Chapitre 26

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Pouvoir la tenir dans mes bras toute la nuit, c’était mon plus beau cadeau de Noël.

La journée du lendemain se déroule dans cette ambiance hors du temps propre aux fêtes. Mais chez nous, Noël est une cérémonie funéraire. On ne célèbre pas la vie : on se souvient de la mort. Angel nous accompagne au cimetière, sur la tombe d’Angelo. Je sais maintenant qu’il n’est pas de trop dans cette triste réunion familiale, qu’il a sa place parmi nous, dans notre famille hantée par le souvenir de celui qui était son ami. Et le plus étrange, c’est que mes parents le savent. C’est vers lui que ma mère se tourne une fois le temps du recueillement passé, et sur son épaule à lui qu’elle pose sa tête, et verse une larme.

— Je suis contente que tu sois là, l’entends-je murmurer.

Angel ne répond rien. Je sais qu’il ne connaissait pas ma mère, qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés avant, et que c’est pareil pour mon père… mais il a dû leur dire qu’il était un ami de leur fils, et peut-être que mes parents l’ont mis en relation avec quelque chose que leur avait dit Angelo. Mais tout cela n’est que pure spéculation. Angel m’a bien précisé qu’il ne voulait rien me dire sur son amitié avec mon frère avant le 31, à cause d’un « serment » qu’il lui aurait fait. J’avoue que cela m’interroge. Pourquoi Angelo aurait-il fait jurer à son ami de garder le secret sur leur amitié ? Quelle est cette vérité qu’Angel protège, quitte à se laisser accuser des pires choses ?

Le repas de midi se déroule dans un silence tranquille : suite aux excès de la veille, puis la visite au cimetière, aucun de nous n’a vraiment faim. D’autant plus qu’on s’est tous levés tard. Après le repas, je sors dans les sous-bois faire un tour dans la neige avec Angel, qui ne peut jamais rester loin de la forêt très longtemps. Il m’embrasse contre un arbre aux branches figées par le gel, sous le soleil post-solstice qui pointe timidement comme une promesse. La saison lumineuse va revenir, bien sûr, mais ce n’est pas pour tout de suite.

— Ne doute pas de moi, murmure mon elfe en plongeant ses yeux verts dans les miens, alors que nos bouches se séparent.

— Je ne doute pas de toi, amour.

Il ferme les yeux, m’étreint plus fort encore.

— Il nous reste six jours… six jours, Ree. Six jours à se faire confiance envers et contre tout. C’est comme un test. Le dernier défi de Yule… est-ce que tu vas y arriver ?

— Oui, Reyne. Bien sûr que je vais y arriver.

Angel pose son front contre le mien.

Amber… Feyawen. Ma sorcière.

Il dit ça comme on ferait fondre un bonbon sur la langue. La sienne, justement, est plus douce que jamais.

Je voudrais que cette douceur, cette magie, ne cesse jamais.

*

La voiture de papa n’est plus garée devant la maison. Mais il y en a une autre à la place. Le SUV de Dan.

Je me contracte immédiatement.

Qu’est-ce qu’il fait là ?

D’autant plus qu’il n’est pas tout seul. Tyler est avec lui. Tous les deux se retournent en nous entendant arriver, et le sourire de Dan s’évanouit lorsqu’il aperçoit Angel à côté de moi. Ce dernier prend ma main, la serre très fort, si fort que j’ai mal. Son énergie si douce s’est transmutée en quelque chose de dur, tendu, une bête hérissée de pics. Son regard acéré passe de Dan à moi. Puis il tombe sur Tyler, et là, il plisse les yeux.

Tyler, lui, change littéralement de visage.

— C’est lui ! beugle-t-il en le pointant du doigt. Ce putain de fae qui m’a volé ma chance de devenir hockeyeur professionnel. Le caïd de cette bande d’elfes violents, le chef de la meute ! Shaunreyne Blackfyre !

Shaun…reyne.

Je me tourne vers Angel. Vers son visage figé dans une moue haineuse, ses yeux d’où toute chaleur a déserté. Noirs, terriblement noirs.

Dis quelque chose.

Mais il ne dément pas. Merde, il ne dément pas…

— Angel… s’il te plaît…

Dis-moi que ce n’est pas vrai.

Angel lâche ma main et fait un pas de côté, aussi brutal qu’un cheval qui fait un écart.

Comme s’il me repoussait.

