Chapitre 24
Ce soir. Ce soir, je lui dis.
C’est le grand jour. Celui qui est tant attendu, et tant redouté. Le jour du réveillon.
Dès le matin, c’est le branle-bas de combat. Il faut faire les courses, acheter les ingrédients pour ce soir. Papa s’occupe du supermarché, pendant qu’Angel et moi, on fait le ménage. Je le laisse déneiger la terrasse pendant que je décore la maison et m’occupe des canapés de saumon que je recouvre de film plastique et stocke au frigo. Ensuite, atelier truffes de Noël au son des tubes de saison : Angel m’aide à rouler les boulettes de beurre dans la poudre de chocolat. Une minute dans la bouche, dix ans dans les fesses.
— N’en mange pas trop, t’auras plus faim pour le reste, le taquiné-je en le voyant lécher le plat.
— Ça dépend. C’est quoi le reste ?
Ce regard…
— Je sais pas.
Angel touche mon nez avec son index plein de chocolat. Puis, très rapidement, il donne un coup de langue dessus, avant de me fixer d’un air lascif.
Mon Dieu…
C’est la première fois que je sens sa langue ailleurs que dans ma bouche, ou à la rigueur, sur mon cou. J’agrippe ses épaules et m’empare de ses lèvres. Mariah Carey et George Michael, bizarrement, ont laissé la place à Snoop Dogg et Sting.
Je voudrais que ça ne s’arrête jamais.
— Snoop Dogg et Sting ? murmure Angel, le sourire en biseau.
Je l’ai dit à haute voix.
— Toi, soufflé-je sans aucune honte. Toi. Ce moment plein de saccharose et de chocolat.
Il rit doucement, et son baiser redouble d’ardeur.
Il a un goût de sucre vanillé et de cacao, et m’en met partout. Une fois de plus, lui et moi, on essaie de battre le record du plus long roulage de pelle inter-elfique. Et une fois de plus, on est interrompus par mon père, qui débarque avec le homard et les fruits de mer.
— Eh ben ! C’est comme ça que vous bossez ?
Angel s’écarte et baisse la tête, gêné.
— Désolé, monsieur Vega. Je ne voulais pas…
Papa le rassure d’une tape dans le dos.
— T’enfonce pas, va. Je sais très bien ce qui se trame entre ma fille et toi. Tout ce qui m’importe, c’est que le dîner soit bon ce soir ! Je compte sur toi. Sinon, dehors. Allez, vamos !
Angel relève le visage sur mon père. Je discerne une lueur inquiète dans ses yeux, mais elle ne reste pas. Il a fini par comprendre que la boutade n’était qu’une blagounette.
— Je pensais justement commencer à vous payer un loyer… tente Angel malgré tout.
Papa lui fait les gros yeux.
— Tu plaisantes, j’espère ? Alors que je te fais travailler gratuitement, et sans contrat ?
— Je pensais que… (Angel hésite, puis regarde mon père dans les yeux.) Monsieur Rodgers m’a proposé de travailler pour lui, alors…
À la mention de son concurrent, Papa semble enfin redevenir sérieux. Il s’adosse au plan de travail, Angel bien en face de lui.
— Tu serais prêt à bosser pour moi au cabinet, Angel ? Parce que si c’est le cas, je te fais un contrat tout de suite.
— Et Marylou ?
— Marylou m’a dit au téléphone hier qu’elle ne reviendra sûrement pas avant l’année prochaine. Elle voudrait prendre six mois pour s’occuper de son bébé, et elle n’accouche pas avant mai.
Il lui a téléphoné. Parce qu’il voulait vraiment Angel…
Ce dernier me regarde, et papa aussi.
— Si ça ne dérange pas Ree, murmure Angel.
— Pourquoi ça dérangerait Ree ? Visiblement, elle t’apprécie. Je me trompe ?
Je réponds par un sourire. Les joues un peu rouges, sûrement.
— Voilà, statue mon père. Non vraiment Angel, cela nous ferait plaisir que tu bosses là. Et si tu y tiens vraiment, tu pourras me louer la remise pour un dollar symbolique. Ou même aller ailleurs, si tu tiens à ton indépendance !
