Chapitre 21
Je voudrais déjà être au dernier soir de Yule.
C’est devenu partuclièrement dur pour moi de me séparer d’Angel, ne serait-ce que pour quelques heures. Mais il n’est pas convié chez Rowan ce soir. Il se gare devant son appartement, qui se trouve au-dessus de son magasin, m’accompagne en haut et s’efface lorsqu’elle ouvre la porte. Le regard qu’il s’échangent ne m’échappe pas, et même si je sais qu’il est idiot d’être jalouse, que tout ce qui a pu exister entre eux est terminé, je ne peux pas contrôler l’impression que me fait ce regard complice, lourd de sens. Je sais que Rowan le regrette : c’est obligatoire. Comme May, d’ailleurs. On ne perd pas un mec comme Angel sans le regretter.
— Je reviendrai te chercher à la fin de la soirée, murmure-t-il.
J’ai envie de l’embrasser. J’ai tout le temps envie de l’embrasser. Mais je ne le fais pas, par respect pour Rowan. Cette dernière attend, adossée à sa porte, sans nous regarder. Et j’ai besoin qu’elle reste ma copine, si je dois intégrer leur cercle… c’est déjà dingue qu’elle m’accepte. J’arrête pas d’y penser. Et je décide de le lui demander.
— Ça ne t’embête pas que moi et Angel…
— C’est son choix, Ree. Je savais déjà que je ne l’aurais que de manière éphémère et aléatoire, et que le reste du temps, je devais le partager. Ce n’est pas le genre de personne à qui tu peux passer une bague ou un collier. Du moins… c’est ce que je pensais. Mais il semblerait que certaines âmes soient prédestinées à se rencontrer.
— Comment ça ?
Elle s’autorise un sourire.
— Une intuition de sorcière. Je te l’ai dit : je savais que ça ne durerait pas, avec lui : il est trop libre, trop sauvage. Viens. Les filles t’attendent.
« Trop libre, trop sauvage ». Son « intuition de sorcière » sonne presque comme un avertissement.
Ne t’attache pas trop à lui, ou tu n’auras plus que tes larmes pour pleurer.
Sage et Willow sont assises par terre, directement sur le parquet du salon. Des bougies et des petites lampes sont allumées ci et là. Une petite musique de fond – un genre de rock indé, mâtiné de rythmes indiens – flotte parmi les vapeurs d’encens. J’imagine très bien Angel dans cette ambiance, intimiste et posée comme il aime. Je le visualise sur le sofa recouvert d’un plaid à motifs celtiques, ou peut-être directement sur le tapis, Rowan entre ses bras. Les boucles d’un rouge violent étalées sur le noir abyssal de sa chevelure. Il y à peine deux semaines, il a passé la nuit-là. A très probablement fait l’amour avec elle. Cette image me hante, plus encore qu’elle ne le faisait à l’époque (deux semaines, si peu, si long !), alors que je m’interdisais d’y penser. J’essaie d’imaginer comment il est, abandonné au plaisir des sens. Comment il bouge, respire, ce qu’il dit. Est-ce que je peux arriver à me le sortir de la tête une seule seconde ? Non. Je suis intoxiquée par ce fae.
Rowan me tire de ma méditation en jetant un coussin entre elle et Sage, et m’invite à m’asseoir en posant d’office une tasse de tisane genre Yogi Tea devant moi. Je fais un signe de tête aux filles. Sage me fait un coucou de la main, Willow répond de la même façon que moi.
Il y a tout un tas d’ustensiles posés sur le sol, entre nous : des pétales de rose éparpillées pour former un cercle, un quartz, une pierre noire et brillante, une autre verte, comme du jade, un genre de cristal. Et aussi, un petit chaudron miniature avec son couvercle et trois lunes gravées dessus, une statuette représentant un genre de déesse et même un couteau gravé, que je reconnais pour être du même genre que celui d’Angel. Rowan ouvre le chaudron et y verse une boisson rouge bordeaux d’un flacon en terre, qui ressemble à du vin chaud aux épices. En tout cas, ça en a l’odeur.
— Mes sœurs, en ce soir de solstice, le jour le plus sombre, le plus froid et le moins lumineux de l’année, nous nous réunissons sous l’égide la Cour de Nuit pour intégrer une nouvelle sorcière dans notre cercle. Ree, qui pour l’instant n’a pas encore reçu de nom, mais qui va devenir notre quatrième, incarnant l’élément igné.
