Chapitre 25
J’ai pas réussi.
Les guirlandes qui luisent doucement, formant comme des flaques d’or sur la neige, dehors. Le parfum de l’épicéa. Le feu qui crépite dans le silence, diffusant sa douce chaleur. La présence rassurante d’Angel allongé dans mon dos. Ses bras qui m’abritent. Tout cela conjure la malédiction du réveillon. Ce soir qu’on voulait tous fuir… et qui s’est transformé en bonheur absolu, l’une des soirées les plus heureuses de toute mon existence.
Angel m’a déclaré sa flamme. Il m’a dit qu’il m’aimait, a demandé à mon père de lui trouver un boulot. Et il m’a donné la confirmation ultime qu’il n’était pas le responsable de la mort de mon frère. Il m’a offert sa confiance, en me révélant son nom elfique. Reyne, qui veut dire « feu »… Et, mes parents partis au lit, je veille devant le foyer, couchée avec lui sous une couverture en fausse fourrure, dans l’étreinte de ses cheveux, de ses bras et de son parfum.
Je repense au « cadeau » de Jolene, qui pèse comme une brique dans mon sac. Elle a offert la même chose à Angel, cette peste… Elle pensait que c’était ce soir-là que lui et moi allions passer à la vitesse supérieure. Mais l’ambiance ne s’y prête pas, et le moment est passé, même si on est tous seuls ici, dans le salon.
Est-ce qu’il s’est endormi ? L’horloge murale tourne sur trois heures du matin.
— C’est à peu près à cette heure-là qu’Angelo est mort, murmuré-je.
Angel me serre plus fort. Mais il ne dit rien.
— Tu as dit que tu connaissais Angelo… ajouté-je.
— C’était un très bon ami à moi, Ree, finit-il par répondre.
La vieille angoisse revient, oppressant ma poitrine.
— Comment ça ?
— Tu vois ce pote à moitié Mexicain dont j’ai parlé la dernière fois, celui qui m’a appris à faire le chili ? C’était lui. Angelo.
J’essaie de me retourner, de me libérer de son étreinte, mais Angel m’en empêche.
— Non, reste comme ça, souffle-t-il dans mon cou.
Je m’immobilise. Ses lèvres effleurent ma nuque, y déposent un baiser. Je me cale contre lui plus étroitement. J’ai une conscience aiguë de son corps derrière moi, de la dureté de son ventre, de ses hanches.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit… ?
— Déjà, parce que j’ai mis du temps à comprendre que tu étais de sa famille. Ensuite, parce que je lui ai fait un serment, et que vous dire que je le connaissais m’aurait forcément amené à révéler des choses qu’il m’avait confiées, et fait jurer de garder secrètes.
— Ne me fais pas croire qu’Angelo avait fait du mal à une elfe, Angel, grogné-je en me débattant dans ses bras. Qu’il était mauvais ou quoi que ce soit !
— Chut, tu n’y es pas du tout… c’était quelqu’un de bien, Ree. Les gens du clan l’aimaient.
— Sauf Shaun Blackfyre ! m’insurgé-je. Il l’a rejeté. Il l’a chassé jusqu’à sa ville d’enfance, l’a menacé… et pour finir, l’a poussé au suicide !
— Ree… soupire Angel, la voix un peu rauque. Est-ce que tu peux arrêter de balancer ce nom comme une insulte tout le temps… ? Et pour le reste… tu te trompes sur ça aussi.
Cette fois, je parviens à me retourner. Je me retrouve nez à nez avec Angel, son visage de séraphin, sa beauté impossible, ses yeux lumineux, qui me fixent tristement.
— Alors explique-moi !
— Pas ce soir, rétorque-t-il avec fermeté. C’est le soir de Noël, et je ne serais libéré de mon serment envers ton frère que la dernière des douze nuit de Yule.
Les douze coups de minuit. Quand la magie va s’arrêter… celle, aussi, où je ne serais plus tenue par le tabou des sorcières, et où, nouvellement initiée, je pourrais enfin me taper cet elfe sexy et tentateur.
— Ok, grogné-je. Mais je te donne une pénitence. Enlève ton T-shirt.
Angel sourit.
