Chapitre 23
Elle veut que je reste…
Comme papa l’avait craint, Angel et lui ne sont rentrés à la maison qu’au petit matin. Lassée d’attendre mon copain, je m’étais endormie près du feu. Et comme la première fois, Angel m’avait recouvert de son perfecto. C’est l’odeur du café qui m’a réveillé.
— Tiens, Ree, murmure Angel en posant une tasse sur la dalle en granit supportant le foyer.
Je me redresse, tente de me recomposer rapidement une figure convenable.
— Alors ? Comment ça s’est passé ?
— Bien, finalement. On a replacé le poulain dans la bonne position, et il est né en bonne santé. La jument va bien.
— Angel a très bien géré, renchérit papa depuis la cuisine. Comme d’habitude. Rodgers a essayé de le débaucher, en lui proposant une place de garçon d’écurie chez lui… avec un logement à lui et tout. Et un salaire plutôt pas mal, d’après ce que j’ai compris.
Je jette un œil à Angel.
— Tu vas accepter ?
— Je sais pas. Si ton père me vire, pourquoi pas, répond-il avec un sourire canaille.
Angel ne parle plus de quitter la ville. Il veut rester là…
— Je crois que papa serait ravi de te garder comme assistant, tu sais.
— Je ne voudrais pas voler son boulot à Marylou. Les elfes ont déjà assez mauvaise réputation comme ça.
— C’est pas sûr qu’elle reprenne…
— On verra. En attendant, je peux faire plein d’autres trucs. Et même si je vais bosser chez Rodgers… on pourra se voir, Ree. Cela dit, honnêtement, je ne me vois pas salarié, ni enfermé dans un studio au-dessus des écuries.
La cage qui se profile lui fait peur, même la porte ouverte… Mais au moins, il m’intègre dans ses plans futurs. Je me sens tout de suite rassurée.
Après avoir jeté un œil discret vers la cuisine, où papa est en train de préparer un petit-déj’ maousse, je tends la main vers Angel, qui réplique en m’enlaçant. Je me blottis contre lui, m’imprègne de sa chaleur, prends une grande bouffée de son odeur. Il sent un peu le cheval, mais ce n’est pas désagréable. Ce fumet animal, mêlé à celui du feu et du cuir, m’évoque les seigneurs sidhes en armure sur leurs chevaux des livres de fantasy de Jolene.
— Je veux que tu restes, murmuré-je contre sa poitrine.
— Moi aussi je veux rester avec toi, Ree.
— Promets-moi que tu ne partiras pas.
— Je ne partirai pas.
Je cherche sa bouche, ses lèvres encore un peu froides. Passer une nuit pareille le jour le plus glacial de l’année…
Papa passe derrière nous en sifflotant, une assiette à la main. Je me sépare d’Angel, à regret. Ce dernier se détourne et repart dans la cuisine pour apporter le reste des plats.
Œufs brouillés, pancakes, bacon et fromage blanc, avec une lichette de miel. Et du café : beaucoup de café, ainsi qu’un reste d’apfelstrüdel, dont Angel s’est servi une part généreuse. En le regardant dévorer mon dessert avec appétit, je me remémore ce que m’a dit Rowan sur les pommes, et le rôle important qu’elles tiennent dans les rituels amoureux.
Je suis bien une sorcière, finalement.
Le regard émeraude d’Angel se relève sur moi. Il me fixe sans sourire, longuement… puis le coin de ses yeux en amande se plisse.
— Tu travailles aujourd’hui, Ree ? me demande papa en servant du café à tout le monde.
— Vite fait. J’aurais besoin qu’Angel tienne la caisse un moment pendant que je m’absente pour faire quelques courses avec Jolene… ça te dérange, Angel ?
— Pas le moins du monde.
Il est tellement accommodant… l’homme parfait, sur tous les plans. Vraiment. Le plus beau cadeau que je n’ai jamais reçu à Noël.
Arrête de rêver, Ree. Noël n’est pas encore là. Tu ne sais pas si Angel va vraiment rester passé le Nouvel An, et il y a encore cinq jours, tu le détestais.