Je glisse un regard à la fois surpris et déçu à Rowan. J’espérais recevoir mon nom de sorcière aujourd’hui. Mais on ne me l’a pas encore donné. Par contre, on a décrété que je symboliserais l’élément feu… pourquoi ? Qui a décidé ça ?
Le feu. Comme le « feu noir » du surnom de Shaun, l’ard-æl des Black Heart. En me décrétant appartenir à cet élément, on me jette dans ses bras, en somme… Mais moi, je veux un autre elfe. Un qui n’est pas ard-æl.
J’apprends en effet très vite que Sage symbolise l’eau, Willow, l’air, et Rowan, la terre (ce qui lui vaut la place de « guide » - les filles emploient un mot elfique pour ça, « ard-ælla » dans notre cercle) Toutes les quatre, nous nous tenons la main, les yeux fermés, en répétant ces quatre éléments simultanément. Ça fait un peu secte, ou cérémonie païenne… mais je le fais, et sans la moindre envie de rigoler. En réalité, je ne me sens pas ridicule, ou pas à ma place. Pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment envie de m’intégrer, et de ne pas être une simple spectatrice de la vie et des activités des autres, comme j’ai pu l’être avec la bande de potes de Dan – qui, en fait, n’ont jamais été les miens, comme le prouve le silence de Trisha, et le fait que pas un ne m’ait averti sur la liaison que mon copain entretenait avec la meneuse des cheerleaders de leur équipe. En réalité, je n’ai jamais fait partie de leur cercle… jamais. J’étais juste « la meuf de Dan », et devais faire mes preuves constamment. J’ai échoué, sortant définitivement des gens fréquentables en accueillant un elfe chez moi… ce qui m’a mis d’office dans le groupe des sorcières.
Je renifle, ouvre un œil. Pour tomber sur les yeux étincelants de Rowan.
— Lève-toi. Nous allons prêter serment.
— Serment ?
— Oui.
Toutes les filles se lèvent. Sage a ramassé le couteau – on appelle ça un « athame », c’est un genre d’instrument rituel qui était utilisé par les alchimistes du moyen-âge apparemment – et le pointe sur le cœur de Willow.
— Mieux vaut te jeter sur cette lame que d’entrer dans le cercle avec un cœur faible et défaillant, prononce-t-elle en fixant la pauvre Willow dans les yeux. Comment y entres-tu ?
Willow ne se laisse pas démonter. Elle braque ses yeux dans ceux de sa copine, (oui, elles sont ensemble) et prononce distinctement :
— Avec le cœur pur et sans peur, en total amour et en totale confiance.
Ensuite, elles échangent le couteau. Willow se tourne vers Rowan, et lui fait jurer le même serment.
C’est donc moi qui me retrouve sous la lame de Rowan.
— Mieux vaut te jeter sur cette lame que d’entrer dans le cercle avec un cœur faible et défaillant, dit-elle, le regard froid comme la glace. Comment y entres-tu ?
Et si Rowan, cette fille que j’admire tant, me détestait ? Elle aurait vraiment toutes les raisons de le faire. Je lui ai piqué Angel. Bien sûr, elle a Blackfyre, mais…
Elle attend. Tous les regards sont braqués sur moi.
— Avec le cœur pur et sans peur, en total amour et en totale confiance, réponds-je.
Ce n’est pas tout à fait vrai. La peur subsiste en moi. Quelque part, au fond de mon cœur. Mais c’est à moi de faire jurer Sage, maintenant. Rowan retourne le couteau, refermant ses doigts délicats sur la lame, et me le tend par la garde. Je le prends et le pointe sur la poitrine de Sage.
— Mieux vaut… te jeter sur cette lame que d’entrer dans le cercle avec un cœur faible et défaillant, répété-je. Comment y entres-tu ?
— Avec un cœur pur et sans peur, en total amour et en totale confiance, dit-elle avant de me prendre par les épaules et m’embrasser.
Toutes les filles s’embrassent. Un petit baiser sec et tendre, sur la bouche, juste un toucher. Puis Rowan lève son couteau vers le plafond, se baisse et le plante dans le parquet, en plein milieu du cercle de pétales de fleurs.
— En haut comme ici-bas, annonce-t-elle.
Enfin, elle prend l’espèce de chaudron dans lequel elle a versé du vin – le « ventre de la Déesse », dit-elle – et se pique le pouce de la pointe du couteau. Elle presse le gras de son pouce au-dessus du chaudron, jusqu’à ce que perle une goutte de sang écarlate, une seule… Puis elle passe la lame sur la flamme de la bougie. Toutes les filles l’imitent… puis me regardent.