— Il a raison, coupe-t-il sombrement, en relevant le menton. Je lui ai cassé les deux rotules, à lui… mais il l’avait mérité.

« Mérité »… le gentil et sensible Angel a disparu. Je retrouve la créature sauvage du début, le loup aux crocs aigus et aux yeux qui brillent. La façon dont il regarde Tyler… on dirait vraiment qu’il veut le tuer.

Mais y a pire encore.

— Tu… tu m’as menti, alors ? Tu m’as donné un faux nom !

Les larmes me montent aux yeux, irrépressibles. J’essaie de les maîtriser, mais c’est trop tard. Je veux pas pleurer ici, devant Dan, devant Tyler.

— Non, Ree, ose répliquer Angel en braquant son regard phosphorescent dans le mien. Je ne t’ai jamais menti. Reyne, c’est le diminutif de mon prénom. En langue elfique, on utilise toujours la dernière partie du nom, pas la première.

Je laisse parler ma colère, ma rage d’avoir été une fois de plus trompée. C’est le seul moyen de ne pas chialer.

— Mais pas en langue anglaise ! Et tu m’as délibérément caché que ton nom était Shaunreyne Blackfyre, parce que tu savais que j’allais mal réagir ! Tu n’as pas joué franc-jeu avec moi, Shaun !

Je crache le prénom honni comme un juron. Angel ferme les yeux, brièvement. Mais quand il les rouvre, c’est pour me fixer sans la moindre once de douceur.

— C’est vrai. Mais je ne voulais pas te gâcher ton réveillon une fois de plus… ironise-t-il.

Comment ose-t-il ?

Dan et Tyler ricanent. Je déteste Angel pour m’infliger ça, devant eux.

Non, pas Angel. Shaun, son alter-ego maléfique.

Ce qu’il est, en réalité.

Je me tourne vers lui. Sa haute silhouette, si sombre à côté de Dan. C’est tellement évident. Blackfyre… le « feu noir ». C’est tout simplement la traduction en anglais de son prénom elfique… il m’a dit lui-même que « reyne » voulait dire feu. Et moi, j’ai dit oui oui, complètement abrutie par sa ténébreuse aura qui m’a paru tout d’un coup comme la plus lumineuse de toutes, intoxiquée par sa beauté, et me noyant bêtement dans l’absinthe de ses yeux.

— Tu comptais me le dire quand ?

Je déteste le son de ma voix qui se brise, si pathétique.

Il m’a réduit à néant.

— Le dernier soir de Yule.

Shaun a repris son attitude désinvolte et nonchalante, avec cette lueur de défi perpétuelle dans les yeux. Celle de l’elfe insolent et sarcastique qu’il avait au début, à son arrivée ici, et qu’il me chambrait volontiers.

Je sais que c’est une protection, une armure, une façade. Mais j’ai trop mal pour réussir à me raisonner.

Il m’a menti. Sur quels autres sujets, encore ? Était-il sincère, lorsqu’il disait qu’il m’aimait ? Tout ce qu’il m’a confié… est-ce que c’était vrai ? Ses réactions, ses expressions, sa sensibilité et son souci des autres… était-ce vrai, ou faux ?

— Quand je pense que ce sale type a un prénom irlandais, crache Dan. « La grâce de Dieu », tu parles !

— Le gaélique découle directement de notre langue, je te signale, réplique Shaun, le regard mauvais. T’es juste trop inculte pour le savoir.

Cette voix grave, ce ton acéré, ce regard de lame. Ce dédain et ce sentiment de supériorité qu’il arborait sans se cacher au tout début. Il nous méprise. Tellement qu’il n’a même estimé utile de me dire qui il était, d’essayer de se justifier, alors même que je le laissais voler mon cœur. Il se disait un « ami » d’Angelo… et quel ami, puisque c’est celui qui l’a poussé à commettre l’irraparable. Il prétend avoir eu l’intention de me le dire… mais qu’est-ce que ça aurait changé ? Il m’a menti. Depuis le début. Fait semblant de ne pas être concerné quand je crachais ma haine de Shaun Blackfyre. Il s’est joué de moi, faisait les compatissants pour mieux me séduire… oh, comme il devait rire, secrètement ! Et qu’est-ce qu’il voulait, en fait ? Laquelle de ses attitudes, de ses paroles, de ses émotions, était vraie ?

