Chapitre 16

11 minutes de lecture

Hors de question que je la quitte des yeux.

Le lendemain, Angel insiste pour m’accompagner au boulot. Papa est en déplacement à un congrès de vétos pour trois jours, et s’est fait conduire par Angel à Minneapolis en plein milieu de la nuit.

— Tu vas me surveiller toute la journée ?

— C’est obligatoire. Ils pourraient revenir.

Ils. Les Sons of the Black Heart.

— Et tu vas réussir à me protéger, tout seul ?

— S’ils savent que je suis là, ils ne t’approcheront pas.

J’accepte, en désespoir de cause. La tête que Jolene va faire quand elle va voir Angel débarquer… je vais en entendre parler pendant des mois.

D’autant plus qu’Angel soigne son entrée, comme d’habitude. Il me dépose à huit heures et demie devant la vitrine, puis part garer la voiture plus loin. Ce qui fait qu’il y a un léger décalage entre son arrivée dans le magasin et la mienne. Jolene ne s’y attendait pas… je n’ai pas eu le temps de la prévenir.

Le carillon sonne, la porte s’ouvre. Et je la vois qui écarquille les yeux.

— Mon Dieu. Mon Dieu. Il est là… ton elfe.

« Mon » elfe. Le seul et l’unique.

Je me retourne pour apercevoir Angel, qui avance vers nous, sa veste négligemment jetée sur une épaule, avec ses tatouages de gangster fae bien visibles sur son cou et ses bras nus. Ses longs cheveux noirs bleuté sont ramenés sur le côté, dégageant son oreille pointue, et les trois anneaux en argent dessus. Il se plante devant nous et toise Jolene, de haut en bas, de ses yeux à l’éclat dur et intransigeant. Je la sens se liquéfier sur place.

— Arrête de jouer les cow-boys, murmuré-je en le bousculant un peu – il grogne, surpris, et s’écarte, car il n’aime pas qu’on le touche. Jolene, je te présente Angel, le nouvel assistant de mon père. Angel, Jolene, ma collègue librairie.

Il lui tend la main. Je sais que c’est un effort, pour lui. Les elfes ne saluent pas ainsi.

Elle la prend délicatement, touche ses doigts avec la rapidité d’un papillon, sans cesser de le boire des yeux.

Normal. Il est encore plus sublime de près.

Et elle baigne dans son aura, son odeur. Avec lui, l’expérience est multisensorielle : je suis bien placée pour le savoir.

— C’est toi qui as prêté à Ree ce bouquin sur les elfes, dit enfin Angel de sa plus belle voix grave.

Il fait le show, mais il semble prêt à fraterniser.

— Ou… Oui ! se décoince Jolene à la seule mention du livre. J’adore les elfes. C’est une culture si belle ! Je rêve d’en rencontrer un, moi aussi…

Elle parle comme si celui-là m’était réservé.

Angel comprend le message, car il coule vers moi un bref regard, un poil surpris.

— Ça peut s’arranger. Mon frère de sang va descendre dans le coin.

Son « frère du sang ». Un membre du clan ? Angel ne m’en avait rien dit.

— Nan ! s’excite Jolene. Comment est-il ?

— Grand, la peau mate, les cheveux argent, les yeux gris. Très beau gosse, très posé. Mais très dragueur, aussi. Et il se targue d’être très romantique.

Quoi ? Je me tourne vers Angel, incrédule. Mais d’où il sort, celui-là ? Est-ce qu’il vient de l’inventer ?

Jolene tape des mains comme une gamine, secouant ses longues boucles au dégradé rose-violet.

— Oh, j’adore les elfes romantiques ! Comment s’appelle-t-il ?

— Il te le dira lui-même quand il viendra. Je vais l’appeler, tiens.

J’y crois pas. Cet elfe « frère de sang » existe vraiment.

Angel s’écarte, et je me rapproche de lui, curieuse de savoir comment il va « appeler » son pote, lui qui n’a pas de téléphone. Mais il sort du magasin, et Jolene m’empêche de le suivre en accaparant mon attention.

— Qu’il est beau ! susurre-t-elle, tout excitée. Je l’avais déjà vu dans le magasin de déco, mais là… Ces yeux ! Ces tatouages… Et ces oreilles pointues… Je craque !

Ouais. Moi aussi, je craque. C’est bien le problème. Il faut faire attention avec les oreilles pointues, les tatouages, les yeux, tout ça.