— Les sidhes, lorsqu’ils prêtent serment, s’entaillent la veine du poignet, m’annonce Rowan. Mais nous n’avons pas leurs capacités de régénération, et les temps ont changé. Une petite piqure suffira.
— D’accord, murmuré-je en hochant la tête.
Je suis fille de véto : je ne suis pas une chochotte. Le nombre d’animaux qui m’ont mordue, griffée… ceux que j’ai vu saigner, souffrir et mourir, devant museler mes sentiments et mon cœur brisé pour aider papa et épauler les clients. Alors, je me pique avec la pointe de la lame, en me félicitant d’être vaccinée contre le tétanos. Je connais des gens qui auraient exigé des conditions sanitaires optimales (ou même, aurait fui en hurlant), mais ce n’est qu’une goutte de sang et encore une fois, en travaillant quotidiennement avec des animaux, je suis vaccinée contre la germophobie. Ce petit rubis qui flambe à la lueur de la chandelle, je la regarde perler sur ma peau en grimaçant un peu (presser la piqure n’est pas la phase la plus agréable) et tomber dans le chaudron, presqu’au ralenti.
Rowan me tend le bol.
— Le sang de la Déesse, annonce-t-elle en le levant devant son front comme le Saint Graal. À toi l’honneur.
Je trempe mes lèvres dedans. Ça a le goût de vin chaud aux épices, un poil refroidi. Ce n’est pas mauvais. Je tends le bol à Rowan, qui, en silence, me désigne Sage. Elle, elle boira en dernier, clôturant la cérémonie.
— Tu es des nôtres, désormais, m’annonce-t-elle. Dans le passé, lorsqu’une sorcière trahissait ou quittait le cercle, elle était mise à mort par ses sœurs. Mais ces temps-là sont révolus, et si un jour tu veux quitter le Coven… il suffira d’obtenir l’aval de ton initiateur. Là, ce sera plus compliqué je crois, connaissant l’initiateur en question.
Elle sourit, brièvement.
— Je n’ai aucune envie de le quitter, répliqué-je, reconnaissant cette dernière phrase pour ce qu’elle est : un test. Je suis amoureuse de lui, Rowan.
Voilà, je l’ai dit. Tout le monde est au courant, sauf le principal intéressé.
Elle pousse un long soupir, et le coin de ses lèvres s’incurve.
— Oui, je te crois aisément… mais tant mieux. Nous aussi, on espère qu’il va rester, et faire perdurer notre petit groupe. Le fait que tu sois là et intègre le cercle est un bon fil à la patte pour lier cet animal sauvage à notre terre.
Je peux entendre le regret dans sa voix. Elle aurait aimé être cette fille, celle qui tient la laisse, pose la trappe… celle que je ne suis même pas sûre d’être. Cependant, dans sa sagesse et sa bonté, elle a choisi le renoncement. C’est là que je comprends que j’aime cette femme, et que je vais tout faire pour faire fructifier notre amitié naissante, en espérant ne jamais être, pour elle, une traîtresse ou une rivale.
*
Je retrouve Angel quelques heures plus tard, après avoir passé le reste de la soirée à discuter sur les coussins avec les filles autour d’une boîte de chocolat et d’un thé aux amandes amené par Willow.
— Alors ? Ça y est ?
— Ça y est, annoncé-je en me calant sur le siège du Hummer. J’ai prêté serment et juré que jamais je ne quitterai le cercle sous peine de mort, et bu le sang de mes nouvelles sœurs en sorcellerie. J’ai l’impression d’avoir passé un pacte avec le diable. Si ma grand-mère catholique savait ce que j’avais fait, elle m’emmènerait voir le curé de San Bernardo immédiatement, pour une aspersion d’eau bénite !
Mais je sais déjà que rien ne pourrait me sortir de la tête mon Lucifer personnel.
Angel sourit.
— À l’époque, c’était l’ard-æl d’un territoire qui donnait la chasse à la sorcière traîtresse sur son cheval… mais c’était lui aussi qui remplaçait son corps par un substitut magique lorsqu’elle était capturée par l’Inquisition. Je le ferais pour toi, si tu veux.
— Quel truc ? Me poursuivre dans la forêt comme un mari jaloux ou organiser mon évasion ? plaisanté-je en me tournant vers lui.
— Les deux, murmure Angel en réponse. Le curé de San Bernardo se retrouvera avec une poupée gonflable en lieu et place de ma Ree, comme j’ai fait avec les feuilles mortes. Je suis sûr qu’il appréciera.
