attends, je vais te trouver ça ! Justement, on vient de recevoir la dernière édition reliée du Silmarillion…
— Non, des livres qui parlent des vrais elfes. Comme ceux qu’on a en ville.
Ceux qui ne font pas rêver, qui attaquent les gens et vivent comme des bohémiens.
Elle se fige.
— Oh… tu demandes ça à cause de celui avec qui tu étais hier ?
C’est vrai que Jolene était dans le magasin scandinave… elle a vu ma dispute violente avec Angel. Mais elle n’osait pas m’en parler avant.
— Oui. En partie, admets-je.
Jolene me regarde de trois-quarts, un mystérieux sourire sur les lèvres.
— Il est mignon… très mignon, même.
Là n’est pas la question ! Et pourtant, je sens mes joues chauffer.
— Mouais… mon père lui loue la cabane au fond du jardin pour un temps indéterminé. Le problème, c’est qu’on ne sait pas trop ce que les elfes mangent, leurs habitudes, ce genre de choses. Et on ne peut pas dire qu’il soit très coopératif ni bavard. Du coup, papa m’a chargé de lui ramener des livres sur les elfes.
— Je crois qu’il n’y en a pas ici, en dehors de la fantasy… ah, on a ce bouquin sur le folklore elfique européen… tu veux que je te le sorte ? C’est des vieux trucs, mais écrits par une autorité, un scientifique, un truc du genre.
— Oui, merci, Jolene.
Elle disparait dans la réserve, puis revient avec un gros bouquin magnifiquement jaspé à la feuille d’or.
— Voilà. Contes et légendes elfiques d’Europe.
Contes et légendes… c’est tout ce qu’on a. Mais c’est mieux que rien.
Je le feuillette. C’est un très beau livre, c’est sûr. Mais il montre de beaux chevaliers en armure chevauchant dans la forêt, des fées diaphanes lavant leurs longs cheveux blancs dans la rivière, des ruines enchantées chargées de lierre, des arbres chargés de pommes dorées dans un verger onirique, des amoureux aux oreilles pointues se jurant des serments éternels sur des ponts enneigés. Rien à voir avec la réalité des elfes qui hantent nos périphéries.
— Y a aucune information sur leur mode de vie, murmuré-je en lisant le vieux chant écossais du « Chevalier elfe ».
Encore un qui séduit une pauvre paysanne n’ayant rien demandé, en déboulant de nulle part sur un grand cheval noir aux oreilles rouges sur lequel il comptait l’embarquer.
Tu m’étonnes que tout le monde les déteste.
— Pour ça… répond Jolene, un doigts sur les lèvres. Je crois que tu devrais aller faire un tour à la boutique de magie, au coin de l’avenue. Ils ont plein de bouquins de ce genre, et la fille est une sorcière… elle en connait un rayon sur les elfes.
Je relève la tête du livre, soudain intéressée.
— Une sorcière ?
Tu as probablement du sang de sorcière. C'était les mots d'Angel, dans ce même magasin, lorsqu'il a pris ma mèche blanche entre ses longs doigts.
Je me sens rougir à nouveau.
— Elle fait partie d’un coven wiccan, m’explique Jolene sans prêter attention à mon trouble. D’après ce qu’on dit, ce coven est assez proche des Black Heart, le clan elfique qui vit dans la forêt. S’il y en a une qui a les réponses à tes questions, c’est elle !
Elle. La sorcière. Bon.
— T’as qu’à y aller maintenant, me propose généreusement Jolene. Je peux tenir le magasin toute seule : y aura personne à cette heure-là.
Je la remercie chaleureusement, et je file dans les rues enneigées.