Angel revient.

— Il passera ce soir. Il est encore sur la route.

Il a appelé son pote en renfort. Pas seulement pour Jolene, il y a une autre raison. Sûrement liée à la rencontre qu’on a faite hier.

— Il va loger chez les Vega, lui aussi ?

Angel hausse les épaules. Il me regarde. Et comme je ne réponds pas – je n’ai tout simplement pas la présence d’esprit de le faire -, Angel le fait à la place.

— Probablement dans ma chambre. Ou dans la tienne, si tu l’acceptes, Jolene.

C’est dit avec tellement de candeur… Jolene manque de s’étouffer dans son thé du matin. Elle hoquète, bafouille. Je m’empresse de lui tendre un paquet de Kleenex.

— C’est euh, direct…

— Si vous vous plaisez. Le connaissant, je suis sûr que toi, en tout cas, tu lui plairas.

Simple, facile. On ne s’embarrasse pas de détails, chez les elfes.

— Je ne le connais pas encore, ce monsieur ! s’exclame Jolene, qui a repris contenance.

— Ne t’inquiète pas. Si tu le sens pas, il dormira chez nous.

Angel vient d’inviter un autre fae chez nous, comme ça ! Il a tout de suite mis à profit l’absence de mon père…

Je me rappelle des rumeurs, sur la sexualité libérée et prétendument scandaleuse des elfes. Qu’ils partagent tout. Y compris les femmes.

Pourtant, Angel est possessif, voire jaloux. Pardon. « Territorial ».

— Euh, je préfère, oui, dans un premier temps…

Jolene s’est dégonflée. Faut dire…

Angel n’a pas l’air vexé. Il profite que j’ouvre la caisse pour inspecter livres et objets. Encore une fois, il est attiré par les gadgets les plus dérisoires. Tout ce qui est brillant, petit, kitsch.

— Tu l’aimes comment ? l’interrompt la voix de Jolene.

Il se retourne, et je vois de la surprise dans ses yeux verts.

— J’aime qu’elle soit piquante et qu’elle me résiste, répond Angel, le timbre un peu rauque. La lutte constante que ça demande de la courtiser. De devoir la voler à un autre, aussi, ce Dan qui ne la méritait pas.

Jolene est rouge jusqu’aux oreilles. Moi aussi.

— Je parlais de ton café, rectifie-t-elle.

Je pouffe dans mon poing. De nervosité. Et Angel éclate de rire. Ce rire lumineux, trop rare, qui illumine les ténèbres dans un flash de canines blanches.

— Ah… le café, dit-il avec un petit air désolé. Avec beaucoup de crème et de sucre.

— Je t’apporte ça.

Et Jolene repart, tout en me faisant les gros yeux.

Je sens que la journée va être folklo.

*

Angel se fait discret, au magasin. Il est souvent derrière moi, à la caisse, assis sur un tabouret à feuilleter un bouquin. Il baisse la tête quand les clients entrent, va nous chercher nos bagels à midi, nous aide à porter les cartons de livres et même à faire les paquets. Jolene lui a montré une fois, et c’est devenu le roi des emballages cadeaux. Les gens croient qu’il travaille ici. Souvent, ils ne remarquent pas ses oreilles pointues, ses yeux trop verts, sa beauté trop extrême ou ses traits trop aigus. Je devine qu’une magie elfique est à l’œuvre, un genre de camouflage. De temps en temps, il regarde la rue à travers la vitrine. Surveille, comme un doberman. Et, un peu avant six heures, alors que la nuit est déjà tombée depuis deux bonnes heures… la porte s’ouvre sur un grand type à la peau café au lait, paré de longues dreadlocks blanches comme la lune. Un visage de dieu grec, un charisme irréel.

Personne ne peut s’y tromper. C’est un elfe, comme l’indiquent ses oreilles pointues, sa silhouette longue et élancée, ses traits taillés à la serpe et ses yeux qui fusent comme des phares.

Le fameux frère juré. Celui qui est « romantique ».

Angel relève la tête. Il lance un sourire crâne au nouveau venu, assorti d’une remarque dans cette même langue inconnue qu’il a utilisé avec May et le gang. L’autre lui répond avec un rictus carnassier.

