Chapitre 22

10 minutes de lecture

Cette fille va me tuer.

Jolene et Shadow. Les inséparables. Ils se tiennent dans mon salon, comme la première fois. Sauf que cette fois, mon père est là, et c’est lui qui les a invités.

— Alors comme ça, tu es de Chicago, Shadow ? demande papa au grand fae à la peau caramel.

— D’adoption. Mais ça me va très bien, comme endroit, répond-il de son ton suave, un verre à la main. J'aime l'énergie de la ville.

Papa a sorti le mezcal. Sans scorpion ni chenille, bien sûr, bien-être animal oblige.

— Vous vous êtes connus où, avec Angel ? Puisqu’il n’est pas de Chicago.

Papa a posé la question fatidique. Je me tourne vers Angel, et lui prend la main discrètement. Il me répond avec un léger sourire, qui, dans son langage, signifie « ça va ».

Shadow, lui aussi, a lu le message.

— On était à l’orphelinat ensemble. Loin d’ici, ni à Chicago, ni aux Twin Cities. C’est là qu’on s’est rencontrés, lui et moi.

Papa insiste.

— Par orphelinat, tu veux parler de ces centres spéciaux où ils mettent les enfants elfes ?

— Tout à fait. C’était l’un des premiers, d’ailleurs.

— On vous traitait bien ? demande papa avec appréhension.

— Très mal, ricane Shadow, toutes dents dehors.

— C’est scandaleux, s’insurge papa. Je ne comprends pas le manque de réaction des militants des droits humains, d’Amnesty International…

— Peut-être parce que nous ne sommes qu’à moitié humains. Et il n’y avait pas beaucoup de jeunes demi-sang, à l’époque. On en parlait moins.

— Des demi-sang ?

— Des gens comme nous, mi-elfes, mi-humains.

Tout ça, je le sais déjà. Mais pour papa, c’est une première. Et, fidèle à son habitude, il veut tout savoir. Sans langue de bois.

— L’un de vos parents était donc humain ?

— L’un de nos parents est toujours humain, répond Shadow avec son sourire mystérieux. À tous. Les véritables elfes… ils ne sont pas de ce monde.

— C’est-à-dire ?

— Trop sauvages, trop entiers pour vivre en lisière de notre civilisation. Ils hantent les derniers endroits libres de ce globe, et personne ne les voit.

Papa a l’air tout excité. Il repose son verre, prend sa boîte de cigarillo et en propose un à son interlocuteur.

— Vous fumez ?

— Volontiers, répond Shadow sans se faire presser.

Il est à l’aise comme un poisson dans l’eau, celui-là.

Papa se retourne alors, et tend la boîte en fer-blanc à Angel avec un naturel surprenant. Apparemment, ils ont l’habitude de fumer des mini cohiba ensemble autour de la cheminée… Angel s’en prend un en remerciant d’un signe de tête, et allume celui de son hôte avec sa magie. Papa sourit comme un gosse.

— C’est fou, ces pouvoirs que vous avez… !

— On n’a pas tous les même, lui apprend Shadow. Lui, il maîtrise le feu, et il a le don des animaux.

— Et toi ?

— Moi… je fais bouger les ombres, comme mon nom l’indique, sourit Shadow.

— Tu as un autre pouvoir ?

Shadow se contente de lui sourire. C’est la façon élégante et polie pour les elfes de refuser quelque chose, mais le rouge violent sur les joues de Jolene en dit long. Quel que soit le pouvoir secret de son nouveau copain… il lui fait beaucoup d’effet.

Papa n’a pas l’air de remarquer quoi que ce soit. Pas plus qu’il ne s’offusque du couple formé par Shadow et Jolene. Il prend ça de manière naturelle. Je me demande comment il réagirait, s’il savait pour moi et Angel… j’ai l’impression qu’il ne serait pas très content, je ne sais pas trop pourquoi.

Mais Jolene, elle, a compris ce qui se passait entre moi et Angel. Après avoir poliment refusé un cigarillo offert par mon père, elle me suit dans la cuisine, où je me suis réfugiée sous prétexte de vérifier la cuisson de mon apfelstrüdel (je n’ai toujours pas donné la recette à Angel, parce que je ne veux pas qu’il me pique tous mes bons trucs) pour éviter la fumée de havane que je déteste.

— Vous avez l’air bien complices, tous les deux, observe-t-elle alors que j’ouvre le four.

Le strüdel, c’est délicat. Plus encore que la tarte aux pommes. Je le tâte du bout de la fourchette : pas encore tout à fait cuit, mais il va falloir surveiller. Trop cuit, ça ne va pas non plus.

Comme je ne réponds pas, Jolene insiste :

— Par rapport à la dernière fois, je veux dire… j’ai bien vu la façon dont tu le regardais. Et celle dont lui, te regarde.

Je me tourne vers elle.

— Il me regarde ?

