Chapitre 8
Elle sent l’odeur de Rowan.
À la maison, Angel se fait dorer la pilule près du feu, comme d’habitude. Les yeux mi-clos, renversé sur les fausses fourrures, il se la coule douce, comme s’il ne se reposait pas assez. Ses longs cheveux noirs pendent le long de la banquette, tels une parure de loup sur la blanche peau de mouton. À croire que c’est fait exprès… j’ai une subite envie de les lui tirer.
Quel poseur.
— Ça va ? La journée n’a pas été trop dure ? dis-je en posant mon sac.
Le regard vert sapin d’Angel fuse sous ses paupières. Cela me met encore plus en rogne de constater qu’il a les yeux de cette couleur si rare. Les premiers jours, à cause de ses pupilles dilatées, je croyais qu’il avait les yeux tout noirs. Mais en fait, ils sont verts. Vert émeraude, vert feuillage ou vert fluo, selon les éclairages.
C’est odieux d’être aussi beau. Et de venir se montrer de cette façon, comme un gâteau inaccessible qui vient narguer une personne au régime.
— Angel m’a aidé à poser les guirlandes lumineuses sur la façade et dans l’arbre dehors, explique mon père en déboulant dans le salon. Il est monté sur le toit et tout. Sans lui, je n’aurais pas pu les installer. Tu les as vues ?
Je secoue la tête. J’étais tellement dans mon truc, à réfléchir à Rowan et tout ce qu’elle m’a dit, que je n’ai même pas pensé à relever les yeux. Je me sens soudain très ingrate. Papa s’est décarcassé pour rendre la maison accueillante et joyeuse pour les fêtes, comme avant.
Parce qu’Angel est là. C’est pour lui qu’il fait ça.
Je jette un regard peu amène à ce dernier. Un bras nonchalamment passé derrière sa tête, il me fixe en silence.
J’ai aidé ton père, Alexandra. Je suis le fils parfait, celui qu’il voulait, et n’a jamais eu. Le rebelle aux cheveux longs qui affronte la société à la force de ses seuls poings et de sa pureté militante. Et toi, t’as fait quoi aujourd’hui, à part mener une vie mortellement banale et enrichir le capitalisme ?
Voilà le message qu’il renvoie. Ce changeling, qui a pris la place de mon frère. Après tout, son gang d’elfes est apparu en ville quasiment le lendemain de la mort d’Angelo.
Je serre les dents, ravalant une remarque cinglante.
— Comment était le boulot, Ree ? demande gentiment mon père. J’imagine que les gens commencent à faire leurs achats de Noël.
— Ils ont commencé bien avant, oui. Mais j’ai pris un livre qui pourrait t’intéresser.
— Ah ! Merci. Je le regarderai tout à l’heure.
Il a tout de suite compris de quoi il s’agissait. Mais pour l’heure, il est fatigué, et nous laisse pour aller s’avachir devant la télé. Je reste seule dans le renfoncement autour du foyer circulaire, avec Angel qui me nargue de son petit air supérieur et provocateur, de l’autre côté du foyer.
Il ne me lâche pas des yeux. Comme toujours.
— Je vais me faire un thé, grommelé-je.
Le temps que je lave les mains, passe dans la cuisine me servir un thé au caramel et revienne, Angel a déjà fouillé dans mes affaires. Plus précisément, le sac de livres.
— Hé ! Touche pas à ça !
Trop tard. Il a vu le bouquin que Jolene m’a filé sur les elfes – dieu merci, pas celui sur la sorcellerie. S’il savait que j’étais allée voir sa copine… il me mènerait une vie d’enfer, c’est sûr.
— Contes et légendes elfiques d’Europe… lit-il sans la moindre difficulté.
Il feuillette le bouquin, et le met hors de ma portée en le tendant haut au-dessus de ma tête lorsque j’essaye de le reprendre. Rien de plus facile, vu sa taille, et la mienne.
— Tu t’intéresses à ceux de mon peuple ? demande-t-il en posant son regard aigu sur moi.