— Voici Shadow, ard-æl des Sons of the Wicked Moon, un important clan fae de Chicago, le présente Angel avec une note de fierté dans la voix. Ree, Shadow est mon frère de sang. Shadow, Ree est à moi.

Je suis trop stupéfaite de cette sortie pour réagir. Trop d’infos énormes.

Un autre elfe, particulièrement impressionnant. Un putain d’ard-æl, un chef de clan. D’un énorme gang de Chicago qui fait régulièrement la une des journaux. Ici, dans notre petite ville tranquille. Et la cerise sur la bûche glacée : ce possessif et rude « Ree est à moi » d’Angel.

Mais what ?

Jolene sort des toilettes à ce moment-là, les mains encore mouillées. Prise entre deux elfes immenses qui se fixent d’un air narquois. Toute petite, elle ressemble à un lapin apeuré que se disputeraient deux loups. D’autant plus que le dénommé Shadow se tourne immédiatement vers elle, lâchant Angel du regard pour se concentrer sur ce qui est, de toute évidence, sa future proie.

Suilad, dit-il d’une voix de basse ronronnante, en s’inclinant légèrement, la main sur le cœur.

Un elfe qui fait sa parade nuptiale, c’est déjà beaucoup. Mais alors deux…

Jolene nous jette un regard paniqué.

— Euh… qu’est-ce que ça veut dire ?

— « Bonjour », lui lance Angel avec indolence, les bras croisés sur le comptoir. Shadow, voici Jolene. L’amie de Ree. Jolene, Shadow. Mon frère juré. Chef du clan des Sons of Wicked Moon, de Chicago. Ah, un client.

Angel se tourne pour encaisser l’acheteur comme si de rien était, plus rapide que moi. Je le regarde faire, stupéfaite.

La situation a complètement échappé à notre contrôle, tant à Jolene qu’à moi.

Face au beau Shadow, Jolene est aussi rouge qu’un feu de signalisation. La pauvre, plus habituée au monde enchanté des livres qu’à la réalité des mâles séducteurs, perd facilement ses moyens. Avec les elfes, elle n’a pas fini. Ils vont allégrement exploiter cette faiblesse.

Mais Shadow, en dépit de son aura acérée et son dangereux pedigree, ne se moque pas d’elle. Il lui parle de manière aimable, respectueuse et rassurante, avec jusque ce qu’il faut de réserve et de politesse. D’après la présentation qu’en avait faite Angel – qui a dû le briefer au téléphone elfique -, je m’attendais au pire.

Jolene reprend contenance peu à peu. Elle se détend, et ses rougeurs disparaissent. Je la trouve jolie, sous le regard attentif de ce fae. J’ai toujours trouvé, bien sûr, mais aujourd’hui, particulièrement… elle brille.

Ce Shadow est aussi doué qu’Angel pour mettre les petites créatures timides à l’aise.

Est-ce que c’est un trait partagé par tous les elfes ? J’ai l’impression que non. Ceux que j’ai croisé la veille n’étaient pas du tout rassurants.

Je me tourne vers Angel, qui est en train de ranger le ticket de sa vente dans le tiroir-caisse, comme s’il avait fait ça toute sa vie.

— Est-ce que tu connais Shadow depuis longtemps ?

— Depuis l’orphelinat. Ne t’inquiète pas. Il est réglo : tu peux compter sur lui, et lui confier ton amie les yeux fermés. C’est un ard-æl, il a le sens des responsabilités.

Lui « confier » mon amie… je n’avais pas envisagé la chose comme ça.

— Celui qui t’a banni du clan est aussi un ard-æl…

Angel me jette un regard en lame de couteau.

— Non. Il n’a pas été reconnu par tout le monde, et s’est emparé du pouvoir par la force. Plusieurs de nos frères ont quitté le clan récemment à cause de lui… pas mal de sœurs, notamment. Shadow me l’a confirmé.

Le tiroir-caisse se referme brusquement. Mais un autre client arrive, m’empêchant de pousser plus loin mes investigations. Angel le prend tout de suite en charge.

Donc, Blackfyre est un despote. Ce n’est pas tout à fait une surprise, remarque.

Je regarde Angel encaisser le client et lui faire son emballage en deux gestes aussi précis que rapides. Lorsqu’il a fini, je me penche vers lui.

— Que va devenir le clan ?

— Il va s’étioler et disparaitre, si on ne fait rien.

— Et c’est grave ?

Angel plante ses yeux d’un vert insoutenable dans les miens.

