Chapitre 18
Je déteste la voir pleurer.
Emmitouflée dans des bottes fourrées trop chaudes pour le soleil hivernal qui perce à travers les branches serties de gouttes de verre translucides, je fais face au coven au grand complet. Rowan, Arabella (dont j’ai appris que le nom de sorcière était « Willow », le saule) et Sage. J’avais rendez-vous avec elles ici, au cœur de la forêt, ayant dû marcher dès l’aube seule, et dans le silence le plus total. Ce matin, suivant les prescriptions du rituel, je n’ai pas déjeuné. Angel, lui, est parti chercher mon père à Minneapolis.
— Bienvenue parmi nous, ma sœur, m’accueille Rowan.
Elle a un ton un peu solennel, mais Sage, une petite brune piquante, m’encourage avec un sourire chaleureux. Je me suis toujours sentie mal à l’aise dans un groupe cent pour cent féminin. Cela vient du fait qu’en dépit de mon amitié avec Trisha, appréciée de tous car bonne en sport, je n’ai jamais fait partie des filles dites « populaires » : les danseuses, les pom-pom girls. C’est pour ça que je me suis sentie aussi étonnée lorsque Dan s’est intéressé à moi. Sans Trisha, je ne l’aurais jamais rencontré.
Et d’ailleurs, ça n’a pas marché. On ne change pas. On peut se déguiser, faire illusion pendant quelques temps avec le glamour des fées… mais on finit toujours par montrer son vrai visage. Et le mien ne collait pas avec Dan. Mais est-ce qu’il est adapté à ce groupe de « sorcières » ?
Les trois filles portent un drôle manteau gris en laine tressée avec une capuche qui couvre leurs cheveux, le genre de truc qu’on image tout à fait dans la garde-robe d’une sorcière, avec les bottines lacées et les chapeaux pointus. Mais aujourd’hui, au-dessous, tout le monde porte des vêtements techniques type rando. La forêt communale, qui s’étend jusqu’à la frontière canadienne, n’est pas à prendre à la légère. Sans compter les elfes… nous sommes sur leur territoire. D’après Angel, les sorcières bénéficient d’un laisser-passer permanent, mais je n’en suis pas encore une… et pas sûr que Shaun Blackfyre prenne au sérieux les droits qu’Angel m’a octroyé.
— Je suis ravie d’être parmi vous, réponds-je avec un sourire un peu gêné. Je ne sais pas trop en quoi ça consiste, mais je pense que vous allez m’expliquer… C’est ce qu’Angel m’a dit, en tout cas.
— Chaque chose en son temps, répond Rowan. Pour ta première sortie, nous allons simplement cueillir du gui et du houx en préparation du rite du solstice, qui aura lieu dans trois jours. Le clan nous autorise à prélever sur leur territoire. Nous allons privilégier les boules de gui qui poussent sur les pommiers et les aubépines. Le mieux serait un chêne : si vous en trouvez un, n’hésitez pas.
Arabella « Willow » et Sage commencent à se disperser. Je les vois sortir de leur sac une petite serpe dorée, du genre qu’on les druides dans les livres d’histoire. Je me tourne vers Rowan, qui, visiblement, est restée pour m’accompagner.
— Pourquoi le gui ? C’est pas terrible, comme plante. Un parasite… c’est vénéneux en plus, non ?
— Le gui est une plante sacrée depuis les temps les plus anciens, là où il pousse. Il chasse les mauvaises influences, purifie l’âme, guérit le corps, neutralise les poisons, assure la fécondité des troupeaux. Et il est très utilisé dans les sorts.
— Et pourquoi un pommier, une aubépine et un chêne ?
— Le gui, qui symbolise la lune, prend les qualités des arbres sur lesquels il se fixe. Le chêne symbolise le soleil. L’aubépine est l’arbre des fées, qui sert à marquer leurs frontières avec notre monde. Quant au pommier… c’est l’essence qu’on utilise pour les sorts d’amour.
Elle me regarde d’un air entendu.
— C’est celui qu’a utilisé May pour le sort qui a lié Angel, tu crois ?
Rowan me jette un regard rapide.