— Tout le temps. Dès que tu as le dos tourné, il te dévore des yeux.

Je baisse les miens, un peu gênée.

— En fait… Angel et moi, on s’est embrassés. Il y a trois jours, le soir où Shadow s’est battu avec ces elfes… Je crois qu’on sort ensemble.

Mais je n’en suis pas sûre.

Jolene hoche la tête.

— Oui, il m’a raconté. Shadow, je veux dire.

— Il t’a dit ce qui s’était passé ?

— Oui. Mais il préfère qu’Angel en parle de lui-même.

Encore. Shadow est d’une loyauté à toute épreuve. Et il préfère ensorceler Jolene pour l’empêcher de parler que de lâcher la moindre info sur son pote.

Jolene me prend la main.

— Tout ce que je peux te dire… c’est que tu peux avoir confiance en Angel, Ree. Je t’assure. Et d’ailleurs… je t’ai amené un petit cadeau. Peut-être pas pour ce soir, ni demain, parce que tu es une sorcière qui doit rester concentrée pour la fête de Yule et tout, et que vous êtes chez ton père, mais… tu auras sûrement besoin le soir de Noël.

Elle sort de son sac une pochette plastique.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Regarde par toi-même.

Je mets ma main dedans et en sors… une boîte de préservatifs grande taille et un tube de lubrifiant.

Je deviens immédiatement rouge tomate. Je le sais à la brûlure qui irradie sur mes joues.

C’est pas vrai.

— Mais pourquoi faire Jolene, grands dieux ?

Elle éclate de rire.

— On fait quoi avec des condoms et du lubrifiant, d’après toi ? C’est pour éviter que tu nous fasses un petit elfe. Attends un peu, avant de nous donner un Angel junior.

— T’es vraiment horrible, Jo ! Et franchement… tu crois que je vais avoir besoin de ça ? Et XXL, en plus…

Elle me fourre d’office le flacon dans la main.

— Ne fais pas ta mijaurée. Je t’assure que les elfes sont très bien membrés. Tu seras contente d’avoir ça le jour J. À moins qu’il te fasse mouiller comme une fontaine… ce dont il serait bien capable.

— Jolene ! protesté-je, choquée par son langage cru.

Mais elle a raison. Je me rappelle encore la sensation que ça m’a fait d’avoir ça dans ma bouche, pesant lourdement sur ma langue. Et le souffle rauque d’Angel, ses halètements. La façon dont ses longs doigts s’enfonçaient et s’emmêlaient dans mes cheveux… sa peau si chaude et si douce, son goût salé aussi, meilleur encore que le vin épicé que je venais de consommer.

Il m’a fait fondre comme une bûche de Noël laissée au coin du feu. C’est ma langue qui mouillait sa peau, mais lui, le faisait à sa manière, sans même me toucher. Et rien que d’y repenser…

Jolene éclate de rire.

— Ah, j’en connais une qui a déjà vu le grand méchant loup ! Alors ?

Je lui jette un regard en coin.

— Il est…

Parfait.

— N’en dis pas plus, j’ai compris ! J’ai ça aussi à la maison. Je suis contente pour toi, Ree. Tu mérites d’avoir un elfe dans ta vie. Et il a l’air vraiment accro à toi.

— Le tien aussi…

Elle hausse les épaules.

— Oh, tu sais, je ne m’attends pas à un miracle, fait-elle sur un ton bravache. C’est déjà un vrai cadeau qu’un homme comme lui se soit intéressé à moi… tous les matins, en me réveillant à ses côtés, lorsqu’il embrasse ma nuque et me demande ce que je veux pour le petit-déjeuner, je questionne le Bon Dieu pour savoir ce que j’ai fait, au juste, pour mériter ça. Quelles vertus extraordinaires j’ai dû accumuler dans une vie antérieure… Je devais au moins être Mère Teresa ! Et je prie Jésus et tous les saints pour que ça ne s’arrête pas. Mais je sais que Shadow va repartir un jour, Ree. Et que je ne serai pas du voyage. Il y a plein de lionnes comme lui qui l’attendent de pied ferme. Sa harde, sa tribu… dont je ne fais pas partie.

Je pose une main compatissante sur son épaule.

Oui. C’est ce dont j’ai peur, moi aussi. Le caractère « volage » des elfes… pas parce qu’ils sont inconstants et incapables de sentiments, mais parce qu’on est trop insignifiants, par rapport à eux. Trop ordinaires. Quelles qualités pourraient nous trouver de tels demi-dieux ? C’est pour ça qu’on se tient loin d’eux. Ce constat, cette brûlure fait mal. Et je pense qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, une fois qu’on a tutoyé le ciel, le soleil, la lune et les étoiles. Touché le sublime.

La porte de la cuisine s’ouvre sur Angel.

— De quoi vous parlez ? demande-t-il.

— De toi, le taquine Jolene.

