Chapitre 11

7 minutes de lecture

Le seul fait qu’elle soit odieuse avec moi prouve que je lui fais un petit effet.

Ce qui est sûr, c’est qu’Angel a mis sa fierté en berne par deux fois à ma seule demande : une première en arrêtant de frapper Dan, une deuxième en s’excusant. Alors, plus tard dans la soirée, lorsque papa dort, je trouve le courage de traverser le jardin enneigé et d’aller frapper à la porte de la remise. Il fait froid, la lune est gibbeuse. Il n’y a pas d’autre bruit que le cri sporadique d’un chat-huant : hou hou, hou hou… et la lisière de la forêt, à quelques mètres à peine, qui bruisse doucement sous la neige.

— Angel, c’est Ree. Est-ce que tu veux bien m’ouvrir ?

J’entends le loquet tourner. Puis la porte en bois s’entrouvre. Je la pousse.

Angel n’est pas derrière : il l’a ouverte avec sa magie. Il est étendu sur son lit, appuyé contre le mur en sapin, les bras reposant sur un petit coussin rouge que je reconnais immédiatement.

Il me l’a piqué. Comme mon mug.

— Ce coussin… tu l’as pris où ?

— C’est ton père qui me l’a donné, répond Angel en refermant ses longs doigts dessus, comme un chat qui pétrit sa couverture préférée.

Je décide de ne pas lui dire que c’est à moi. Je suis venue pour enterrer la hache de guerre, pas pour croiser le fer avec lui une énième fois.

Il a mis de la musique, qui flotte dans l’air en lui donnant une certaine densité. Les lumignons au-dessus de lit constituent la seule lumière. Il porte son éternel T-shirt noir, et ses bras sont nus. Il vient apparemment de prendre une douche, car ses cheveux sont encore mouillés, plaqués sur son crâne et descendant en boucles d’un noir profond le long de ses biceps tatoués. Mes yeux se posent sur ses oreilles à la pointe effilée, la ligne pure de sa mâchoire, ses pommettes anguleuses. Les traits racés d’un prince des faes, comme dans le livre de Jolene.

— Je suis désolée que ça se soit passé comme ça avec Dan, finis-je par dire en comprenant que ce ne sera pas Angel qui brisera la glace. Ce n’est pas un mauvais bougre, tu sais.

— Je t’ai déjà dit ce que je pensais de lui.

Je lisse la couette, assise au bord du lit.

— Bon. Changeons de sujet.

Les pupilles d’Angel se resserrent.

— Ree, pourquoi tu viens me voir, au juste ?

— Juste pour parler, réponds-je, embarrassée par sa question.

Je ne sais pas trop pourquoi je suis là, en réalité. Sûrement pas pour des raisons rationnelles et honorables.

J’avais besoin de te voir.

Impossible de lui dire ça.

— T’as fait quoi, hier ? fais-je à la place, en une pathétique tentative de diversion.

— Rien de spécial. J’ai filé un coup de main à ton père au cabinet pour calmer un chat paniqué. Puis dans la soirée, je l’ai conduit chez un fermier dont les vaches étaient malades. Ce genre de choses.

Calmer un chat paniqué…

— Tu sais calmer les animaux ?

— Je t’ai déjà expliqué que mon influence s’étend sur tout ce canton. Si je le veux, toutes les vaches iront bien, et les champs auront un bon rendement. C’est mon pouvoir.

Je hoche la tête lentement.

— Et tu le veux ?

Angel baisse ses longs cils.

— Je ne sais pas. On ne peut pas dire que les gens du coin se soient montrés très amicaux avec moi, jusqu’ici… mais ce n’est pas pire qu’ailleurs, et quand je viens avec ton père, je suis bien reçu. Ce fermier m’a appelé « fils » et il m’a offert un chocolat chaud. J’ai donc soigné ses vaches, et l’année prochaine, il aura une meilleure récolte que les autres.

Eh bien… Angel ne fait pas les choses à moitié.

— Pourquoi ne pas le leur dire, tout ça ? Vous auriez meilleure réputation, si ça se savait. Tout le monde déteste les elfes à cause de l’image de bons à rien asociaux et criminels que vous vous trainez. Tu pourrais inverser cette image.

Angel hausse les épaules.

— À quoi bon ? Les Autres savaient tout ça, avant. Ça ne les a pas empêchés de nous haïr.

— Peut-être à cause de vos exactions ? Tous les anciens contes racontent que vous êtes capricieux, difficiles à contenter…

— Les règles sont simples. Il suffit de les suivre.

Les fameuses « règles ». Tuer les rivaux qui entrent sur le territoire, toussa toussa.

Je laisse échapper un soupir. J’ai l’impression de parler à un mur.

— Tu n’es pas allé dormir chez Rowan ? Tu aurais pu.

Angel me coule un regard incisif.

— Elle avait un rituel à mener en préparation pour le solstice d’hiver. Elle doit s’abstenir jusqu’au 21 décembre.

— S’abstenir de quoi ?

— De sexe, répond franchement Angel.

Je m’attendais à un truc moins direct, du genre « à ton avis » avec un sourire ambigu. Mais il a décidé de me surprendre, ce soir.

Et de me rendre jalouse.

Visiblement, pour lui, la guerre n’est pas finie.

Ok, il veut jouer à ça. On va lui montrer qu’on n’est pas mauvaise non plus.

— Ce n’est pas trop dur, pour toi, de devoir te passer de ça pendant dix jours ?

