Chapitre 29
J’ai déjà traversé les flammes, je ne peux plus me brûler.
Rowan m’a annoncé que le combat entre Shaun et Hawthorn aurait lieu dans la forêt, mais je ne sais pas où exactement. J’imagine qu’elle ne le sait pas non plus : il s’agit d’affaires entre elfes, d’où les humains sont exclus. Et de toute façon, avant cela, il faut que je persuade Shaun de renoncer à son projet. Sitôt sortie du lit – je n’ai pas fermé l’œil de la nuit – je me précipite chez Jolene.
— Shadow est là ? demandé-je, un peu échevelée, sans autre préambule, lorsqu’elle m’ouvre la porte.
Jolene, en robe de chambre, sa chevelure de sirène attachée en un gros chignon lâche au-dessus du crâne, me regarde des pieds à la tête, la bouche pincée.
— Tu as ignoré tous mes appels, Ree… Bonjour, déjà.
— Écoute, je sais que j’ai pas été cool. J’ai besoin de voir Shadow tout de suite… tu le sais sans doute, mais Shaun va affronter Hawthorn ce soir pour récupérer le clan.
Jolene s’efface de la porte sans un mot.
— Dans la chambre, murmure-t-elle. Mon Bibou d’amour, Ree vient te voir !
Shadow vient à ma rencontre dans le couloir, une serviette attachée autour des reins. Je tombe presque le nez dans ses pectoraux sculpturaux, sublimés par les fines gouttelettes qui les couvrent. Il sort de la douche. Et visiblement, ça n’a pas l’air de le déranger.
— Amber, sourit-il dans un flash de canines blanches.
Je relève les yeux vers lui, un peu intimidée par sa musculature puissante. Sa peau ambrée est couverte de tatouages du même genre que Shaun, mais arborant des motifs différents. Des spirales, des losanges, des pointes et des lances, des roues qui ressemblent à des pentacles, des lettres étranges, aussi illisibles que des runes.
— Shadow, il faut que tu l’empêches de se battre.
Le grand fae lève un sourcil paresseux.
— Pourquoi ? Il veut récupérer son clan. Il le doit, même. La plupart des Black Hearts ne veulent pas de Hawthorn comme ard-æl. Ils ne l’ont nommé qu’à défaut de mieux. Et un clan sans ard-æl, c’est un clan mort, Ree.
— Si ce n’est que ça, ils ne peuvent pas s’arranger à l’amiable ? Hawthorn part avec May et ses supporters, et Shaun reprend sa place tranquillement ? Je sais pas, moi, ils ont qu’à se disputer une partie de basket, ou de hockey…
Shadow se fend d’un nouveau sourire.
— Ce n’est pas aussi simple. Il y a des règles, très anciennes. Des lois. On peut les arranger, les tordre jusqu’à la limite, mais jamais les contourner, ni les briser. Il faut passer par l’ordalie, être reconnu. Pas seulement par le clan, mais par toutes les puissances qui y président. Dans le cas des Blackheart, c’est le combat à un contre un, ou l’épreuve du feu féérique.
— Le feu féérique ? m’écrié-je. Comment ça ?
— On allume un brasier par la magie, et le candidat marche dedans. S’il sort de là imbrûlé, c’est qu’il est celui qui doit diriger le clan.
— Mon Dieu… est-ce que les pouvoirs de régénération de Shaun vont jusque-là ?
— En théorie, oui. Sauf qu’il ne pourra pas les utiliser. Ce serait de la triche.
— Mais alors… il sera brûlé, Shadow ! objecté-je, rongée par l’angoisse.
— S’il est vraiment un ard-æl, celui qui doit mener ce clan… le feu fae ne le brûlera pas. Il a la légitimité première, celle d’être le fondateur… normalement, les puissances devraient le favoriser.
Les puissances. Lesquelles ? Les esprits des bois, la Grande Déesse, le chaudron magique ?
C’est trop aléatoire.
— « Normalement », répété-je.