— Chut, ne prononce pas son nom ici… Viens. Je crois que c’est une boule de gui.
Effectivement. Il y en a bien une, sur un vieux pommier tarabiscoté. Rowan grimpe souplement dedans, comme si elle avait fait ça toute sa vie. Je vais donc devoir passer mon premier degré d’escalade si je veux devenir une sorcière…
Non. Je vais plutôt chercher du houx.
Je m’éloigne un peu, et fourrage les buissons. Pas de houx : le coquin se cache. C’est là que j’aperçois un chêne magnifique dans une clairière encore blanchie de givre… il faut dire qu’il est tôt. À peine neuf heures du matin. Le chêne est serti de boules de gui.
— Rowan ! J’en ai trouvé !
Mais elle ne me répond pas.
Tant pis. Je vais essayer toute seule. Ça leur fera bonne impression, pour une première fois.
Je m’avance dans la clairière, le visage baigné par les rayons du soleil rasant. C’est vraiment agréable. Je ne pense jamais à sortir en forêt en hiver, alors qu’en fait, si on le fait assez tôt, c’est faisable… puis je me rappelle la raison principale qui tient tout le monde éloigné de cette forêt : les Black Heart. Leur squat doit se trouver à moins d’une heure de marche d’ici… j’espère qu’ils dorment tous, à cette heure-là. Probablement. Angel est actif à l’aube, mais il dort de huit heures à midi, généralement. Comme un chat.
Je veux aussi tenter de grimper dans cet arbre sans que les filles me voient, pour ne pas être trop ridicule. Mais un chêne n’est pas un pommier. C’est plus haut, et les premières branches sont difficilement accessibles. Il y en a une plus basse, là… J’essaie de l’attraper, de me hisser. Et me casse lamentablement la figure.
Ouch. Je suis tombée sur un truc dur. Un caillou, sous ma hanche.
Un petit rire retentit au-dessus de moi. Je relève la tête et aperçoit le visage pâle et énigmatique de May, l’elfe au manteau de plumes.
Merde.
— C’est ça, que tu cherches ? susurre-t-elle de sa voix cristalline.
Elle brandit une boule de gui, qu’elle jette par terre, à mes pieds.
Je garde le silence, ne sachant pas quoi répondre. Cette fille n’est pas mon amie.
May saute souplement de sa branche, pourtant située à un bon deux mètres cinquante au-dessus. Se redresse avec grâce, et s’approche, sa branche à la main… ainsi qu’un petit couteau à la lame argentée, qui luit comme un flash sous le soleil.
— C’est donc toi, murmure-t-elle en me toisant.
Je me relève prudemment. Elle est plus grande que moi, bien sûr. Et tout près. Beaucoup trop près. Je peux voir ses yeux immenses, obliques, d’une étrange couleur ambrée sous la lumière. Ses longs cils, et ses sourcils fins comme des ailes de papillon, en arc de cercle. Elle est très belle. Mais il se dégage de son visage quelque chose de cruel et d’inhumain qui me fait un peu peur.
C’est une elfe. Normal. Souviens-toi de l’impression que te faisait Angel avant que tu ne t’habitues à son visage.
— Moi, quoi ? osé-je lui demander.
Autant clarifier la situation tout de suite.
— La nouvelle sorcière. Celle qui va partager le lit de notre ard-æl la nuit de Yule. La reine d’hiver de cette année.
Ok. J’avais donc raison, pour l’initiation. C’était bien un rite de fécondité du type « roi cerf qui débouche les canaux du féminin sacré », de manière bien concrète. En même temps, tous les signaux étaient là.
Je lève les mains devant moi en signe de déni.
— Oh là, je t’arrête tout de suite ! Il n’est pas question de ça. Je ne vais partager le lit de personne… je suis en couple.
Enfin, j’étais.
May me scrute, les yeux plissés.
Elle sait que je lui mens. Et ça ne lui plaît pas.
— Ok, mon mec vient de me tromper, avoué-je. Mais techniquement, je suis encore avec lui. Et même célibataire, je ne coucherai pas avec votre ard-æl ! Encore moins dans le cadre d’un rituel.