— Non, répond Angel en se calant plus confortablement contre son traversin. De toute façon, ce n’est pas avec elle que je veux dormir, en ce moment.

Petit regard rapide de sa part, dans un flash d’yeux félins.

Merde. Il est bon.

Mon cœur, déjà agité, se met à battre à tout rompre.

— Ah bon ?

— On m’a jeté un sort. Et depuis, je n’arrête pas de penser à cette autre fille, constamment.

— Une elfe ?

— Pas une elfe. Une sorcière, répond Angel en me fixant dans les yeux.

Sans m’en rendre compte, je me suis rapprochée de lui. Comme attirée par un aimant.

— Une sorcière…

Angel entrouvre ses lèvres à la courbe sensuelle. Mon pouls est en train de battre des records de vitesse.

— Une sorcière avec une mèche blanche et des taches de rousseur. Des yeux qui brillent comme des morceaux d’ambre devant les flammes. Des cheveux couleur caramel.

Je suis proche de lui au point de sentir son odeur de forêt, et le shampoing-douche générique qu’il a utilisé pour se laver. Mes joues me brûlent : je suis nerveuse au point de défaillir. Jamais je ne me suis sentie dans un tel état avec un garçon. C’est le premier qui me fait cet effet-là.

— Une sorcière comme ça, y en a une en ville ? soufflé-je à travers ma gorge serrée.

Le regard vert sapin d’Angel fuse à travers ses épais cils noirs. Ses longs doigts viennent se poser sur le côté de mon visage, effleurant à la fois ma mèche et ma joue.

— Toi, Alexandra. C’est toi la sorcière qui m’a jeté un sort, et avec qui j’ai envie de dormir. Pas Rowan.

J’ai l’impression que mon pauvre myocarde va jaillir hors de ma cage thoracique, et qu’un mage noir va le presser entre ses doigts comme dans ce vieux film d’Indiana Jones.

— Je ne t’ai jeté aucun sort, Angel.

— Si. Tu as volé mon cœur.

C’est quoi cette phrase bateau…

Mais elle est diablement efficace, et met le feu à mes reins.

Ses lèvres touchent les miennes. Elles sont si douces, Jésus Marie Joseph ! … il ferme les yeux, et happe doucement ma bouche, sans cesser de caresser ma joue.

Mon Dieu. Mon Dieu.

Je suis à deux doigts de tourner de l’œil, tant la déferlante est forte. Panique, désir, joie, crainte, excitation, culpabilité… tout cela en même temps. Et quand je sens la pointe de sa langue toucher la mienne – douce, si douce ! -, je me liquéfie littéralement, incapable de sortir autre chose qu’un simple et scandaleux « mmh » qui franchit malgré moi mes lèvres ouvertes sur les siennes, en pleine soumission buccale.

Les elfes. Ils sont forts, y a pas à dire.

La main gauche d’Angel vient doucement se poser sur ma taille. L’autre a pris ma nuque, et son pouce calleux caresse ma gorge.

Il embrasse bien, le salaud.

C’est la sensation aigue de sa canine pointue qui me tire de cet enchantement, comme une sonnerie stridente.

Tu fais quoi, là, Ree. Tu te laisses embrasser par un elfe. Comme dans l’histoire de la phalange sidhe, avec ces pauvres filles qui ont suivi les beaux seigneurs lorsqu’ils ont traversé leur village, filles dont les paysans ont retrouvé LA PEAU le lendemain. Il va te saigner à blanc, dans tous les sens du terme.

Je me recule brusquement.

Angel me fixe, ses grands yeux verts écarquillés comme ceux d’un chat en chasse. Sa pupille noire n’est plus qu’un mince filament.

— Non, dis-je en me levant. Non ! Ne refais jamais ça.

Je manque de me prendre les pieds dans le tapis. Je tâtonne, cherche la poignée de la porte, paniquée. Elle s’ouvre toute seule. Angel me regarde, perplexe. Mais il ne cherche pas à me retenir. Au contraire.

Il me fout dehors.

— Bonne nuit, Ree, dit-il simplement, avant de me tourner le dos et de s’allonger, son coussin contre lui.

Je me sens poussée comme par une bourrasque, que ce soit lui et sa sorcellerie maudite, ou ma propre peur. La porte claque derrière moi, et se verrouille, me laissant seule dans la nuit, le froid et la neige, en compagnie du chat-huant.

Il m’a prouvé qu’il pouvait faire de moi ce qu’il voulait, et ensuite… zou, dehors.

Un petit rire cristallin retentit à la lisière de la forêt.

Je savais bien qu’on était observés.

Assise sur une branche, à l’orée des bois, il y a une fille aux longs cheveux couleurs de bois, tressés de plumes, de feuilles dorées et de petits os. Ses yeux sont entièrement noirs, et lorsqu’elle sourit avec malice, à défaut d’oreilles, je discerne ses petites canines pointues. Ses bras graciles sont tatoués des mêmes motifs que ceux d’Angel, mêlés à des entrelacs un peu plus féminins.

Une elfe de son clan. Qui a vu où il était, et qui vient me narguer.

Ça devait être elle, le chat-huant. Elle en a le visage étrange, à la fois beau et effrayant.

— Reprenez-le quand vous voulez, lui lancé-je pour donner le change, la voix légèrement tremblante. Moi, j’en veux pas !

La lumière s’allume sur le perron. Le temps que je me retourne, et dans un bruissement d’ailes, la fae s’est déjà envolée.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0