*
Je n’avais jamais remarqué cette boutique avant, et je me demande comment. Elle est magnifique, avec sa devanture de bois coffré, son panneau en fer forgé à l’ancienne et sa décoration qui évoque l’hiver dans une forêt enchantée. Pas un signe religieux : que des couronnes de baies rouges, feuilles de houx, morceaux de bouleaux blancs et étoiles en papier bleu pâle. En entrant dans le magasin – où je suis annoncée par un carillon cristallin -, je tombe nez à nez avec un arbre magnifique, en plein milieu de la pièce. Mais ce n’est pas un sapin. C’est un chêne magnifiquement doré, décoré de petites figurines naïves en paille et en bois.
Une jeune femme rousse s’approche.
— C’est un vrai ? lui demandé-je en touchant les feuilles du bout du doigt.
— Oui. Une grosse branche morte tombée dans la forêt, arrachée par une tempête, qu’on a monté sur un socle.
Pas coupée, donc.
Je me tourne vers elle. Je reste un instant muette face à sa beauté, sa peau de lait, constellée de taches de rousseur, ses grands yeux noisette qui reflètent la lumière tamisée de son magasin, sa petite bouche sexy et son nez retroussé. Elle porte un corset qui met joliment en valeur sa taille fine et ses formes généreuses, et une jupe large en tulle noir. Ses cheveux ont la flamboyance cuivrée d’un feu de cheminée.
Elle ne porte aucun bijou, si ce n’est un petit anneau d’or sur la narine, très discret, et un lacet en cuir au bout duquel pend une améthyste.
Immédiatement, je comprends que c’est elle.
Rowan.
La meuf d’Angel.
— Je peux vous aider ? me demande-t-elle de sa voix douce et veloutée.
Je le regarde en silence. J’hésite à dire non et partir. Mais à quoi cela servirait-il ? Je ne suis pas en concurrence avec cette fille. C’est Angel qui fait tout pour éveiller ma jalousie, alors que ce sentiment n’a pas lieu d’être.
— Pourquoi un chêne, plutôt qu’un sapin ? lui demandé-je.
Elle sourit, brossant ses pommettes de ses longs cils recourbés.
— Dans la tradition wiccane, on célèbre le chêne comme symbole de la mort et de la renaissance, car ce n’est pas un semper virens, une essence qui reste verte toute l’année. Pour nous, Yule, le nom païen de Noël, est une fête qui célèbre le sacrifice.
Sacrifice. Encore ce mot.
— Sacrifice de quoi ?
— Du roi de l’année.
Je hoche la tête sans comprendre.
— Il y a quatre temps de fête importants dans l’ancienne tradition : Beltane, Walpurgis, Samhain et Yule. Chacune d’elle correspond aux solstices. Ces fêtes célèbre le cycle naturel, la mort, la naissance, le renouveau.
— C’est à cause de ça que les elfes se déchaînent pendant ces périodes ?
À cette évocation, j’ai l’impression que son œil brille un peu plus.
— Les fils de la forêt conduisent d’importants rituels pendant ces périodes, corrige-t-elle.
Les « fils de la forêt ». Je comprends qu’elle est gagnée à leur cause. Pour elle, les elfes doivent être des « eco-warriors » modernes, ou un truc du genre.
— Pourquoi pas les « filles de la forêt » ? Il y a des filles, chez eux, aussi, non ? demandé-je avec une pointe d’acidité.
— Pas tellement. Il nait une elfe pour cinq mâles. Et peu d’entre elles parviennent à rejoindre les clans.
— Comment ça ? demandé-je en fronçant les sourcils.
— Les elfes, lorsqu’ils sont jeunes, sont des créatures naïves et vulnérables. Les femelles, avec leur beauté hors du monde, attisent toutes sortes de convoitises. Et comme elles sont souvent abandonnées, sans existence légale, hors du système… elles se retrouvent souvent prises dans des réseaux criminels, ou par des prédateurs isolés. C’est l’une des raisons des raids des clans. Délivrer leurs sœurs.
— C’est horrible, murmuré-je, choquée.
Je savais que les elfes étaient souvent élevés dans des centres spéciaux un peu à l’écart des contrôles et du regard des médias. Mais j’ignorais le sort des elfes femelles… la rage d’Angel à l’égard des « Autres » me parait plus claire, à présent.