— C’est à lui de décider, grogne-t-elle.
— Sûrement pas ! Vous avez peut-être vos coutumes, mais forcer quelqu’un à avoir des rapports sexuels avec un autre, c’est un crime, aux États-Unis. Même pour une tradition, une religion ou quoi que ce soit.
— Tu parles comme si nous n’étions pas de la même nationalité que toi, chuinte dangereusement la fae. Mais j’avais une carte d’identité, tu sais ! Même si je l’ai jetée dans le feu. Je suis née ici, comme toi.
— Je n’en doute pas… mais vous ne pouvez pas me faire coucher avec votre chef. Je ne consentirai pas.
—Mmh, dit-elle pensivement. Tiens. Voilà tes amies.
Je me retourne pour voir Rowan, Sage et Willow à l’orée de la clairière. Si elles sont inquiètes, rien ne le montre sur leur visage. Rowan s’avance même d’un pas décidé.
— Suilad, May, dit-elle en touchant rapidement son cœur puis son front.
L’elfe incline brièvement la tête, la bouche pincée.
Elles ne s’aiment pas, réalisé-je immédiatement.
Normal. Si elles se disputent Shaun…
— Nous avons appris que vous alliez initier une nouvelle sorcière, dit alors May. L’ard-æl veut la voir.
Je me raidis immédiatement. L’ard-æl… Shaun Blackfyre.
— Tout de suite, ajoute May.
Les trois sorcières échangent des regards.
May a profité de l’absence d’Angel pour nous approcher. Et Shadow, qui est encore à faire des galipettes avec Jolene… en même temps, l’ard-æl des Wicked Moon de Chicago n’est pas censé être mon garde du corps. Ce n’est pas son rôle, et en plus, je n’en ai aucun besoin. Je ne suis pas une petite princesse vulnérable qu’il faut sans cesse protéger, mais une citoyenne des États-Unis d’Amérique qui prend des cours de tir et sait se servir d’une Winchester si besoin. Si ce elfes croient qu’ils peuvent m’imposer leur volonté et s’en tirer comme ça…
— J’espère que l’ard-æl est bien conscient du caractère particulier de cette initiation, intervient doucement Rowan.
— Il l’est. Cette année c’est… spécial. Mais vous ne pouvez pas former une nouvelle sorcière sans en référer au clan. On a besoin de savoir à qui on a affaire.
— C’est vrai, répond doucement Rowan. Mais nous comptions vous le dire.
May croise les bras sur sa poitrine.
— Allons-y ensemble. Vous avez la parole de l’ard-æl qui ne lui sera fait aucun mal… tant qu’elle se comporte comme il faut.
C’est-à-dire ?
— Nous répondons d’elle, dit gravement Rowan.
Je jette un œil peu rassuré sur la sorcière rousse. C’est une sacré responsabilité… Elle se place à ma hauteur et prend mon bras.
— Viens. Il est temps de rencontrer le clan.
Je l’ai déjà rencontré. En partie. Et je n’ai pas très envie de réitérer l’expérience. Mais il semblerait que je n’ai pas le choix.
*
Au bout d’une demi-heure de marche sur un sentier sinueux à la suite de May, nous débouchons sur une clairière ouverte dans la forêt. Un vieux centre de vacances désaffecté, au bord du lac. Je suis déjà allée jouer là, étant gamine. Un coin sinistre, qui, avant sa prise de possession par les Black Heart, servait de test ultime pour tous les gosses du coin. « T’es cap de rentrer et de ramener un objet comme preuve ? Cap ou pas cap ? » N’étant pas très téméraire – et une fille, de surcroit, donc dispensée d’office de ce genre de jeux -, je ne suis jamais rentrée. Jusqu’à aujourd’hui.
