Chapitre 13
C’est son pouvoir à elle, pas celui de May.
En rentrant du boulot, je trouve Angel dans la cuisine, en train d’aider papa à faire la cuisine. Je me raidis aussitôt. Je ne m’attendais pas à le voir là. Et encore moins à me prendre, comme à chaque fois, le choc frontal de sa splendeur meurtrière en pleine face. Il est trop beau pour ce monde. C’est d’une violence inouïe.
— Ce soir, m’annonce mon père, je prépare une paëlla valencienne. Je voudrais faire goûter ce plat typiquement espagnol à Angel : il ne connait pas.
Je jette un coup d’œil à la haute silhouette de l’elfe qui coupe soigneusement les poivrons avec un petit couteau à légumes. Je croise son regard vert, et je le vois plisser des yeux, malicieux. Il me sourit sans vergogne, une canine dénudée. Un sourire à la fois invitant et féroce. Je baisse les yeux et tente de l’ignorer.
Tu m’as viré de ta chambre, coco. Et maintenant, tu me fais du charme comme si de rien n’était ? Le sort doit être levé, pourtant !
Mais chez lui, ça doit être une seconde nature. Comme sa grâce dangereuse de chat sauvage, qui sanctifie la cuisine de son aura magique.
— Tu devrais préparer le dessert, Ree, continue papa, ignorant de la guerre silencieuse qui se joue entre nous. Pourquoi pas un appfelstrüdel, comme tu fais si bien ? J’ai acheté des pommes. Tu pourrais montrer à Angel.
— On en a déjà parlé, papa, soupiré-je. Et je doute que la pâtisserie intéresse Angel.
Lui, ce qui l’intéresse, c’est les coups bas, le vol des cœurs et des âmes.
— Si, ça m’intéresse, coupe-t-il. Apprends-moi.
Angel se plante devant moi, avec un aplomb qui me coupe le souffle. L’air de me mettre au défi de l’utiliser, de me dire « je suis à ta disposition ».
Tu parles. C’est comme hier… promesses de crocs, caresses de griffes.
Je jette un œil sur la farine tachant son T-shirt noir – de toute façon, je suis obligée de lever la tête pour le regarder, et je n’en ai aucune envie - , et essaie de passer sans le toucher. Mais il reste là, à me bloquer le passage, m’obligeant à le frôler et à prendre une grande bouffée de son parfum musqué et si attirant de félin des bois. Il m’empêche de me préparer mon thé de retour du boulot.
— Pousse-toi, grogné-je en me dirigeant vers la bouilloire. Hawthorn.
J’ai murmuré ce dernier nom tout bas, pour ne pas que mon père entende. Mais Angel ouvre un regard à la fois surpris et courroucé, et il m’attrape le bras.
— T’as dit quoi ?
— Lâche-moi !
Papa se retourne, étonné par mon interjection. Angel me relâche aussitôt. Il essaie de reprendre contenance, tandis que mon père lui fait un cours sur la façon de cuire le riz.
— Il faut qu’il ne soit ni trop mou, ni trop dur. C’est un coup à prendre.
Angel n’a pas l’air très doué. Il s’énerve, rate ce qu’il fait. Chacun de ses essais est entrecoupé de petits coups d’œil dans ma direction, et je le sens déconcentré par ma présence. C’est encore pire lorsque je prends ma tasse et fais mine de quitter la cuisine.
Il m’emboite le pas, les mains encore pleines de safran.
— Où tu vas ? Ton père m’a dit que tu allais faire le gâteau aux pommes avec moi.
Sa voix est âpre, dure. Ses prunelles émeraudes brillent d’un éclat fauve.
Il est furieux. Parce que je lui échappe. Pourtant, c’est lui qui était sous le sort, pas moi.
— Ce n’est pas un gâteau, mais une tarte. Et je voudrais prendre mon thé tranquille, Hawthorn.
La réaction est immédiate.
— Ne m’appelle pas comme ça.
Je relève les yeux vers lui, piégée à nouveau par son regard aigu, inoubliable. Un vrai coup de poignard.
— Pourquoi ? réussis-je à lâcher dans un souffle.
— Parce que c’est pas mon nom.
— Et c’est quoi, alors, ton nom ?
— Angel, c’est très bien. C’est un beau nom. J’apprécie ce cadeau que ton père m’a fait.
— La moindre des choses, ce serait de nous dire comment tu t’appelles !
— Chez nous, on ne donne pas son nom comme ça, je te l’ai déjà dit. Surtout à une sorcière comme toi… Les noms sont des armes qui permettent à qui les sait de lier avec la magie. Dans le clan, tout le monde a un surnom qui fait référence à des éléments de notre culture, pour se protéger. « Hawthorn » en est un, mais ce n’est pas moi.