Et voilà. Ça ne pouvait pas louper.
— Non. C’est ma collègue qui me l’a passé au boulot, après nous avoir vu tous les deux la veille au magasin scandinave.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Que tu étais très mignon.
Mais ne voulant bien évidemment pas lui faire ce plaisir, je ne réponds pas. Qu’il tire lui-même les conclusions qui s’imposent.
Mon silence ne plait pas à Angel.
— Si tu te poses des questions sur nous, demande-moi, au lieu de lire des bouquins écrits par des humains qui n’y connaissent rien, lâche-t-il d’un air hautain.
— Je ne me pose aucune question sur vous, grogné-je en retour, si ce n’est quand vous allez enfin repartir et nous laisser en paix. De toute façon, les elfes décrits dans ce bouquin n’ont rien à voir avec les elfes actuels. Maintenant, rends-moi ça ! On me l’a prêté. Si tu l’abimes, je serais obligée de le payer.
Angel me tend le livre en silence.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne nous connais pas, finit-il par dire.
— Je te connais, toi.
— Tu crois me connaitre, nuance.
Mais c’est pas vrai… il a réponse à tout.
— Ce que je vois est suffisamment éloquent, bougonné-je. Et c’est très éloigné des beaux et nobles chevaliers sur leurs destriers que nous montre ce livre !
Angel se rapproche encore, me dominant de toute sa hauteur, le menton levé et les yeux baissés dédaigneusement sur ma pauvre personne. Je déteste quand il fait ça, et il le fait souvent.
— Je te prouverai que tu te trompes sur nous. Et sur moi, déclare-t-il sans cesser de me fixer.
D’habitude, je cède devant ces manières intimidantes. Mais cette fois, je soutiens son regard perçant.
— Ah oui ? Comment ?
Ce regard… est-ce qu’une telle couleur existe, dans la nature ? Chez les hommes normaux, sûrement pas.
La tension est brutalement interrompue par la sonnerie du téléphone. Papa a gardé un fixe, accroché sur le mur de la cuisine, à l’ancienne… et pour qu’on appelle à cette heure-là, ça doit être grave.
— … Oui… Je comprends. J’arrive tout de suite.
— Qu’est ce qui se passe ? demandé-je en m’approchant de lui, pas mécontente d’être libérée d’Angel.
Il a une façon de me capturer avec son regard qui me ferait presque peur.
L’attention de papa va de l’un à l’autre.
— Je ne peux pas rester avec vous ce soir, les jeunes, dit-il en s’adressant à nous deux. Je dois aller veiller une jument en coliques. C’est pas sûr qu’elle passe la nuit…
Angel intervient aussitôt.
— Emmenez-moi avec vous.
Ce n’est pas une proposition, mais un ordre. Sa voix est assurée, et il fixe mon père dans les yeux. Ce dernier baisse la tête, ennuyé.
— Je ne suis pas sûr que le vieux Rogers apprécie de voir un… quelqu’un qu’il ne connait pas dans ce moment difficile, Angel. Il est très attaché à sa jument.
— Justement. Vous avez dit que vous aviez besoin d’un assistant. Et je m’y connais en chevaux, ajoute-t-il en jetant un regard incisif dans ma direction.
J’entends très bien la suite : « … contrairement à ce que Ree s’imagine. »
— C’est vrai ?
— Oui. Je peux la soigner.
Papa hésite. Mais il fait tellement confiance à Angel qu’il lui lance les clés de son pick-up.
— D’accord. Tu conduis, muchacho. Vamonos !
En dépit de cette injonction énergique, Angel prend le lead sans aucun problème, comme si c’était naturel. Il balance son manteau en cuir noir sur ses épaules découplées – je précise qu’il ne porte toujours pas de pull – et se dirige à grands pas chaloupés vers la sortie.
Le vieux Rogers va en faire une crise cardiaque, quand il va voir ce jeune voyou aux oreilles pointues débarquer chez lui.
Mais je vais enfin passer une soirée tranquille.
— Bon courage, glissé-je à mon père.