Je recule vers la banquette, dévastée, pendant que Dan et Shaun se disputent pour savoir qui, des Irlandais ou des « sidhes », étaient là les premiers. Shaun accuse les ancêtres de Dan, qu’il appelle « fils de Mile », de les avoir chassés de leur territoire, encore une fois.

Ça n’en finira jamais…

Qu’est-ce que je dois faire ? Si papa était là, il saurait. Mais il est parti en vadrouille avec maman… je suis seule pour gérer la situation.

Shaunreyne. Il dit qu’il avait des révélations à me faire sur Angelo… mais qu’est-ce qui peut sortir de la bouche de quelqu’un qui ment autant, même par omission, et de cette façon si habile ? Quelqu’un qui sait se faire si charmeur et convaincant ? Est-ce que peux encore croire ce qu’il va me dire ?

Il se plante devant moi, occultant sciemment les deux silhouettes qui s’agitent derrière lui.

— Je ne voulais pas que tu l’apprennes comme ça, Ree, dit-il en ignorant les invectives de Dan et Tyler.

Il voulait que je l’apprenne comment, alors ? Je repense à la confrontation avec May. Au regard moqueur de la fae, au sourire goguenard de l’ard-æl là-bas, dans les bois, celui que je prenais pour Blackfyre alors que c’était en fait Hawthorn… En fait, tous ces elfes étaient au courant que Shaun me manipulait. Tout le monde était au courant… sauf moi.

— C’était toi, l’ard-æl des Black Heart… !

— J’ai perdu mon titre en voulant défendre May, qui avait subi des avances non souhaitées de Hawthorn, confirme « Angel ». Mais elle a changé d’avis en cours de route et les autres ont estimé que j’y étais allé trop fort avec lui. Ils m’ont destitué… alors j’ai préféré m’en aller plutôt que de plier le genou, et de faire amende honorable pour une faute que je n’ai pas commise.

Bien sûr. Sa foutue fierté. Plutôt que de s’expliquer, il s’est barré. C’est pour ça que les autres elfes lui en veulent.

— Ton bras ? La fracture ? demandé-je d’une petite voix.

— Je me suis fait tirer dessus par un chasseur. Je m’étais changé en cerf, pour mieux supporter le froid… Quand il a vu qu’il avait shooté un elfe, il s’est barré et m’a laissé là.

Tirer dessus. Il s’est fait tirer dessus.

— En cerf ! hurle Dan. Mais c’est de mieux en mieux ! Tu crois ces conneries, Ree ?

Shaun ne cherche même pas à se défendre. Il ne regarde que moi.

— Pourquoi tu ne nous as rien dit ?

— Parce que je me méfiais, au début. Parce que j’ai compris que tu me haïrais tout de suite, si je le faisais. Tu refusais de voir autre chose que ta vérité à toi… Puis j’ai réalisé que j’étais vraiment amoureux de toi, au-delà du sortilège de May, et on est sortis ensemble…

— Quoi ! hurle Dan. T’es sortie avec cet elfe, Ree ?? T’as embrassé ça, cet être ni humain, ni animal ?

Pour lui, ça doit revenir à embrasser un chien.

Je me tourne vers lui.

— Arrête, Dan. Je ne veux plus rien entendre de ce genre, c’est terminé. Qu’il m’ait menti de t’autorise pas à proférer des propos racistes ! Et d’ailleurs, tu m’as menti toi aussi je te signale, Dan.

Mon ex hausse ses larges épaules.

— Raciste… c’est pas être raciste. Juste réaliste. Ils ne sont pas humains ! Quant à ce que je t’ai fait… je le regrette, bébé. C’est pour ça que je suis venu te voir. Pour m’excuser. (Il baisse un peu la voix.) Je t’aime, Ree.

Oh, c’est pas vrai…

Cette déclaration, alors même que Shaun est là, maintenant, dans cette situation, me faut plus de mal que de bien.

Angel, lui aurait réagi face à une telle revendication sur ce qu’il considère comme « sa » possession. Mais le glacial Shaun ignore Dan. Il continue son plaidoyer, sans me quitter des yeux.

— J’ai compris que rien ne comptait plus que toi, et j’ai abandonné mon idée de quitter la ville. J’ai eu envie de reprendre le clan, de me justifier auprès d’eux comme de toi. Mais il me fallait du temps… et accepter de prendre le risque que tu me rejettes. Est-ce que tu vas le faire, Ree ? Est-ce que tu préfères que je disparaisse de ta vie, maintenant que tu sais que je suis Shaun Blackfyre ? Ou attendre que je sois libéré de ton serment et te dise la vérité à propos de ton frère, même en sachant que cette vérité te fera probablement très mal ?