Ses yeux sont tous noirs, dans la pénombre de la rue mal éclairée.
— T’es vraiment un petit coquin…
— Oui. Je suis diabolique, sourit-il, dévoilant ses belles canines.
Son souffle se mêle au mien. Ses doigts, sa langue. Ce baiser lent, sensuel… je suis bien d’accord : il est diabolique, comme un ange déchu et tentateur peut l’être.
— Angel… chuchoté-je en levant le menton à la manière d’une chatte qu’on gratte, alors qu’il fait glisser sa bouche si douce dans mon cou.
Sa main se pose délicatement sur mon sein. Il est si précautionneux dans sa façon de me toucher… Il me jette un petit regard pour évaluer ma réaction, semble hésiter. Je lui réponds en plaquant plus fort sa paume sur ma poitrine.
Normalement, j’aime pas qu’on me touche là. J’ai longtemps eu du mal à comprendre l’obsession des mâles pour cette partie du corps, et m’énervais souvent lorsque Dan s’obstinait à me titiller le mamelon. Mais avec Angel… je suis avide de ce contact. Je sens même mes pointes de sein durcir et s’ériger, alors que je suis loin d’avoir froid. Non, c’est autre chose… le désir. Cette chose légendaire et mythique qu’en fait, je découvre tout juste. Je croyais tout savoir du sexe, tout ça parce que je suis restée deux ans avec un mec plus âgé… mais en fait, je ne sais rien. Rien.
Et Angel ne m’a même pas touchée. Tout ce qu’il a fait, c’est m’embrasser, effleurer ma taille, se coller un peu contre moi et poser sa main sur mon sein gauche avec les précautions d’un oiseau timide. C’est tout. Et pourtant, ça me fait plus d’effet que tout ce que j’ai pu expérimenter jusque-là.
— Tu sais, murmure-t-il dans mon épaule. C’était mon sang, mêlé à ce vin, que tu as bu ce soir.
— Ton sang ?
— Oui. Je suis dans le cercle, moi aussi. Avec toi.
Je plonge mes doigts dans sa chevelure. Trouve ses oreilles, les pince doucement. Il râle un peu, plus pour la forme.
— Arrête Ree… ça me fait un effet dingue… t’as pas idée. Je voudrais pas devenir vraiment diabolique.
Si. Deviens diabolique. Sulfureux.
— Je veux tout goûter de toi, Angel, dis-je en passant ma main libre sous T-shirt. Pas seulement ton sang.
Je n’en peux plus de lui. J’ai envie de le dévorer comme une grosse pâtisserie. Savoir que Jolene et son Shadow passent leurs journées à se bécoter au magasin et leurs nuits à s’ébattre au lit me rend folle de jalousie. Moi, Angel m’échappe, vaquant à de mystérieuses activités avec mon père, à qui je dois cacher ma relation sous peine qu’il foute son protégé à la porte. Alors quand je l’ai enfin sous la main… j’ai envie de plus. Beaucoup plus.
Ma langue trouve sa pomme d’Adam. En la mordillant doucement, je la sens remonter comme un petit animal paniqué. Sous ma paume, le cœur d’Angel bat à cent à l’heure.
Tu parles d’un Casanova. Il est vachement émotif, pour un mec soi-disant habitué à coucher à droite à gauche. J’y crois pas une seconde. Sa « liberté » ne s’exprime pas de cette façon là.
— Enlève ton T-shirt, lui ordonné-je.
— Ree…
— Fais-le, ou je pique ce couteau dans la poche arrière de ton jean et je l’ouvre sur la longueur, comme un lapin qu’on dépiaute. Allez.
Il le fait passer par-dessus ses épaules et plante son regard de brasier dans le mien. Je reprends mon baiser là où je l’avais laissé, et descend sur sa poitrine.
Angel est moins massif que Dan, mais ses muscles sont longs et bien dessinés. Je lui rends la pareille en effleurant son téton brun. Il souffle très fort, et son cœur bat la chamade. Je descends plus bas, vers son nombril.
— Les elfes ont un nombril, observé-je lentement en le touchant de la langue.
— Oui, soupire-t-il, la voix rauque.
Quand je glisse ma main dans son pantalon, il proteste un peu, mais creuse le ventre pour me faciliter la tâche.
Tiens donc.
Je relève les yeux vers lui… et déboucle sa ceinture.
Cette fois, il se laisse faire. Il se cale contre l’appuie-tête, et, comme le cerf noir a posé son mufle sur ma paume dans la forêt enneigée, s’abandonne à mes caresses.
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