Mais les choses ont changé. Si vite, que ça me fait un peu peur. Je ne peux pas être aussi heureuse, c’est impossible : il y a forcément une ombre au tableau. Un invité de dernière minute, une mauvaise nouvelle qui va, elle aussi, s’inviter à la fête.
N’y pense pas. Fais comme Jolene : profite du moment, profite de ta chance, de cet ange descendu des cieux. Tant que tu le peux.
Profiter. Ça commence par me jeter sur Angel dès qu’on est enfin seuls dans la voiture, pour l’embrasser longuement. Jamais je n’ai autant eu envie d’embrasser un mec. Avec Dan, c’était surtout lui qui menait la danse. Mais Angel, lui, propose et attend. C’est une énergie très différente.
Encore une fois, je me demande comment il se comporte dans l’intimité, ce que ça fait de coucher avec lui. J’en ai déjà une petite, minuscule idée…
La « petite fée verte » de l’absinthe qui danse dans ses iris. La ligne acérée de ses paupières, que je pourrais suivre les yeux fermés. Ses longs cils noirs, qui brossent presque ses pommettes hautes et arrogantes. Mais pour l’heure, toute défiance a disparu de son beau visage, alors qu’il s’abandonne à mes caresses. Je ne me pense pas une experte de la chose, juste une pratiquante très désirante, ce soir. Désireuse de l’explorer, de le goûter, et de le savourer. Je n’avais pas prévu autant de sensualité, de vulnérabilité. Ces soupirs doux, ces lèvres entrouvertes, ce regard embrumé par le plaisir… et le timbre grave, si érotique, de sa voix rauque, lorsqu’il prononce mon nom.
Non vraiment, rien de tout ça n’était prévu.
Que mon père ramasse un cerf noir dans la neige, que ce cerf noir se change en garçon aux yeux verts et à la séraphique beauté. Que je tombe amoureuse d’un elfe pas si bad-boy que ça, un orphelin tatoué qui lit les grands poètes américains à ses heures perdues et soigne les animaux malades.
Au magasin, Angel reste derrière nous à la caisse, un bouquin à la main. Walt Whitman. J’ai remarqué qu’il aimait bien lire de la poésie : la fiction n’a pas l’air de l’intéresser plus que ça. Je lui ai donc mis de côté un recueil de William Butler Yeats, à cause de ses poèmes sur les fées, que Rowan m’a fait découvrir. C’est là qu’elle a trouvé le mot « sidhe », qui désigne apparemment l’autre-monde et les êtres qui le peuplent, en Irlande. Je ne sais pas trop comment Angel va le prendre. Bien, j’espère. D’un autre côté, il pourrait croire que j’essaie de l’essentialiser, de la ramener sans cesse à sa condition de fae. Mais le folklore a très peu à voir avec la réalité, et ce poète chante les elfes d’une très belle façon, qui n’est pas discriminante, donc…
— Encore en train de penser à ton petit chéri ? me taquine Jolene dans les rayons.
Je me tourne vers la caisse. Angel, qui sait toujours quand on parle de lui, lève le nez de son livre brièvement.
— Je suis en train de penser au cadeau que je vais lui faire.
— Qu’est-ce que tu vas lui prendre ?
— Une écharpe, pour ne pas qu’il ait froid quand il sort la nuit avec mon père pour soigner les animaux… et un recueil de poésie de ce poète irlandais du 19°, Yeats.
— Ah, je connais pas !
— Ça parle des elfes et de leur monde merveilleux. C’est très très beau.
— Je vais m’en prendre un aussi, alors !
— Qu’est-ce que t’as acheté à Shadow ?
— Un téléphone, pour qu’il puisse m’appeler quand il sera reparti à Chicago.
Je la regarde avec un petit sourire, et mon air compatissant doit se voir. La relation Jolene-Shadow est le reflet de la mienne. Je ne peux pas m’empêcher de voir leur séparation imminente comme un mauvais présage.
Miroir, mon beau miroir, dis-moi combien de temps il me reste avant qu’il me brise le cœur…
— Jo… pourquoi tu n’irais pas avec lui avec Chicago ?