Papa a raison, réalisé-je. J’ai été dure avec lui.
Bon. Ça n’enlève rien au fait qu’il s’est montré un peu trop intrusif.
— Tu connais Shaun Blackfyre ? demandé-je à Rowan par acquit de conscience.
Un sourire dégoulinant d’amour et d’admiration s’affiche sur son joli visage de poupée.
— Shaun… il est tellement…
Elle kiffe leur boss, aussi. Elle doit tous se les taper, en fait.
— Tellement quoi ?
— C’est l’ard-æl, dit-elle en reprenant un semblant de contenance. Leur chef. Le vrai.
Le mâle alpha, quoi.
— Le vrai ? Parce qu’il y a un faux ?
— Un autre chasseur a tenté de lui contester ce titre, récemment. Mais je ne devrais pas te raconter ça.
Angel. C’est lui qui s’est fritté avec ce Shaun Blackfyre. Qui lui a pété le bras…
Notre invité me parait plus sympathique, soudain. Il remonte dans mon estime.
— J’ai encore une question. Que mangent les elfes ? Naturellement, je veux dire.
Rowan relève son regard ambré sur moi.
— Les elfes suivent le cycle de notre mère Nature. Ils prélèvent dans la forêt ce qu’elle leur donne, dans le respect et l’économie. Ils ne chassent que ce dont ils ont besoin sur le moment et ne tuent pas les jeunes et les femelles.
— Ils chassent, dis-je sourdement.
— Oui. Des cerfs, principalement, plus haut, dans l’ancienne forêt. Mais ils cueillent aussi des baies, ramassent ce que la forêt a à offrir. Et nous, les gardiens des anciennes des traditions, leur amenons régulièrement des vivres. Jamais de sel, que de la nourriture crue, non transformée.
Des survivalistes crudivores sans gluten radicaux. Ils doivent crever de faim. Et il y a des enfants dans cette secte... !
Donc, si on veut faire plaisir à Angel, il faut lui offrir du gibier. Qu’on aura chassé nous-même, en respectant les rites.
Comme cette sorcière, Rowan. Qui lui offre probablement tout ce qu’il veut, et en mettant les formes. Elle doit le traiter comme un prince, et il doit adorer ça.
— Ils aiment beaucoup le lait et le sucre, me confirme Rowan. Si tu veux faire une offrande de nourriture à un elfe, tu peux lui cuisiner un gâteau cru, comme une pavlova, par exemple.
L’une des pâtisseries les plus difficiles à faire. Super. Ils ne pouvaient pas aimer les cupcakes : non, trop facile. Il fallait un gâteau méga-chiant.
— Merci. J’y penserai.
Quand je voudrais faire plaisir à un elfe. Et ce n’est pas près d’arriver.
— Ah oui. Et dans leur culture, on ne dit pas merci, et on ne s’excuse pas. Quand on veut faire amende honorable ou remercier quelqu’un, cela doit se traduire par un cadeau, ou un acte fort. Pas des paroles.
Oui, j’avais déjà remarqué que les elfes ne disaient pas désolé, jamais.
J’achète un livre sur la Wicca à Rowan, puis je la quitte, en lui disant que je repasserai. Je suis curieuse de cette fille. Et un peu moins énervée par elle depuis que je mets un visage sur son nom. De toute façon, aussi belle soit elle, il n’y a pas lieu d’être jalouse. Elle et moi, on ne vit pas dans le même monde. Je suis la copine comblée du mec le plus populaire de la ville, un homme fort, généreux, droit dans ses bottes, que j’aime et qui m’aime. Je me fiche de la ou des filles que se tape Angel. De toute façon, il a dit lui-même que Rowan n’était pas son « âme-sœur », et surtout, elle semble plus accro à « l’ard-æl » Shaun Blackfyre qu’à lui.
S’il me fait trop chier, un de ces jours, je lui balancerai cette révélation.
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