Angel hoche la tête, le visage pensif.
— La remise, c’est bien.
— Je te ferais mettre une salle de bains, si tu t’y installes, insiste mon père.
Cette fois, j’ose intervenir.
— Il peut vivre à la maison, sinon. Et dormir dans ma chambre.
— Oh la, comme vous y allez ! s’exclame mon père avec une grimace incrédule. Ça en est déjà à ce stade, entre vous ?
Angel se gratte le cou, gêné. Mais il cache son sourire derrière ses cheveux.
— Papa ! m’écrié-je. Ça ne te regarde pas.
— Non, mais comme tu parles d’installer Angel dans ta chambre…
J’aurais jamais cru devoir disputer un mec à mon père… mais c’est un peu le cas, pourtant.
Finalement, c’est le principal intéressé qui tranche. Pour mon père, évidemment. Sa loyauté envers lui est sans faille. C’est un peu énervant, d’ailleurs.
— Je préfère rester dans la remise, c’est plus carré comme ça, dit-il en nous octroyant à chacun un petit regard vert. Et mieux pour moi. J’aime pas trop vivre en maison. Et je tiens à payer un loyer, vraiment.
Papa est ravi. Mais il ne faudrait pas effaroucher la bête tout juste apprivoisée, et il le sait.
— D’accord, d’accord. On verra ça après les fêtes, ça ta va ?
Angel hoche la tête.
— Bon, je vous laisse, faut que j’aille chercher ta mère à l’aéroport. Ne faites pas de bêtises, hein ! Et Angel, si quelqu’un vient, tu peux t’en occuper, comme la dernière fois ?
Papa a déjà délégué le cabinet à Angel… ce qui prouve à quel point il lui fait confiance.
— Ne vous inquiétez pas. On s’occupe de tout.
— Je n’en doute pas ! Allez, à tout à l’heure.
Mais heureusement, personne ne se précipite au cabinet pour une urgence véto. Angel et moi finissons nos préparatifs dans les temps, et, vers dix-huit heures, papa revient avec maman.
Je me précipite sur elle et l’enlace. Je l’ai au téléphone trois fois par semaine, mais je la vois peu, finalement. Angel, lui, se tient un peu en retrait, nous laissant à nos retrouvailles en famille.
Maman l’aperçoit.
— Alors c’est lui, le dénommé Angel…
Il se rapproche. Lui tend la main.
— Enchanté. Je suis le petit-ami de Ree. Je suis bien un elfe, si vous vous posez la question.
La voix posée, mais le regard un poil défiant.
Je retiens mon expression de surprise. Je veux pas que maman le trouve bizarre, agressif ni rien. Juste qu’elle l’apprécie. Qu’elle ne se rende pas compte que ce titre, « petit-ami de Ree », Angel ne le porte que depuis aujourd’hui. Quant au reste… Angel, quoi, face à une nouvelle personne.
— Je vois ça, sourit maman. C’est ce qui vous donne vos extraordinaires talents, il parait.
— Avec les animaux ? sourit Angel. Peut-être. Mais pour le reste… je vous jure que c’est pas de la magie elfique.
« Le reste ». De quoi il parle ? De moi ?
— Oh, je n’en doute pas… commente ma mère en le détaillant de la tête aux pieds.
Parfois, à cause de son look et de son air rebelle et secret, les gens ne se rendent pas tout de suite compte à quel point Angel est canon. Mais ma mère, elle, l’a tout de suite vu.
— Il y a un autre elfe qui arrive, la prévient papa. Et sa copine Jolene, une collègue de Ree au magasin.
— Oh ! C’est super. À Noël, mieux vaut être un peu nombreux.
Je me surprends à penser à tous ces enfants abandonnés par leurs parents, au squat dans la forêt. Comment vont-ils fêter Noël ? Mais en fait, on a déjà posé la question à Angel. Chez nous, Noël n’est pas spécialement une fête pour les enfants.
« L’autre elfe », Shadow, arrive. Toujours royal, avec son teint de bronze poli, ses longues locks couleur de neige. Et Jolene pendue à son bras.
— J’ai préparé une playlist de chants de Noël, m’annonce-t-elle en tendant son téléphone à Angel qui s’empresse de le prendre pour le brancher sur le haut-parleur. Et voilà vos cadeaux.