Je pousse un profond soupir. Il ne me fait pas du tout confiance. Tant mieux : c’est réciproque.
— Je ne suis pas une sorcière, Angel. Et je suis au courant pour ton mauvais sort : je suis désolée pour toi, mais maintenant, tu es délivré, non ?
— Qui t’a parlé du sort ? siffle-t-il en fronçant les sourcils.
— Rowan.
— Tu es retournée la voir ?
— Oui. J’avais besoin de savoir certaines choses. J’ai rencontré une fae, hier, après que tu m’ait viré de ta chambre.
— Je ne t’ai pas « virée », grogne-t-il.
— Ah bon ? Et cette porte qui claque, ce bruit de serrure qui se referme juste sur mon dos, t’appelle ça comment ? Un cérémonial de raccompagnement ? Et y a plus important, comme information, dans ce que je viens de te dire. Une elfe au visage de chat-huant était là, dans l’arbre, juste à la lisière des bois... j'ai eu la trouille de ma vie.
— C'est May, m'apprend Angel en croisant les bras. Elle ne te fera rien, elle n’en a pas le pouvoir. J’ai protégé votre maison et son jardin avec un périmètre magique, infranchissable pour elle et les autres.
Ça, c’est la première bonne nouvelle de la journée.
— Pourquoi ? Tu les estimes dangereux pour nous ? demandé-je en baissant un peu la voix.
Même si c’est à cause de papa que la maison se retrouve en plein milieu d’une guerre elfique, je n’ai pas envie de l’inquiéter inutilement. Pour lui, il ne s’agit que de délinquants juvéniles victimes de la société, pas de terribles guerriers de l’outre-monde capables de mettre le feu à la baraque d’un simple claquement de doigts. Il ne se rend pas du toutcompte.
En attendant, Angel refuse de m’éclairer sur la dangerosité éventuelle de ses anciens potes. Mais s’il a effectivement utilisé sa magie pour protéger notre terrain, c’est que la situation est grave.
— Cette May… elle t’a parlé, hier ?
Il relève le menton, sûr de lui.
— Non. Si je l’avais vue, je serais intervenu. Je ne t’aurais pas laissée sans protection, Ree.
C’est donc qu’elle est hostile. Je ne m’étais pas trompée. Rowan – prévenue par Shaun – avait bien raison. Mais pourquoi m’en veut-elle ?
— Pourquoi est-ce qu’elle t’a jeté un sort, si tu n’es pas Hawthorn ? insisté-je. Rowan m’a expliqué que May était la copine officielle de votre ard-æl. Et qu’Hawthorn l’avait défié pour la lui ravir. En toute logique, May court aussi après Hawthorn, ou, peut-être, cherche à se venger de lui. Mais c’est à toi, un obscur fae qui n’a rien à voir dans l’histoire, qu’elle a jeté un sort… et c’est toi que votre meneur a banni du clan.
En admettant que ce n’est pas lui, Hawthorn, le rebelle qui a tenté un coup d’état…
— C’est plus compliqué que ça, assène Angel.
— Aussi compliqué que ta relation avec Rowan ? Elle m’a dit qu’elle ne couchait qu’avec l’ard-æl, celui qui « initie » les sorcières. Ce qui veut dire que tu m’as menti. Tout ça pour me rendre jalouse et me pousser à t’embrasser pour lever le sort lancé par May… bien joué ! Moche, mais habile.
— Tu ne comprends pas, répète-t-il, fermé.
Encore cette litanie.
— Eh oui. Je ne suis pas une elfe, donc forcément incapable de comprendre… tout ce que je vois, c’est que tu es un sacré manipulateur, Angel. Et peut-être aussi un peu menteur sur les bords.
— Non ! Je ne t’ai jamais menti.
Je roule des yeux, pas très contente. Il m’a définitivement gâché ma pause thé.
— Dieu merci, dans cinq jours, je serais partie. Et j’ose imaginer que toi aussi, une fois Noël passé.
Je le dépasse, dans l’idée de me poser enfin dans le canapé, devant un film de Noël débile et sirupeux qui me fera oublier ce fae de malheur pendant au moins une heure. Mais Angel me barre le passage de nouveau, m’imposant sa présence.
— Partie ? Pourquoi ? insiste-t-il, obtus.
— Je pars en vacances avec mon mec, lui dis-je avec un soupir las. Tu sais, celui à qui tu as cassé la gueule ?
— Il m’avait provoqué, ose-t-il répondre.
Ça recommence.
J’allume la télé, tombant sur une énième rediffusion de Harry Potter, le premier. Parfait. Je suis dans la salle de banquet à Poudlard éclairée par les milles bougies au son des grelots de Noël lorsque la télé s’éteint d’un seul coup. La haute silhouette d’Angel entre dans mon champ de vision.
— Tu t’en va. Tu ne fête pas Noël avec nous, répète-t-il.