— C’est ça, ta punition ? Que je fasse un strip-tease ?
— Je vais te mordiller partout, tu vas voir. Tu vas me supplier d’arrêter.
— Si tu me « mords » comme la dernière fois, je vais surtout te supplier de continuer ! me tance Angel avec son sourire désarmant, provoquant une fois de plus l’embrasement de mes joues, et de mon utérus.
Il s’exécute néanmoins, dévoilant son torse sculpté. Je pose mes deux mains à plat sur sa peau chaude. Suis du doigt la ligne sinueuse de l’encre noire.
— C’est quoi, ces tatouages ?
— Des tatouages elfiques.
— Mais ça représente quoi ?
— Mon histoire. Ce que je suis censé être.
— Et t’es censé être quoi ?
— La réincarnation d’un prince sidhe, ou un truc du genre… soupire Angel. T’es sûre que ça t’intéresse ?
Un prince. Je le savais.
— Tout m’intéresse, venant de toi. Pourquoi réincarnation ?
— Chez les elfes, nous croyons à la réincarnation. L’âme immortelle d’un fae ne peut pas mourir, et continue à subsister même après la perte de son corps. Elle se réincarne dans un autre elfe, et le cycle se perpétue.
— En gros, vous êtes toujours le même nombre d’elfes.
— C’est ça. Il n’y a pas de nouvelles âmes qui sont créés. Que des corps plus ou moins provisoires.
— Qui a créé les premiers elfes ?
— On ne sait pas. Dieu, peut-être ? Pour ceux qui y croient.
— Tu y crois, toi ?
— Non, sourit Angel. Et toi ?
Je le regarde gravement.
— Depuis que je te connais… oui, j’y crois.
— Je suis plus un démon, alors ? C’est ce que tu m’as dit une fois.
Je tends la main, caresse sa joue.
— T’as des côtés démoniaques, c’est indéniable. Comme lorsque tu refuses de tout me dire ce que tu sais sur mon frère, que tu me fais des cachotteries. Ou que tu me tentes comme tu le fais aujourd’hui, en refusant de me donner plus…
J’attrape sa lèvre inférieure entre mes dents. Angel ferme les yeux brièvement, mais je le relâche aussitôt.
Il en a autant envie que moi. Et pourtant…
— Je ne veux pas que notre relation parte sur ces bases-là, Ree, dit-il presque douloureusement. Tu m’as accusé d’être avec Rowan que pour le sexe, je me souviens… ça me ferait du mal que tu penses la même chose pour toi. Je ne veux pas que tu le regrettes, tu comprends ? Et pour l’instant, finalement, on se connait peu… mieux vaut attendre le dernier soir de Yuletide.
— Quand tu m’auras tout dit sur mon frère ?
— Et qu’on aura tellement attendu qu’on sera sûrs, toi et moi, où on va. Je trouve ça plus… honnête.
— Je ne pensais pas les elfes aussi conservateurs…
— Moi, je le suis.
Parce qu’il est trop sensible, deviné-je instantanément. C’est lui même qu’il protège, en fait.
Angel. Aussi fort, magnifique et vulnérable qu’un animal sauvage tout juste sorti du bois. Lorsque ce cerf noir a posé sa truffe dans ma main, de cette manière si douce… il a voulu me faire passer un message. Je tiens le cœur d’un petit oiseau entre mes mains. Ce cœur fragile, qui palpite si fort, si chaud, je peux l’écraser d’une seule pression. Angel, pour l’instant, a peur de me donner ce pouvoir. C’est sans doute pour ça, aussi, qu’il n’a rien donné d’autre que son corps à May et Rowan. Par peur.
Peur d’être abandonné à nouveau.
— Angel… commencé-je doucement. Reyne.
Je sens son attention à la manière dont l’air se charge.
— Ne crois pas qu’il n’y a que le fait de coucher avec toi qui m’intéresse, que je ne te veuilles que pour ton physique et ta beauté, que je te fétichise ou quoi que ce soit, lui dis-je.
— Je n’ai jamais pensé ça, Ree, murmure-t-il troublé. Pas une seule fois.