Elle en a préparé pour tout le monde.
— Fallait pas, Jo… Maman, je te présente mon amie Jolene, du magasin. Et son compagnon Shadow.
Le joli visage de Jolene s’illumine.
— Enchantée, Mme Vega ! Je suis ravie d’avoir une collègue comme votre fille. Avec elle, même le boulot est un enchantement. (Elle glousse, regarde Shadow, qui sourit en silence à côté d’elle.) Dommage que je doive arrêter…
— Comment ça ?
— J’ai donné ma dém’ à Macy aujourd’hui, m’annonce Jolene. Je pars vivre à Chicago !
C’est pas vrai. Elle a osé lui demander…
— Tu vas retrouver un boulot là-bas ?
Le sourire de Jolene est si large qu’il lui mange tout le visage.
— Pas dans un premier temps. Je vais d’abord m’occuper de moi, et de mon bébé à naître.
— Ton quoi ?
Angel s’est rapproché. Il a l’air aussi stupéfait que moi.
— Je suis enceinte ! annonce-t-elle en ouvrant les bras, hurlant presque. C’est tout nouveau, tout chaud. Je l’ai appris ce matin !
Et immédiatement, elle l’a dit à son Shadow – qui sourit, très fier –, et a téléphoné à Macy.
— Je voulais te faire la surprise. Tu ne m’en veux pas, hein, de te laisser tomber ? Et vous, Mme Vega, d’annoncer ça maintenant, en pleines retrouvailles familiales… ah, j’ai toujours été un peu trop envahissante, j’en suis consciente. Mais vous me pardonnez, j’espère !
— Oui, on te pardonne, dis-je très vite. Mais…
— On ne restera sans doute pas à Chicago après la naissance, non, répond Jolene qui a anticipé ma question. On ira élever notre enfant dans un pays où les elfes sont protégés comme exception culturelle, du genre de l’Écosse, ou de l’Islande.
— L’Allemagne, l’Irlande et la Pologne, aussi, ajoute Shadow de sa voix grave.
— Excellente nouvelle, les félicite papa. Il faut fêter ça. Bougez pas, je vais chercher le champagne ! On va trinquer tous ensemble. Enfin… pas toi, Jolene.
— Je vais lui préparer un jus de fruit, décide Angel très vite.
Je le sens très troublé. Les gosses et les familles, c’est un sujet sensible, pour lui. Plus que pour Shadow, apparemment.
— Enfin voilà, fait Jolene en rejetant sa crinière bigarrée derrière son épaule. Bon, si on ouvrait les cadeaux en prenant l’apéro ?
Papa éclate de rire.
— C’est une bonne idée, ça, Jolene. Allez, installez-vous au salon !
Il nous sert le champagne, et Angel revient avec un cocktail sans alcool improvisé pour Jolene. On se masse tous autour du sapin, un verre à la main. Angel se tient juste à côté de moi, comme à son habitude, ses yeux d'un vert éclatant brillant sous la lueur des guirlandes. Les cadeaux sont empilés autour de nous, chaque paquet soigneusement emballé, chacun portant une petite étiquette. Angel me glisse un sourire furtif. Je sais qu'il est nerveux, tout comme moi.
C’est notre premier Noël ensemble.
— Angel, tu commences, décide papa.
Angel prend tout de suite le cadeau laissé pour lui par Mme Van der Plas. Je suis curieuse de savoir ce que c’est… C’est un pull de Noël noir et blanc, très original, avec des motifs de petits chats. C’est elle qui l’a tricoté… Mme Van der Plas.
— En souvenir de Pêche Melba, lit Angel.
— Pêche Melba ? demande ma mère.
— Un chat persan âgé qu’Angel a accompagné vers sa dernière demeure, avec beaucoup de douceur, lui apprend papa. Sa propriétaire, Mme Van der Plas, a été très touchée et elle a tenu à remercier Angel.
Angel baisse les yeux, silencieux.
Et dire que je le croyais insensible. Mais c’est tout le contraire. Vraiment tout le contraire.
— Ouvre tes autres cadeaux ! le pressé-je pour cacher mon émotion.