May nous conduit jusqu’à un escalier bordé d’une vieille rampe enroulée de lierre, qui donne sur une porte. Toutes les fenêtres sont murées, les murs gris couverts de tags. J’en vois un qui m’impressionne tout particulièrement : il représente un chevalier elfe aux longs cheveux blancs, reconnaissable à ses oreilles pointues et ses yeux obliques, qui brandit une épée au bout de laquelle scintille une étoile. Il y a un truc marqué dessus avec l’un de ces lettrages aux angles agressifs que les clans utilisent, et que je ne peux pas lire. Mais il y a aussi quelque chose en anglais, dans un typo plus proche du style graff : « Follow the star to Tír-Na-nÓg. » Ainsi, les elfes ont leur propre mythologie… un espèce de passé glorieux ou un futur hypothétique, auquel ils se raccrochent désespérément.
— Quand tu seras devant l’ard-æl, murmure Rowan à mon oreille, baisse la tête en signe de déférence, mais n’en fais pas plus. Nous ne sommes pas de son clan, et n’avons pas à lui montrer quelconque marque de soumission. Ne lui parle pas, ne le regarde pas dans les yeux. Et tout se passera vite, et bien.
Ok. C’est plus ou moins le même protocole qu’avec un animal peu commode : ça, je connais.
May pousse la porte. Je m’attendais à déboucher sur un horrible squat avec des vieux matelas bourrés de puces jonchés partout… mais en fait, après avoir suivi un long couloir entièrement peint de ces fresques mystérieuses et de ces lettrages élégants que font les elfes, je débouche dans un lieu hors du temps et enchanté, éclairé par la lueur tremblante de mille chandelles plantées à même le sol et de centaines de photophores colorés. Des feuilles jaunes et rouges recouvrent le lino fatigué, descendant d’un arbre immense planté au beau milieu de ce qui était autrefois la cantine. Un arbre, un vrai. Au pied duquel a été assemblé un énorme trône avec des morceaux de tables et de chaises de cantine. Il y a un elfe assis dessus, un elfe à la longue chevelure blond clair et aux yeux d’un bleu insoutenable. J’ai croisé son regard et cela me brûle comme des phares de voiture croisés la nuit. Je me dépêche de baisser la tête, glissant au passage un coup d’œil aux elfes massés autour de nous, féraux et sauvages dans leurs atours de guerriers barbares. Je ne vois aucun enfant, mais pas mal de filles, aux regards aussi féroces que leurs collègues mâles.
May pose un genou au sol devant son chef, comme un paladin du moyen-âge.
— Je t’ai amené la quatrième sorcière, ard-æl.
Shaun Blackfyre pose son regard de glace sur moi. Aussi impitoyable que celui de Shadow, sans la petite lueur de folie chaleureuse derrière.
— C’est donc cette fille qui lui plaît tant, observe-t-il de sa voix grave et rude.
Il parle de qui, là ? D’Angel ?
— Il ne l’a pas revendiquée, ard-æl, siffle May. Et il n’en a pas le droit !
Blackfyre tourne un regard glaçant sur elle.
— Pourquoi ? Il ne fait plus partie du clan. Il peut faire ce qu’il veut.
Il marque une pause, me regardant pensivement.
— … Sauf initier une nouvelle sorcière. Cette prérogative appartient à l’ard-æl.
Rowan, une fois de plus, s’avance.
— Je pense que…
Un seul regard crépitant de Blackfyre suffit à la faire reculer, la tête basse.
Elle lui est vraiment soumise, observé-je, révoltée. C’est dingue !
— C’est moi qui initierai cette sorcière, pas lui. Amenez-la ici le dernier soir de Yuletide, ou c’est moi qui irais la chercher, ordonne-t-il avant de se détourner.
Quoi ? « Amenez-la moi » ? Il se croit où, lui ? Dans un film de Conan le barbare ?
Un elfe est déjà en train de s’adresser à lui à voix basse dans leur langue qui bruisse comme un murmure de ruisseau. Les rangs se resserrent, les hautes silhouettes aux longs cheveux de toutes les couleurs – blancs, blonds, bruns, roux – nous barrant déjà la vue vers leur chef. L’ard-æl a rendu son jugement, et il nous a congédié.
Je me redresse. Hors de question que je laisse passer ça.
— Shaun Blackfyre ! l’interpellé-je.
Il tourne son visage aigu vers moi, une lueur outrée dans ses yeux de tigre sibérien. Visiblement, ce n’était pas prévu que je parle. Lui peut décider à ma place, par contre. Il ouvre la bouche, mais je ne le laisse pas se défendre.