Il tente un sourire plutôt faiblard, le regard passant de Jolene à moi.

— Ah bon ? En bien, j’espère ?

Il s’inquiète, en plus. Il est vraiment trop mignon.

Je me retourne pour cacher mon émotion. Le strüdel est prêt. Je le sors du four, sous le regard émerveillé d’Angel, qui s’est rapproché.

— Ree, il faut que tu m’apprennes à faire ce gâteau. C’est obligatoire.

— Tant que diras « gâteau » et non « tarte », je ne t’apprendrais pas. Et de toute façon, c’est mon jardin secret. Ma dot, pour être attirante aux yeux des prétendants.

Angel braque son regard chartreuse sur moi.

— Les prétendants ? Quels prétendants ? Je croyais avoir été clair, Ree. Tu es à moi, je suis à toi. Fin de l’histoire.

Jolene me fait les gros yeux.

Tu l’as, ta réponse.

Et Angel n’a aucune honte à me revendiquer devant Jolene. D’ailleurs, il me coince dans ses bras, et colle un baiser féroce sur mon front. Rapide, volé.

Je lui colle le plat sorti du four dans les mains. Je sais qu’il ne se brûle pas.

— Tiens. Apporte-le à table.

— Tout de suite, chef.

Jolene échange un coup d’œil avec moi.

— Tu l’as complètement apprivoisé ! me murmure-t-elle, admirative.

C’est le cas. Depuis hier soir… j’ai l’impression d’avoir passé la troisième, avec Angel.

« Trop libre et sauvage », selon Rowan. Peut-être pas tant que ça, finalement.

Le « gâteau » est un succès. Angel en reprend deux fois, et je croise son regard, alors qu’'il lèche ses doigts couverts de crème. Je tourne la tête, me mord la lèvre, alors qu’il dissimule un sourire. Heureusement, tout cela passe inaperçu. Shadow et papa sont devenus les meilleurs amis du monde. Pas trop sucré, apparemment, ils écument la bouteille de mezcal et la boîte de cigarillos.

— Vous devriez fêter Noël avec nous, finit par dire papa, en réalisant que ni Shadow ni Jolene ne vont « rentrer dans leur famille » pour les fêtes - Jolene parce qu’elle s’est brouillée définitivement avec eux, Shadow, parce qu’il n’en a pas. On a prévu du rôti aux airelles, un plat très traditionnel de Noël. Ça vous irait ?

— C’est très généreux de votre part, lui répond Shadow. Si Jolene est d’accord, je serais très honoré de passer Noël avec vous et votre fille. (Il note le regard d’Angel.) Et mon ami d’enfance aussi, en prime. Je crois qu’on ne l’a jamais fêté ensemble. Non ?

— Jamais, confirme Angel.

Jolene se tourne vers son mec.

— Évidemment que je suis d’accord, béta… Merci beaucoup, monsieur Vega ! Ce sera une vraie fête. Je vais venir plus tôt vous aider à préparer la purée et la sauce gravy ! Les patates écrasées, ça me connait. La sauce aussi.

— C’est moi qui vais faire le rôti, prévient Angel. Et en général, j’aime pas qu’on vienne m’embêter en cuisine.

— Oh ça va, je t’embêterai pas, master chef ! le chahute Jolene. Mais tu as encore quelques leçons de cuisine américaine à recevoir. Tu n’as jamais vu une mormone en cuisine…

— C’est vrai. Je suis surtout calé en cuisine tex-mex, j’avoue.

Lorsque Shadow et Jolene repartent enfin, j’ai l’impression d’être la fille la plus heureuse du monde. La plus excitée, aussi.

Finalement, ce Noël va être une vraie fête.

Je me tourne vers Angel, le cœur battant.

— Je te rejoins dans ta chambre tout à l’heure, réussis-je à lui glisser entre deux aller-retours à la cuisine.

J’ai la surprise de le voir rougir. Des oreilles, puisque c’est comme ça que ça s’exprime, chez lui.

Lui aussi, il repense à hier.

Tant mieux.

Je laisse Angel finir de débarrasser et prends une douche rapide. Je me change, hésitant un instant à mettre un petit haut sexy sous mon sweat de pyjama molletonné. Et à fourrer le « cadeau » de Jolene dans ma poche… mais avant que j’ai le temps de me décider, papa frappe à la porte.

— On vient de téléphoner. Y a encore un souci avec les juments de Rodgers : la mise-bas de sa poulinière se présente mal. J’emmène Angel. On va sûrement y passer la nuit, alors ne nous attends pas.

En voyant ma tête, papa m’octroie un pauvre sourire.

— Je suis désolé de te le piquer… mais j’ai vraiment besoin de lui pour ce coup. Tu retrouveras ton chéri plus tard, d’accord, Ree ?

Je lui rends son sourire, plutôt gênée.

Il sait. Probablement depuis un bout de temps.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0