Il sourit en découvrant l’écharpe et son mot « pour ne pas que tu aies froid », ainsi que pour les fringues. Et me regarde intensément en découvrant le livre de poésie irlandaise. J’avais peur que ça le vexe… mais non, apparemment.
— C’est de ma part, annonce Jolene en lui donnant un petit paquet. Par contre, ouvre-le seulement ce soir, quand tu seras au lit avec Ree, d’accord ?
— Euh… Ok.
Maman et papa échangent un regard.
Angel se tourne vers son pote, et tend la main.
— Je ne t’ai rien offert, sourit Shadow, félin. J’ai estimé que ma présence auprès de mon frère en difficulté faisait office de cadeau.
— Ça tombe bien, moi non plus, réplique férocement Angel. J’ai estimé que t’avoir présenté la mère de ton futur enfant faisait office de cadeau.
— C’est vrai. Tu n’aurais pas pu faire mieux, acquiesce Shadow en embrassant le dos de la main de sa dulcinée.
Jolene le regarde avec amour, des étoiles plein les yeux. Elle l’a eu, son elfe romantique…
Mais Shadow lui a offert quelque chose, à elle. Une édition reliée et richement illustrée par Kay Nielsen de À l’Est du soleil et à l’Ouest de la lune, qu'elle tient fièrement dans ses mains.
Shadow a tout compris à Jolene. Elle va être heureuse avec lui.
C’est mon tour.
Ma mère, assise sur le canapé, s'agite déjà en me lançant un regard complice.
— Allez, ouvre ton cadeau, ma chérie !
Une tablette graphique. Pour dessiner… dans ma nouvelle école d’art digital.
— Oh, merci ! Merci beaucoup, dis-je en embrassant mes parents.
Jolene, elle, m’a offert un bouquin – une de ces fantasy à la mode très épicée qu’elle adore – et Shadow, une boîte contenant des encens dont on se sert pour les rituels wiccans (mes parents croient que c’est pour ma chambre.)
Puis je prends le dernier paquet. Un petit rectangle au papier doré, avec une cordelette en fil argenté. Je souris en voyant le nom joliment inscrit, d’une écriture déliée, dans une langue que je ne connais pas.
— C’est de l’elfique ? demande ma mère.
Shadow se penche sur l’étiquette.
— « Pour ma douce étoile », traduit-il. Il y en a qui sont poètes, ici… Qui ça peut bien être ?
Je relève les yeux vers Angel. Il me fixe, le regard impénétrable. Le connaissant, il a dû se faire violence pour oser s’afficher comme ça, en sachant que Shadow serait là, capable de traduire son mot devant tout le monde. D’ailleurs, j’ai presque l’impression qu’on m’a volé cette déclaration. « Ma douce étoile » : jamais Angel ne m’a appelé ainsi. Je crois qu’il n’est capable de telles phrases qu’à l’écrit.
Je déchire doucement le papier. Quand je découvre enfin la boîte en bois sculpté, mes mains frémissent. Je l’ouvre délicatement.
À l'intérieur, un collier. La chaîne est fine, mais robuste, et au centre, un petit pendentif en forme d'étoile, taillé dans une pierre verte, lisse et éclatante.
Verte comme ses yeux.
— Angel... C'est trop... soufflé-je.
Même mes parents sont bluffés.
Il rit doucement, un son cristallin, presque féerique.
— Tu le mérites bien.
Non. Je ne te mérite pas.
Je lève les yeux vers lui. Il prend le collier, et le met à mon cou. Au moment où il l’attache, il me glisse, très vite, dans un murmure doux et bas que je suis la seule à entendre :
— Je t’aime.
Mon cœur s’emballe, et tout le reste disparaît. Le monde autour de nous semble s'effacer. Tout ce que je vois, c’est lui. Sa main qui effleure la mienne. Son sourire, qui ne me quitte plus, même lorsque le bruit des autres autour de nous reprend.
Papa éclate de rire.
— Ah, vous deux, c’est qu’on ne peut plus vous arrêter maintenant !
Angel et moi échangeons un regard complice, un sourire silencieux, avant de revenir aux cadeaux.