— Mon frère Angelo est mort par ta faute. Et maintenant, tu voudrais me forcer à faire je ne sais quoi avec toi ? Toi qui a banni mon ami, celui qui propose de me montrer ce nouveau monde ? Personne ne me touchera sans mon consentement : ni lui, et encore moins toi !
Un lent sourire se dessine sur les lèvres pâles de Blackfyre.
— Comme c’est amusant… Tu crois vraiment que ce que tu dis, humaine ?
— Oui !
Les yeux bleu fluo de l’ard-æl s’illuminent, comme si on avait allumé une ampoule derrière. Je vois ses cheveux aussi blancs et légers que des plumes de chardon se soulever sous la poussée d’une bourrasque invisible. Une terrible pression me cloue au sol. L’air s’est fait plus lourd, plus dense. Une odeur bizarrement métallique titille mes sinus, et un son lancinant me vrille les oreilles. Qu’est-ce qui se passe… est-il en train de me lancer un genre de maléfice ?
Une main ferme me tire en arrière, mettant immédiatement fin aux inquiétantes sensations. Et Shadow… Shadow, le grand fae aux cheveux blancs et aux yeux de mercure liquide, le chef du gang de Chicago, s’interpose devant moi, face à Blackfyre. Il lui parle, sa voix grave ayant le même impact, pour les elfes rassemblés ici, que le tonnerre.
Impossible de deviner ce qu’ils se disent. Le ton est calme, posé. Intimidant.
Finalement, à nouveau, Blackfyre se détourne. Quelques regard hostiles ou narquois dans ma direction, et je suis ignorée à nouveau.
Dans une envolée de cuir camel et de locks gris-argent, Shadow se dirige vers la porte.
— On rentre, décide-t-il sans me regarder.
Les trois sorcières lui emboitent le pas, repassant devant la menaçante haie d’honneur formée par le gang.
Mais May n’a pas dit son dernier mot.
— Attends ! J’ai pas réglé mes comptes avec cette fille qui prétend me piquer mon mec, grogne-t-elle nous rejoignant à grand pas.
— Je ne pique rien du tout à personne, répliqué-je sur le même ton, déterminée à ne pas me laisser faire. T’es bouchée, ou quoi ? Et où t’étais, pendant qu’Angel gisait sur un bord de route sous la neige, blessé ?
Elle ouvre la bouche, laissant échapper un sifflement outragé.
— Espèce de petite opportuniste, sale voleuse d’humaine… tu crois pouvoir garder l’intérêt d’un mâle comme lui, toi qui n’as même le droit de lever les yeux pour le vénérer ? C’est uniquement grâce à ma magie qu’il s’intéresse à toi. Quand je l’aurais embrassé, il me reviendra !
— Trop tard, grincé-je. J’ai levé le sort.
Ses yeux s’agrandissent de stupeur.
— Tu as osé l’embrasser ! Toi ! Tu vas me le payer…
Je vois un truc crépiter autour de sa main. Un truc lumineux, genre une flamme, ou des étincelles. Qu’est-ce qu’elle va faire avec ça ?
Le regard de Shadow qui se pose soudain sur elle, menaçant, la fait reculer en silence. La lueur s’éteint toute seule.
Moi qui avais prétendu ne pas avoir besoin de garde du corps…
Shadow pose sa main sur mon épaule avec autorité, et me pousse vers la sortie.
— On y va, répète-t-il avec insistance.
Les filles sont déjà dehors, capuche relevée, à nous attendre. J’ai l’impression qu’il fait plus sombre, que la nuit ne va pas tarder à tomber. Ce qui est impossible, bien sûr : il était neuf heures et demie du matin quand May nous a ramassé. Et on a marché qu’une trentaine de minutes pour arriver à son antre.
Je jette un œil à ma montre. Quatre heures dix…
Merde. On y a passé la journée entière… Comment c’est possible ?
Je passe entre deux elfes qui encadrent la porte, Shadow fermant la retraite dans mon dos. L’un d’eux fume une clope et l’autre mâche un chewing-gum dont il fait régulièrement éclater la bulle d’un air agressif. Je ne me suis jamais sentie aussi mal à l’aise de ma vie, aussi peu à la place.