Il en aura doublement besoin.
*
Depuis que papa fait ce boulot, j’ai acquis une sorte d’immunité. Ce n’est pas que je suis insensible, mais plutôt que j’ai appris à fermer mon cœur pour ne pas souffrir. Je le fais pour la mort des animaux, pour le souvenir de mon frère. Et, présentement, pour me prémunir des assauts particulièrement agressifs d’Angel. Si je n’y prends pas garde, je vais succomber au « glamour féérique » de cet elfe, comme toutes ces idiotes qui se pâment sur leur passage en ville.
Tout ça pour qu’il dise « ce n’est qu’une humaine sans importance » à la prochaine qu’il tentera de coucher dans son lit.
Les elfes sont très forts pour charmer leur monde, et encore plus pour rejeter, après. Ce n’est pas pour rien que leur gang s’appelle « les fils du cœur noir ». Parce qu’ils n’en ont pas, justement.
Très vite, je me retrouve à tourner en rond autour du sapin de Noël, toujours nu. On est repartis du magasin scandinave sans avoir acheté de décorations, la dernière fois. Forcément. Poursuivis par les flics… mais à présent, cet arbre dépouillé semble jurer, comme un rappel de la farce qu’est devenue notre famille, faussement recomposée par cet Angel qui joue à la fois le rôle de mon frère, de mon pote et de mon mec, alors que c’est le plus proche de ce qu’on pourrait appeler mon pire ennemi. C’est Dan qui devrait être là à la maison pendant cette période, et qui devrait partager cette complicité avec mon père. Décorer la maison avec lui, lui faire ses courses, et même, l’épauler pendant ce moment difficile qu’est la mort d’un cheval. Sauf que papa n’a pas cette relation avec Dan. Il ne l’a jamais eue. Ni même avec Angelo, d’ailleurs. Avec Angel, il rattrape tout ce qu’il aurait voulu faire avec son fils. Et je soupçonne Angel d’en jouer, que ce soit conscient ou pas.
Je fais défiler mon répertoire téléphonique en ruminant d’impuissance. Je voudrais appeler Dan, mais je sais que si je le fais, je vais finir par lui balancer qu’Angel est là, et que ça va le déconcentrer. Alors, je m’abstiens. Plus qu’une journée à tenir. Demain, j’irai le soutenir à son match. Et le soir, j’irai dormir chez lui, pour fêter sa sélection. Car c’est sûr qu’il va l’être, sélectionné. Je le sais.
Je m’arrête sur le numéro de maman. Ça fait un bout de temps que je ne l’ai pas appelée…
Elle décroche à la cinquième sonnerie.
— Ree ? Ça va, ma chérie ?
Sa voix est éthérée, comme si elle me parlait de très loin. Je comprends qu’elle a bu. Pas étonnant. C’est toujours dur pour elle, cette période proche de Noël. Elle aussi, déteste cette période.
— Maman.
Je m’en veux de sonner aussi pathétique. Mais j’ai besoin de me confier à quelqu’un.
— Qu’est-ce qui se passe ? Je sens bien à ta voix que ça ne va pas, Ree.
C’est le monde à l’envers. C’est moi qui devrais être en train de la rassurer, pas le contraire.
— Tout se passe bien. Sauf que…
Y a un elfe chez nous. Qui essaie de prendre la place d’Angelo.
J’ai que ça à la bouche. J’ai besoin d’en parler, de le crier.
Y a un fae qui squatte chez nous. Un elfe beau comme la nuit, qui essaie de prendre la place de Dan.
— Dan va passer sa sélection demain. Je m’inquiète pour lui.
— Il sera pris, ma chérie. C’est sûr, me rassure maman.
Je discute encore un peu avec elle de tout et de rien. Dans le Sud, il fait beau, me dit-elle. Difficile à croire, vu le temps qu’il fait ici…
— Tu devrais venir, à l’occasion, propose-t-elle.
— Je pars avec Dan et la bande dans les Rocheuses pour les fêtes. On a loué un chalet.