Je ferme les yeux, voulant inscrire ce moment pour toujours dans ma mémoire. L'amour, la tendresse et les promesses qui se murmurent au creux du vent froid. Et ma réponse silencieuse à ces mots si précieux qu’il m’a confiés.
Je t’aime, Angel.
*
Le crépitement du feu dans la cheminée berce la pièce d'une douce chaleur. À travers les grandes fenêtres, les flocons de neige tombent dans une danse légère, comme si le monde entier s'était suspendu pour cette soirée. Le sapin décoré par Jolene et Shadow trône fièrement dans le coin, ses guirlandes étincelantes contribuant à instaurer une ambiance féerique, presque irréelle. Dans la salle à manger, l'odeur du rôti de dinde et des épices flotte dans l'air, se mêlant aux rires et aux murmures des convives. C'est le genre de soirée que l'on souhaite voir s’éterniser, le genre de Noël dont on se souvient longtemps après que les guirlandes ont été rangées et que l'hiver s'efface.
Je suis installée à table, entre Shadow, qui s'est chargé de décorer la table avec des branches de houx cueillies dans la forêt, et Jolene, toujours aussi espiègle avec ses yeux pétillants et son sourire indéfectible. Angel, mon elfe à la peau pâle et aux yeux lumineux verts, est à mes côtés, sa main posée sur la mienne sous la table, douce et rassurante. L’odeur de sa peau, délicatement boisée, se mêle à celle du vin chaud que Papa vient de nous verser.
Une attention prudente et silencieuse règne entre mes parents et moi. C'est étrange de les voir tous les deux ensemble, sans que l'on évoque le silence ou les cris qui ont peuplé cet autre réveillon. Mais il y a cette magie elfique, je suppose, qui glisse un voile léger sur les rancœurs passées, un voile doux comme la neige tombant doucement sur le sol. Et moi, après la déclaration d’Angel, entourée de mes nouveaux amis, j'ai l'impression que tout est possible ce soir. Peut-être que, pour une fois, les choses peuvent être simplement… belles.
Je regarde mon père du coin de l'œil : il a cette lueur dans les yeux que je ne lui ai plus vu depuis longtemps, un éclat d'autrefois. Ma mère, assise en face de lui, sourit comme si rien n'avait changé, comme si le temps pouvait parfois effacer les blessures.
Comme si, finalement, Angelo n’était pas mort.
J’ai presque l’impression qu’il est là, avec nous, et qu’il va surgir de l’étage en faisant une blague. Identique à ce qu’il était avant de se refermer sur lui-même.
Pense pas à ça, Ree. Pas ce soir.
Sous la table, la main d’Angel presse doucement mon genou. Il a senti ma détresse, comme il est capable instinctivement de savoir où un chat ou un cheval a mal.
— Tout va bien, Ree ? chuchote-t-il, sa voix mélodieuse me tirant de mes pensées.
Il me fixe avec cette curiosité douce qui lui est propre.
Je hausse les épaules en souriant, avant de répondre :
— Oui… je crois. C'est juste… étrange de voir mes parents ensemble. Et Jolene et Shadow à côté, et… toi. Mais, c'est Noël, non ?
Angel rit doucement et caresse du pouce le dos de ma main. Shadow, à l'autre bout de la table, fait une moue théâtrale en répondant pour lui :
— Ça, c'est de la philosophie de Noël, ça ! On devrait en faire un livre, tu ne trouves pas, Jolene ?
Jolene éclate de rire, secouant la tête.
— Elle ne veut pas dire qu’elle écrit, renchérit Shadow.
— Quel genre de romans ? demande ma mère.
— Oh, tout ce que je pourrais écrire serait sans doute trop osé pour une romance de Noël, proteste Jolene. Mais je suis sûre que ça se vendrait bien ! Un best-seller, même.
La table éclate de rire et je me surprends à rire avec eux, heureuse de cette atmosphère si particulière. Un Noël, celui que je n'avais pas osé espérer, mais qui semble finalement parfait. La lumière des bougies qui danse sur les visages, le vin qui réchauffe les cœurs, et les petites étincelles de bonheur qui dansent dans les yeux des gens que j'aime.