C’est donc ici, parmi cette meute de loups, qu’Angel vivait… comment une troupe pareille a-t-elle pu abriter un garçon aussi adorable ?
Non. Quand il est arrivé chez toi, tu ne le trouvais pas adorable. Il avait des airs de voyou, et ne s’est adouci que parce que papa l’a apprivoisé. Mais c’est ça, un clan d’elfes. S’il n’y avait pas eu Shadow pour te sortir de là… ça se serait très mal passé.
D’ailleurs, ce dernier à l’air pressé de vider les lieux.
— Ne traînons pas, dit-il de son habituelle voix tranquille.
Mais les deux elfes de la porte nous ont suivi. Ils marchent à distance respectueuse, à la lisière des arbres, à la limite entre l’ombre et le peu de lumière qui reste. Et ils ne sont pas les seuls. Je distingue çà et là des silhouettes vagues, au pas souple des prédateurs.
— Ça craint vraiment, me souffle Rowan. Je ne les ai jamais vus comme ça.
— C’est l’approche du solstice, murmure Willow. Ça les énerve.
Arabella a déjà pris les devants.
— Je ne reconnais pas le chemin, grince-t-elle.
Rowan accélère le pas. Désormais, Shadow est derrière nous. Comme une ombre, justement.
— La sortie est juste derrière cet arbre, dit-il en indiquant un truc avec son index. Dépêchez-vous. Je vais les occuper pendant ce temps-là.
Les occuper ? Comment ? Et de quelle « sortie » parle-t-il ?
Mais les filles comprennent parfaitement ce qu’il dit. Arabella est en train de faire le tour d’un grand frêne. Pourquoi perd-elle son temps à circumanbuler autour de cet arbre, alors que la nuit va tomber, et qu’une tribu de blousons noirs nous pistent en ricanant ?
— Allez, Ree, fait Rowan en prenant ma main. Faut pas traîner ici.
Elle m’oblige à faire le tour de l’arbre comme les autres. En me retournant, j’aperçois Shadow. Il s’est arrêté pour faire face aux deux portiers.
— Est-ce qu’on le laisse tout seul ? Il va se battre avec eux, quand même…
— Oui, répond durement Rowan. Et encore oui.
— Mais…
— Dépêche-toi, Ree. Il gagne généreusement du temps pour nous. Il faut le mettre à profit.
Le temps que je tourne la tête et…
Le sentier est là. Juste devant nous. Celui qu’on a emprunté ce matin.
Plus de trace des elfes. Ni de Shadow.
*
— Les elfes protègent leur territoire, m’apprend Rowan devant un thé, dans l’abri rassurant et chaleureux de sa boutique. On ne peut pas y entrer comme ça, ni tomber dessus par hasard. Parfois, le chemin est ouvert : comme ce matin. Parfois… il est fermé. Comme c’était le cas ce soir.
Ouais. Ils ont refermé derrière nous, pour qu’on reste prisonnières.
— C’est fou ! Des parties de la forêt entières soumises à la magie des elfes… Je ne me serais jamais douté.
J’avais entendu des légendes, bien sûr. Sur les elfes et leurs territoires. Mais je n’y avais jamais prêté foi. Pour moi, avant, la magie n’existait pas vraiment. C’était juste un moyen pour cette communauté de capitaliser sur leur différence tout en gardant les gogos loin d’eux. Là-dessus, je partageais certaines des vues de mon père, qui n’envisageait pas les elfes autrement que comme une sorte de première nation miraculeusement épargnée par le capitalisme triomphant. Mais la magie est une réalité. Elle existe, et les elfes la pratiquent.
— Tu apprendras à lire les signes, me dit Arabella en posant une énième assiette de gâteaux devant moi. Les endroits où il ne faut pas aller, les bons moment pour le faire. (Elle relève son regard sombre.) Et aussi, à savoir la mettre en veilleuse quand il faut. Les elfes nous tolèrent sur leur territoire, Ree. Ne l’oublie pas.