Ça me vient comme une illumination. Mais Jolene y a déjà pensé.
— Parce qu’il ne me l’a pas proposé, soupire-t-elle. Et je ne veux pas être un poids mort pour lui, Ree. C’est le chef d’un clan elfique important. Ce n’est pas n’importe qui… et il a déjà une copine. Pas qu’une, en plus.
— Comme Angel. Il était plus ou moins avec May et Rowan, avant… alors ok, ce n’était pas l’ard-æl des Black Heart, mais…
— Ça sert à rien d’épiloguer là-dessus, me coupe Jolene en se redressant. Bon, t’es prête pour ces courses de Noël ?
Elle a balayé le sujet comme on écarterait une mouche trop envahissante : d’un revers de main. Je devine qu’elle refuse d’en parler, et que ce serait indélicat de ma part d’insister. Alors, j’embrasse Angel et le laisse à la caisse.
— Tu vas t’en sortir, t’es sûr ?
Angel, accoudé sur le comptoir, un bouquin de photographies en noir et blanc ouvert devant lui, me chasse sans ménagement.
— Filez, toutes les deux. Avant que je ne change d’avis. Aller, ouste !
*
Deux jours avant le réveillon, il y a toujours des gens mal organisés qui n’ont pas fini d’acheter leurs cadeaux, et qui se précipitent dans les magasins surchargés pour achèter n'importe quoi. Normalement, je n’en fais pas partie : toutes mes courses de Noël sont finies au Black Friday. Sauf que là, j’ai dû faire face à un imprévu. Angel. Angel, qui ne possède rien d’autre qu’un T-shirt et un jean noir (troué), un perfecto, une paire de Doc Martens usées, quatre bijoux en argent, un couteau gravé, un caleçon noir (je le sais, maintenant) et une paire de chaussettes, comme l’elfe Dobby (encore une fois). Depuis qu’il est chez nous, il pique les fringues de mon frère et lave les siennes quasiment tous les soirs, en prenant sa douche. C’est plus possible. Je vais lui acheter des vêtements, et pas seulement une écharpe. Le souci, c’est que je n’ai jamais acheté des habits pour un mec. Dan avait un style trop « Ralph Lauren » pour que je puisse réellement m’investir, et en général, à Noël, je lui offrais un truc en relation avec le sport.
Heureusement, j’ai Jolene. Et elle est de bon conseil. Elle me fait acheter un sweat, un jogging de pyjama, tout un lot de sous-vêtements, un nouveau jean et un pull bien doudou. J’hésite à acheter une chemise chic et une veste genre blazer à Angel, mais c’est pas son style. Pour couper la poire en deux, Jolene lui prend la chemise, noire.
— Comme ça, s’il grimace en disant que c’est trop chicos pour lui et que ça va ruiner sa street-cred’, c’est moi qui vais en prendre l’unique responsabilité !
Je prends une deuxième écharpe pour Shadow, noire. Celle d’Angel est rouge… je suis sûre que cette couleur lui va bien.
C’est sur le chemin du retour que je reçois un appel surprise de ma mère. Jolene part devant pour reprendre la caisse, et à travers la vitrine illuminée, je la vois échanger trois mots avec Angel. Ce dernier m’aperçoit en dépit de la nuit tombante, et traverse le magasin pour m’ouvrir la porte.
— Oui, maman ?
— J’arrive jamais à t’avoir en ce moment, Ree. Mais j’ai appris pourquoi tu ne regarde plus ton téléphone. Il paraît que tu as un nouveau copain.
Ma mère a toujours eu le don de mettre les pieds dans le plat. Et justement, le copain en question s’est approché comme une panthère et, m’entourant de ses bras, s’est mis à m’embrasser dans le cou, en silence.
— Oui. Je ne suis plus avec Dan.
— Je sais. Ton père me l’a dit. Je suis désolée, ma chérie, quoiqu’il vaille mieux que tu te sois aperçue de certaines choses maintenant que plus tard. Mais ce garçon-là, dont m’a parlé ton père…
— Angel.
— Il ne m’avait pas dit ce nom là. Enfin, qu’importe. Tu es bien, avec lui ?
— Je l’adore.