Je le fixe à travers mes yeux mouillés.

— Je ne peux plus te faire confiance, dis-je simplement.

Dis-moi que je peux encore te faire confiance. Dis-moi que je me trompe.

Il baisse les paupières.

— Alors, il faut que je m’en aille. Je suis… désolé, Ree. J’espère que tu trouveras une forme d’apaisement.

Un aveu. Un aveu de culpabilité.

En fait, il n’avait aucune révélation à me faire. Rien d’autre que ce nom, son nom complet : Shaunreyne Blackfyre. Mais là, devant Dan et Tyler… il ne peut pas mentir, ne peut plus m’envoûter. Alors il abdique, et bat en retraite.

— Je trouverais un moyen de faire mes adieux à ton père, qui a été si bon pour moi. Je veux juste que tu saches que si vous avez besoin de mon aide ou de celle du clan un jour… vous la trouverez. Adieu, Alexandra.

Il va prendre ses affaires dans la remise, charge le sac sur son épaule sous nos regards silencieux.

Et il s’en va.

Où ça ? Chez Rowan ? Chez Jolene ? Non, il est trop fier pour ça. Il retourne dans la forêt… il va tenter de récupérer son clan. Sinon, il n’aurait pas parlé de « l’aide du clan ».

Dan pousse un soupir de soulagement.

— Putain… il s’est cassé tout seul. J’y crois pas. Je suis content que ça n’ait pas dégénéré, Ree. Ce type est un mauvais ! Je t’assure qu’en baston, il rigole pas. Dieu merci, il ne t’as pas fait de mal, bébé…

Il tend la main vers moi, fait mine de me prendre dans ses bras. Mais ce contact m’est insupportable, surtout maintenant. Je me dégage, relève le visage vers lui.

— Dan… désolée, mais c’est vraiment fini entre nous. Ça ne pourra plus jamais revenir comme avant.

— À cause de ce putain d’elfe ? siffle-t-il, les yeux écarquillés. Qu’est-ce qu’il t’a fait, Ree ? Il t’a ensorcelé ?

S’il n’y avait que ça…

— Parce que tu m’as menti toi aussi, Dan. Tu m’as trompé. Et je ne crois que… je ne supporte plus le mensonge.

De nouveau, les larmes me montent aux yeux.

Je dépasse Dan, et enfonce la clé dans la serrure de la porte.

— Ree, laisse-moi m’expliquer, insiste Dan. Je n’étais pas moi-même, c’est cet elfe qui…

— Stop, Dan. Je ne t’aime plus.

— Ree…

Je rentre dans la maison et lui claque la porte au nez, en prenant soin de tourner le loquet. Puis je monte quatre à quatre l’escalier qui mène à ma chambre, comme une gamine.

Et je me jette sur mon lit. Comme une gamine stupide, encore. Ce que je suis, en vérité. Je me suis laissé avoir. Angel se serait sans doute volatilisé comme un tas de feuilles mortes après avoir obtenu mon adoration totale. C’est pour ça qu’il voulait me le dire le soir de Yule, celui qui aurait marqué ma reddition inconditionnelle à son pouvoir ténébreux. Celui où je lui aurais offert mon corps, mon cœur et mon âme. Il m’aurait glissé cette révélation à l’oreille, au moment où j’aurais cherché à reprendre mon souffle dans les draps, avec ce sourire en biseau et cet éclat cruel dans le regard qu’il avait tout à l’heure, quand il a dit que Tyler l’avait « mérité ». Il m’aurait dit son vrai nom, et m’aurait regardé me décomposer, alors que je venais de coucher avec l’assassin de mon frère. Puis il serait parti. Je sais qu’il serait sorti de ma vie, parce que c’est ce qu’il vient de faire. Une fois de plus, il n’a pas cherché à se justifier. C’est qu’il ne m’aime pas assez pour ça.

Comme avec May, pour qui il ne s’est pas battu.

Puis je me souviens des trois fois où il l’a fait. Et je me remets à chialer.

***

Noël est passé, donc je vais sans doute poster le reste des chapitres avant la fin du mois, de manière aléatoire.

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