— Reconnais qu’ils étaient franchement hostiles, grogné-je. Ça ne donne pas envie de les fréquenter !
— Ils ne sont pas toujours comme ça. Mais je reconnais que là… c’était spécial.
— On a eu chaud, murmure Sage.
C’est le cas de le dire. Si Shadow n’était pas intervenu…
— C’est bien ce que je pense. Et cet ard-æl de mes deux, ce Blackfyre qui ne lève pas le petit doigt pour nous aider, et qui nous livre en pâture à ses elfes enragés…
Les trois filles échangent un regard gêné.
— Quoi ? Pourquoi vous me regardez comme ça ? m’enquis-je, ma cuillère suspendue en l’air.
C’est à ce moment-là que la porte s’ouvre, violemment.
Angel déboule comme une bourrasque.
— Ree ! Tu n’as rien ?
Il se précipite sur moi, pose ses mains sur mon visage, mes épaules. Rowan s’éclaircit la gorge. Il s’arrête tout de suite, et relève les yeux sur les filles.
— Et vous ? Ça va ?
— C’est gentil de demander, ironise Sage avec son air pince-sans-rire habituel.
Rowan, elle, garde les yeux baissés sur sa tasse. Elle évite soigneusement de regarder Angel.
Je commence à la percevoir différemment. Non plus comme une rivale, mais comme une amie. Il y avait quelque chose entre elle et Angel, malgré tout ce que l’un et l’autre me disent. Et je suis venue m’immiscer entre eux… ma première réaction, en la rencontrant, a été de la jalouser, et je n’ai pas été très cool avec elle. Mais je suis comme ça. Impulsive. Je m’énerve d’abord, et je réfléchis après… Or, Rowan m’a prise en charge, aujourd’hui. C’est aussi grâce à elle que tout s’est relativement bien passé.
Elle, et Shadow.
— Angel, demandé-je en me tournant vers lui. Comment va Shadow ? C’est lui qui t’a prévenu, n’est-ce pas ?
— Oh, il va bien. Il se fait masser le dos par Jolene, sourit Angel. Après l’effort, le réconfort. Il en profite bien !
J’ignore ses tentatives pour détendre l’atmosphère.
— Il s’est battu avec ces deux elfes ? m’écrié-je, incrédule. Ils avaient vraiment l’air dangereux…
— Trois. Ou quatre. Et Shadow est plus « dangereux » qu’eux. Dommage pour eux… enfin, ça leur a donné une bonne leçon. C’était drôlement présomptueux de leur part de s’attaquer à un ard-æl d’un gros clan comme lui, même seul. Mais il ne les a pas blessés gravement : ils s’en remettront.
Shadow. Sous ses airs affables, j’avais bien compris que le type était un fauve.
Je me tourne vers Angel.
— Tu sais, je ne suis plus sûre de vouloir être initiée. L’ard-æl de ton clan a dit qu’il ferait mon initiation lui-même… je le sens vraiment pas.
Le beau visage d’Angel se ferme.
— Ne t’inquiète pas. Avant la fin de l’année, il sera destitué.
— Par qui ?
— Par moi, assène-t-il en vissant ses iris émeraudes dans les miennes.
J’ouvre grand les yeux.
— Tu comptes t’attaquer à Blackfyre ?
Angel pousse un long soupir. Il rencontre le regard de Rowan, et cette dernière le soutient.
— Je peux te parler un moment ? lui demande-t-elle. Angel.
— Ok. (Il se relève.) Ree, tu peux m’attendre dans la voiture ? J’en ai pour une minute.
Il me tend les clés. J’échange un dernier regard avec les filles, qui me fixent toutes d’une mine lugubre. Soudain, je suis inquiète de perdre ces nouvelles amies.
— Merci pour aujourd’hui, leur dis-je. Et… je suis désolée. J’ai merdé.
— Ne t’excuse pas, me lance Sage. C’est normal de « merder » au début.
— Et on ne s’excuse pas chez les elfes, ajoute Willow. Tu l’apprendras bien assez tôt.
Je leur jette un dernier regard, puis, soudain envahie par la honte, je sors du magasin.
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