Même si on s’entendait comme chien et chat la semaine dernière.
— Ton père n’arrête pas de me parler de lui. Il parait qu’il est super avec les bêtes, que les clients l’apprécient beaucoup… tu pourrais me le présenter ? J’ai envie de le rencontrer.
Angel vient de caler son menton dans mon cou. Il participe à la conversation, d’une certaine manière.
— Je ne pense pas qu’il ira en Louisiane, maman, soupiré-je.
— Non, mais moi, je peux venir fêter Noël avec vous. Pour soutenir la fille, et rencontrer son nouveau compagnon. Je prends l’avion demain matin.
Je suis trop stupéfaite pour crier de joie. Maman à Noël, ici, chez nous… ce n’est pas arrivé depuis la mort d’Angelo.
Tout ça, encore, c’est grâce à l’arrivée d’Angel. Tout ce qu’il fait pour nous… une vraie bénédiction pour notre famille. En fait, pour toute notre communauté, pour la ville entière.
Il continue de m’embrasser. Ses mains sont croisées sur mon ventre, je ressens leur présence avec une acuité presque brûlante.
— Je vais te laisser, maman. Je suis vraiment heureuse de te voir à Noël cette année, si tu savais… Tu vas adorer Angel.
Comme nous tous.
— Embrasse-le de ma part, ma chérie.
Je raccroche, et me retourne, pour me retrouver nez à nez avec Angel et ses yeux verts. Il me regarde en silence.
— Tu vas rencontrer ma mère.
Angel ne dit rien. Je le trouve sur la réserve.
— T’es pas content ?
Il baisse ses longs cils.
— Si… mais en général, les mères ne m’apprécient pas trop.
Une main glacée m’empoigne l’estomac.
Les « mères »… les mères de qui ? De ses nombreuses conquêtes ?
— T’as déjà rencontré la mère d’une de tes copines humaines ? lui demandé-je.
— Non… juste la mienne.
Je hausse un sourcil, interloquée. Il ne m’a jamais parlé de ses parents.
— La tienne ?
— Celle qui m’a déposé à l’orphelinat, quand mes oreilles sont devenues trop pointues pour qu’on puisse le cacher. Déposé définitivement.
Mon ventre reste noué, mais pas pour les mêmes raisons.
— Oh, Angel…
Il relève timidement le regard vers moi.
— C’est pas grave. Je suis sûr que ta mère est super.
Je sais pas. Après tout, moi aussi, d’une certaine manière, elle m’a abandonné… c’est d’ailleurs pour ça qu’Angel a fait l’analogie. Je le sais.
Même si ça n’a strictement rien à voir. Ce qu’il a vécu, lui…
— Tu n’as jamais revu ta mère ?
Il hausse les épaules.
— Jamais. Pourtant, je l’ai cherchée, souvent. Les trois fois où je me suis enfui du centre, avant ma majorité, et mon évasion définitive. Je croyais qu’elle m’avait juste oublié, qu’elle ne me retrouvait plus, qu’on l’empêchait de me voir, ou un truc idiot du genre. Les gosses… c’est naïf. (Il ricane dans un flash de canines.) Mais elle avait changé de nom, pour ne pas que je puisse la tracer. Elle savait que les elfes sont de grands chasseurs, puisqu’elle s’était fait « chasser » par mon père de la même façon…
— Co… comment ça ?
Angel m’octroie un sourire désarmant.
— J’ai pas envie d’en parler, Ree, si tu permets ? Je t’ai dit tout ce que j’avais à dire sur mes parents. Pour moi, ces gens n’existent pas. C’est du passé. Un truc révolu. Moi, je vis dans le présent.
— Ok… d’accord. Bien sûr, Angel. Comme tu veux.
Il met fin à mon bégaiement maladroit avec un bisou sur ma bouche. Puis se tourne vers le comptoir pour encaisser un client.
Vivre dans le présent. Une manière commode d’évacuer les problèmes…
J’espère juste qu’il ne va pas m’oublier de la même manière, lorsque cette histoire sera finie.
***
J'ai fini ce chapitre à minuit pile ! Posté à minuit une !
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