Vivement qu’on y soit. Vivement.
— Ah ! Super.
Elle ne demande aucune nouvelle de papa. Pour elle, c’est lui le responsable, pour Angelo.
— Et toi ? Tu fais quoi pour les fêtes ?
— Je ne sais pas encore, me répond-elle, la voix un peu rauque. On verra.
Je ne lui demande même plus si elle veut venir ici, chez nous. Cela fait des années que je ne le fais plus.
— Il neige, ici.
— La neige me manque, admet-elle.
Il n’avait pas neigé cette année-là. C’était une année anormalement chaude, mais tout a changé avec l’arrivée du clan de Blackfyre. Ils ont apporté les hivers glaciaux de féérie avec eux.
Après avoir discuté encore pendant cinq minutes, je raccroche, et me pose là où était Angel, sur les fourrures. Je fixe le feu, hypnotisée par lui comme je le suis d’Angel. Et, prise d’une douce torpeur, je m’endors.
*
Je suis réveillée par le bruit lointain d’une porte, d’un robinet qui coule. Le salon est plongé dans la pénombre, et le feu est mourant, réduit à quelques braises sous la hotte en zinc martelé. Mais je n’ai pas froid. On m’a recouvert de quelque chose de chaud, quelque chose qui sent bon le thé de Noël, la cannelle et le cuir de bonne qualité. Une odeur rassurante, qui évoque la forêt, la chaleur, les bonnes bibliothèques et les mâles protecteurs.
J’ouvre les yeux d’un seul coup. Angel. Il est posé de l’autre côté du foyer, ses yeux vert sombre fixés sur moi. Vêtu de son seul t-shirt, ses biceps tatoués croisés sur sa poitrine.
Je suis obligée de me faire violence pour ne pas me relever d’un seul coup.
Son perfecto de gangster. Il m’en a recouvert.
Mais je n’ose pas l’enlever. À peine bouger, comme si cette pelure animale était vivante, ou plutôt, une extension de sa volonté sur mon corps.
Vite. Reprends le contrôle. Dis quelque-chose. N’importe quoi.
— Comment ça s’est passé ?
Angel se penche en avant, et d’un seul geste, ranime le feu sur le point de s’éteindre.
Il ne se cache même pas. Il pratique sa magie devant moi, comme si c’était normal, naturel. Ça l’est peut-être, pour lui.
— À ton avis ? demande-t-il en relevant son regard absinthe sur moi.
Cette voix, après le silence. Grave et claire, avec cette petite note de fierté amusée.
Il compte sur moi pour marcher dans son jeu, et pouvoir me faire son petit effet. Car c’est évident que la jument a survécu, aussi évident et facile que ce feu rallumé d’un claquement de doigts, ou que des yeux noirs qui deviennent verts au moment le plus opportun.
Angel sort son paquet de clopes de sa poche de pantalon et s’en allume une en se penchant dans le feu. Son visage qui sort de la pénombre pour être brièvement éclairé par les flammes qu’il a lui-même allumées est une attaque aussi violente qu’un coup de poing au plexus. Heureusement, c’est rapide, comme le regard d’opale qui fuse sur moi, juste au moment où il recule à nouveau dans l’ombre.
— Ce vieux fermier – Rogers – a dit que je pouvais revenir m’occuper de ses chevaux quand je voulais, finit-il par lâcher en même temps que la fumée de sa clope. Nan, dis rien : je sais que ton père fume son cigarillo ici tous les soirs avant de se coucher, et il m’a autorisé à fumer ici – je ne le ferais pas, sinon.
— J’aime pas l’odeur de la clope, maugréé-je pour reprendre contenance après la terrible agression psychique que je viens de subir. Mais je te laisse la fumer parce que t’as sauvé le cheval.
Le rire sombre d’Angel me prend au dépourvu.
— Trop généreux de ta part… mais si vraiment ça t’incommode, je préfère fumer dehors.
Et il se lève pour sortir, me laissant seule avec le fantôme encore vivace de sa présence, et ce cuir qui m’empêche de bouger.
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