Je pose un regard furtif sur mes parents. Ma mère a les yeux brillants, comme si elle redécouvrait mon père à la faveur d’une lumière nouvelle. Peut-être qu'elle aussi, pour une fois, se permet de savourer l'instant sans penser au passé. Quant à mon père, il parait si détendu que je me demande si la magie de Noël a aussi effacé les années d'incompréhension entre eux. Est-ce que le « glamour » féérique est à l’œuvre ?
— Je suis heureuse que vous soyez là, tous, murmuré-je à Angel, Jolene et Shadow.
Angel me sourit tendrement, son regard brillant d'un éclat particulier, et répond doucement :
— Le bonheur est ici, avec toi.
Et moi, je sais que peu importe ce que l’avenir nous réserve, ce moment-là restera gravé dans mon cœur. Un Noël parfait, où l’on oublie les blessures pour se concentrer sur ce qui nous rassemble. Ce Noël où même les étoiles semblent plus proches, comme si elles aussi voulaient faire partie de cette magie tranquille, pleine d’espoir et de tendresse.
*
Les parents sont partis à la messe de minuit, comptant, je le devine, brûler ensemble un cierge en souvenir d’Angelo. Jolene et Shadow sont rentrés chez eux, impatients de retrouver leur lit. Je me retrouve seule avec Angel, sur les banquettes couvertes de fausse fourrure autour du foyer.
— J’ai trop mangé et trop bu, finis-je par dire. Pas toi ?
— Ça va.
Les yeux verts d’Angel, éclairés par les flammes qui viennent de gagner en intensité, me paraissent immenses. Sa pupille est réduite à un mince filament.
— Feyawen, murmure-t-il.
— Quoi ?
— Ça y est. J’ai vu ton nom dans le feu. Plusieurs jours que j’essaie… (Il se tourne vers moi.) Feyawen. Tu t’appelles Feyawen.
Feyawen.
— C’est ton Nom Vrai. Ton nom elfique. Tu ne devras le dire à personne… Je t’ai trouvé aussi un surnom, en concertation avec les filles, que tu pourras utiliser avec les clans et le Coven. Tu le porteras une fois que je t’aurais initiée.
Mon cœur se met à battre plus vite.
— Lequel ?
— Amber. Comme tes yeux.
J’ai un nom elfique. Moi. Et un nom « clanique »… Amber Feyawen.
Je le murmure à l’air et au feu, lentement.
— C’est le contraire, sourit Angel. Le nom elfique d’abord, le nom clanique après. C’est comme un nom de famille, en fait.
— Et le nom du clan ? On ne le dit pas ?
— Si. Si tu appartenais à un clan, tu t’appellerais Feyawen Amber du clan machin-truc. Mais je n’ai pas de clan, désolé… pour l’instant.
— Tu ne comptes pas revenir dans le clan, comme tu l’avais dit ?
— Je ne sais pas. C’est ce que je comptais faire avec l’aide de Shadow pour m’appuyer, mais… ça ne me parait plus si important, maintenant.
— Mais tu m’as expliqué toi-même que livré à Blackfyre, sous la direction d’un mauvais ard-æl, le clan allait péricliter… et il y a les enfants. Tu ne veux pas les aider ?
Angel soupire.
— Je ne sais pas, Ree. Ça me fait penser…
Il se penche vers moi, ses deux mains croisées sur ses genoux.
— Je ne t’ai toujours pas donné mon Nom Vrai. Et aujourd’hui… j’ai envie de le faire.
Il plante ses iris émeraude dans les miennes. Mon cœur se met à battre plus vite.
Son nom. Il va me donner son nom. Le vrai.
Angel se rapproche. Il m’enlace, et murmure à mon oreille.
— … Reyne.
Je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu.
— Rain ? Comme la pluie ?
— Avec un e, un y au milieu et un e à la fin. C’est mon nom. Et ça veut pas dire la pluie. Plutôt le contraire, en fait.
Je le fixe, surprise. Mais un grand soulagement enveloppe mon cœur, comme un cataplasme de miel chaud.
Reyne. C’est son nom. Pas Shaun.
J’encadre son visage de mes mains, pose mes lèvres sur les siennes.
— Reyne.
Pas Shaun. Merci, Seigneur : pas Shaun.
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