« Nous ». Il s’est complètement approprié mon père.
— On ne fête pas Noël, à la maison, dis-je, les yeux résolument fixés sur son T-shirt noir. Cette année, papa est motivé à le faire parce que tu es là. Mais moi, je pars en vacances au ski avec Dan.
— Tu reviens quand ?
— Le 2 janvier, je pense.
Angel ébouriffe sa chevelure de jais d’un geste impatient.
— Non. Tu peux rater le solstice, mais pas le passage de l’année.
Je hausse un sourcil.
— Pourquoi ?
— J’ai décidé de faire de toi une vraie sorcière. Pour remercier ton père, et que tu puisses continuer à l’aider comme je le fais quand je serais reparti.
Il repart, donc. Excellente nouvelle.
— Tu as « décidé » ? Sans me demander ?
—Tu as le don : je l’ai senti tout de suite. Mais il faut l’éveiller. Je le ferais le soir du 31, c’est le meilleur moment.
C’est pas vrai… il est vraiment bouché.
— Hors de question que votre ard-æl ou qui que ce soit d’autre pose la main sur moi, Angel, grondé-je. Et je ne mettrais pas un seul pied dans vos bois, et encore moins dans votre antre de lutins maléfiques. J’ai pas envie de finir comme Anna, internée en HP !
Ou Angelo.
— Shanare et Elunfalo étaient destinés à être ensemble, ils s’aimaient, réplique Angel. Si on ne les avait pas séparés de manière aussi odieuse, rien de tout ça ne serait arrivé !
— Shanare ?
— C’est le nom elfique qu’on avait donné à Anna. Elle avait demandé à rejoindre le clan, m’annonce-t-il.
Un nom elfique. Ils lui en avaient donné un…
La révélation me laisse sans voix.
— De toute façon, te présenter au clan, ce n’est pas possible, en ce moment. Mais je peux quand même t’initier.
— Ça consiste en quoi, cette initiation ?
— Je peux pas te le dire. Le propre d’une initiation, c’est d’être secret. Tu le sauras quand tu seras initiée.
Bien sûr.
Il y a un côté tentant dans sa proposition. Détenir le pouvoir de soigner les animaux, de les apaiser. C’est vrai que ça pourrait grandement aider papa.
Mais je peux pas.
— Je ne pense pas être rentrée pour le 31. Si tu y tiens vraiment, on le fera après.
Angel secoue la tête, intraitable.
— Non. Mon offre est à prendre ou à laisser. Si tu l’acceptes, tu devras rester ici pour Yuletide : du 21 décembre au premier janvier.
— Yuletide ?
— La période entre le solstice et le passage de l’an.
Ah oui. Rowan me l’a dit.
— Et ensuite ? Tu partiras ?
— Je partirai le 1er janvier.
— Pour aller où ?
Il hausse les épaules.
Il va quitter la ville, parce que Blackfyre l’a banni.
L’idée de le voir partir seul dans la nuit me fait une drôle de sensation dans la poitrine. Quelque chose d’oppressif, de douloureux. Je suis également curieuse de découvrir la nature de son « initiation », même si ça sent le soufre à plein nez.
Mais ces vacances avec Dan et la bande sont prévues depuis longtemps. Je ne peux pas annuler, il ne comprendrait pas. Déjà qu’il s’est montré particulièrement froid au téléphone ce matin… et ensuite, il ne m’a plus répondu de la journée. Je sais qu’il fait la gueule, parce qu’Angel est toujours chez moi.
— Je ne peux pas rester pour les fêtes, Angel, finis-je par dire. Tout est prévu.
— Parfois, le destin ouvre une autre porte, dit-il mystérieusement. Il suffit juste de la voir et d’oser l’emprunter.
Une porte. Et le gardien, c’est lui, bien sûr.
— Cette porte n’est pas pour moi, désolée.
Il hoche la tête, une lueur de déception dans ses yeux vert chartreuse.
— Tu es sûre ? On ne se reverra plus, Ree. Je resterai tenir compagnie à ton père jusqu’au 25, puis je partirai, m’annonce-t-il.
« On ne se reverra plus, Ree. » Pourquoi est-ce que ça sonne comme un ultimatum ? Et pourquoi est-ce que ça me fait autant de mal ?
— Tant pis, dis-je en dissimulant la pointe de regret dans ma voix. Je te souhaite de trouver un nouvel endroit où t’installer, Angel.
Qu’est-ce qu’il va devenir ?
Je ne devrais pas m’en inquiéter. Il est débrouillard, et semble capable de s’adapter à tout. Il trouvera sans doute d’autres elfes, et intégrera leur clan.
— Je retourne aider ton père, murmure-t-il.
Je me retrouve seule dans le salon, et la télé se rallume d’un seul coup, me faisant sursauter.
Mon thé est froid.
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