— Ça dépend. Si le clan disparait, les enfants vont se retrouver livrés à eux-mêmes, et à la merci de gens mal intentionnés. Pareil pour les jeunes femelles. Comme il n’y aura plus personne pour faire le relais avec les sorcières locales, ces dernières vont partir aussi, et si elles restent, leur magie va disparaitre. Elles ne pourront plus aider les personnes qui comptent sur elles, comme cette dame atteinte d’une rare maladie neurologique sur la troisième avenue, et que seuls les soins de Rowan parviennent à soulager. Les champs vont devenir moins rentables qu’ils ne l’étaient, et les fermiers du coin vont avoir recours à ces produits immondes qu’ils avaient réussi à éviter jusqu’ici, et défricher plus, tout cela au détriment de ce qui restait de la grande forêt primaire et de ses habitants. À terme, ils vont vendre, et des promoteurs vont racheter leurs terrains pour construire encore plus de Costco. Quand il n’y aura plus que du bitume, du plastique, du fer rouillé et du poison, les nôtres quitteront définitivement la région. Après, à toi de juger si c’est grave ou non.

— Oui, soufflé-je. Ça l’est.

Je ne réalisais pas à quel point les elfes faisaient partie intégrante de notre communauté. C’est un écosystème, en fait.

— Bon. Eh bien, il faut croire que j’ai bien fait d’appeler Shadow, alors.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il va faire ?

— M’aider à sauver le clan.

Blackfyre. Il va tenter de renverser Blackfyre. Mes doigts s’enfoncent dans le bois du comptoir. Je ne sais pas pourquoi je suis si inquiète. Je devrais me réjouir…

— Mais on s’en occupera la dernière nuit de Yule, statue Angel en tapotant le comptoir d’une claque décidée. Pour le moment… il faut célébrer, se reposer en famille, prendre des forces. C’est obligatoire, à cette période de l’année. La reprise des activités, c’est pour après.

Jolene est toujours en train de babiller avec Shadow dans les rayons. Elle lui fait l’article sur les bouquins, au rayon fantasy. Mais le grand fae aux cheveux blancs semble plus intéressé par elle que par les livres. Il ne la quitte pas des yeux, aussi souple et silencieux qu’un lion qui suit une gazelle dans la savane.

— Jo ! Il est dix-huit heures passées !

Elle me voit enfin, comme si elle émergeait d’un rêve.

— Déjà ? Bon, c’est plus que l’heure !

Angel et Shadow nous aident à fermer. Au moment de se quitter, alors que je cherche comment je vais annoncer l’arrivée d’un nouvel elfe à la maison à mon père, au cas où Shadow resterait plus que trois jours (je suis quasiment sûre qu’il sera content de cet invité supplémentaire), Jolene lève un regard timide vers nous.

— Si tu ne sais pas où dormir ce soir, Shadow, tu… peux venir chez moi. C’est petit, mais…

— Ce sera un plaisir, coupe le fae, mettant fin à son douloureux embarras. Tu pourras me raconter le suite de ton histoire, comme ça.

— Oui. Et j’ai d’autres collectors chez moi, comme ce…

Je me tourne vers Angel, qui a l’air de trouver la situation très normale. Mais je doute que ce soient les reliés jaspés et les éditions rares du Silmarillion qui intéressent Shadow.

— Tu es sûre, Jo ? Shadow peut venir chez nous, sinon… Mon père n’est pas à la maison en ce moment, et on a de la place.

Le regard qu’elle me jette alors me dissuade de continuer.

— Shadow est mon invité, pas le tien, Ree ! Tu ne peux pas tout avoir.

Ah, d’accord…

L’invité en question me lance un sourire vainqueur, et, tout naturellement, donne son bras à Jolene qui l’agrippe d’une prise possessive.

Bon, ça, c’est réglé. J’espère juste qu’elle sait ce qu’elle fait.

Ce Shadow n’a pas l’air de rigoler.

Pas de small talk chez les faes. L’affaire du couchage étant réglée, Angel tourne le dos à son « frère de sang », et s’éloigne vers la voiture. Je lui emboite le pas après avoir fait un rapide signe de la main à Jolene.

— Si y a un problème, tu m’appelles, parviens-je à lui susurrer en faisant le geste du téléphone avec les doigts.

Pour toute réponse, elle me tire la langue.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0