— Tant mieux. Parce que ce n’est pas ce qui m’attire le plus en toi. Bien sûr, tu es beau comme un ange, et j’avoue que ces oreilles pointues me font craquer… (Je tends la main pour les toucher, et il se laisse faire avec un sourire.) Mais ce qui me séduit le plus en toi, Angel… ce sont tes failles. Comme ces lignes noires que je vois courir sur ta peau.
— Mes failles ?
— Oui. Tout ce qui te rends terriblement humain, bien plus humain que la plupart des gens que je connais, en fait… Ta gentillesse. Ton altruisme. Le fait que tu fasses toujours passer les autres avant toi… ton respect de la vie, de tous les êtres qui habitent ce monde. Ta sensibilité. Ta délicatesse. Tes talents de cuisinier… ta magie. Et ton histoire, aussi.
— Mon histoire n’est pas belle, Ree.
— Elle l’est, parce que c’est la tienne. Tu sublime tout ce que tu touches… dis-je en prenant ses mains pour les embrasser.
Il se laisse faire, sans me quitter des yeux. Puis il roule sur le dos.
— J’ai lu ce poète que tu m’as offert ce soir, Ree… William Bulter Yeats. C’est vraiment beau. Dans le livre, il y a un poème qui m’a particulièrement marqué.
Je ne lâche pas sa main. Je la garde enfermée dans les miennes, pour l’empêcher de s’échapper.
— Lequel ?
Angel glisse un regard rapide vers moi.
— L’enfant volé.
— Tu veux bien me le lire ?
Il hésite. Puis soupire.
— Ok…
Je le laisse se redresser et attraper le volume, qui est juste à côté de lui, ouvert et retourné. Et il commence à scander, de sa belle voix grave.
— Là où le torrent vagabond tombe des collines au-dessus de Glen Car, et parmi les joncs forment des étangs où même une étoile ne peut plonger… Viens, enfant des hommes, viens. Vers le lac et vers la lande, en tenant la main d’une fée, car il y a plus de larmes au monde que tu ne peux comprendre.
Il tourne son visage vers moi.
— Je t’ai fait la version courte… le poème est beaucoup plus long.
— C’est très beau, chuchoté-je doucement.
— Tu trouves ? C’est une histoire tragique… y a deux interprétations. Dans la première, c’est un enfant humain qui se noie dans le lac, après avoir échappé à la surveillance de ses parents… dans la seconde, c’est un enfant des fées qu’on abandonne sur les rives du lac, pour que les fées le reprennent. Un « changeling », comme les gens nous appellent.
— Je le vois pas comme ça, moi. Je pense que c’est un enfant qui préfère vivre dans le monde merveilleux des fées que dans celui, triste et morne, des hommes.
— Mais les faes le tuent, en l’emmenant… il cesse d’exister pour les hommes.
— Si c’est un « changeling » comme tu dis, on peut aussi considérer qu’il rentre chez lui ?
Angel secoue la tête.
— Non. Moi, quand j’étais petit… je n’avais aucune envie de « rentrer chez moi ». C’est ce que m’a dit ma mère, une fois, après m’avoir foutu une claque parce que j’avais fait une bêtise de plus… « Rentre chez toi. »
Je serre sa main plus fort, pour cacher mon angoisse. Quel monstre d’insensibilité et d’égoïsme a pu maltraiter à ce point un être comme Angel ? Ou n’importe quel gamin, d’ailleurs ?
— Tu avais quel âge quand elle t’a amené à l’orphelinat ?
— J’avais huit ans.
Huit ans. Putain…
— Angel… je suis désolée. J’ai pas de mots, franchement.
Il referme ses bras autour de moi.
— Alors ne dis rien. Ne laisse pas les ombres nous voler la chaleur de cette nuit, Ree. Je veux dormir avec toi jusqu’au matin… te tenir contre moi, respirer ton odeur et écouter ton cœur battre. C’est tout ce que je demande.
Je comprends le message. Je me recouche contre lui, me détend. Les dernières heures avant le matin de Noël, c’est toujours les plus dures. Mais on va les passer ensemble, tout comme mes parents les affrontent tous les deux en ce moment même. Et demain, se sera un autre jour, et la malédiction sera levée pour toujours. Je le dois pour Angelo, et pour Angel, qui était son ami.
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