— Normalement. Il s’est exilé lui-même, Ree, il a renoncé… alors si la majorité des membres du clan doute de lui, se sent trahi ou abandonné – ce qui est bien possible, car les liens qui unissent un ard-æl à ses frères et sœurs, ses enfants, presque, sont très forts -, eh bien… le feu féérique le consumera.
— Le consumera ? crié-je.
Shadow hausse les épaules.
— Il sautera de côté s’il se sent rejeté par les flammes. Enfin, j’espère… Remarque, connaissant Shaun, il insistera peut-être jusqu’au bout. C’est un obstiné. C’est pourquoi son renoncement m’a surpris. Celui vis-à-vis du clan, et… de toi.
Je baisse la tête, honteuse.
— Mieux vaut qu’il se batte avec Hawthorn, alors, murmuré-je.
— Sauf que cette fois, je vois mal l’un des deux céder, commente Shadow l’air de rien. À mon avis… ils iront jusqu’au bout. Ils ont une vieille querelle à vider.
Jusqu’au bout. Jusqu’à la mort, donc.
— C’est pas possible Shadow, on ne peut pas tuer quelqu’un comme ça…
— Pourquoi pas ? Aucun de nous n’a d’existence légale. Ceux qui en avait une, comme Shaun, ont jeté leur vieille identité au feu, au moment d’intégrer un clan. Si l’un des deux meurt, on offrira son corps aux flammes, également. Ce ne sera pas la première fois.
— Quelle horreur…
— Il reviendra. Nos cœurs sont immortels, Ree. Tu perdras Shaun tel que tu le connais, mais il renaîtra sous une autre forme.
Non. Je peux pas laisser faire ça. Ni le laisser tuer un autre elfe, d’ailleurs.
— Emmène-moi avec toi, Shadow, ordonné-je en vissant mon regard dans le sien. Je veux assister à ce changement d’ard-æl !
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, Ree, susurre-il avec cet air désinvolte et faussement cool – je sais qu’il est dur comme de la glace, dessous – qu’il arbore en toutes circonstances. Tu ne pourras pas le dissuader, de toute façon. Et les Autres ne sont pas censés assister à cette ordalie. Pas même les sorcières.
— Je veux être là, Shadow. S’il te plaît !
Mais il reste inflexible.
— Ta présence pourrait déconcentrer Shaun. Il est très attaché à toi… beaucoup plus qu’il ne le voudrait lui-même. Jusqu’ici, il a tout fait pour rester libre, tu sais.
Oui. Je m’en doute.
— À cause du triple rejet de sa mère, je sais. Il m’en a parlé… Mais moi, je ne veux plus le rejeter, Shadow. Je l’aime. Je veux le ramener chez nous, c’est tout. En bon état : ni brûlé, ni mort !
Shadow me fixe en silence, un sourire goguenard sur ses lèvres pleines. Il me jauge. Évalue mon degré de détermination… Je le sens, comme une lame de glace qui fouille en moi.
Puis son sourire s’élargit, et il rompt le contact.
— C’est bon. J’ai vu que tu étais sincère… je t’amène avec moi, ce soir. Mais tu resteras derrière, et tu n’interviendras pas. D’ailleurs, tiens… je vais mettre un geis sur toi. Tu ne pourras pas parler, et ton apparence sera différente. Est-ce que tu es prête à accepter ça, Ree ? D’assister à cette épreuve qui te paraîtra sans doute dure, mais en étant invisible, sans pouvoir intervenir ?
— Oui. Je ne te cache pas que je trouve ça cruel, mais si c’est la seule manière…
— C’est effectivement la seule manière.
Encore ce ton aimable, sous lequel affleure la glace vive.
— On se retrouve ce soir, alors ?
— Je viendrais te chercher. À l’orée des bois, tu me verras par la fenêtre… Ne sois pas en retard. Si tu n’es pas là, je m’en vais. Ils ont besoin de moi pour valider le rite.
— Parce que tu es l’ard-æl de Chicago ?
Il hoche la tête.
— Et à cause de ma capacité à lire dans les cœurs. C’est mon deuxième pouvoir, Ree.
Voilà pourquoi Jolene le trouve si bon amant. Il devine ce qu’elle veut avant même qu’elle puisse le formuler. Un pouvoir redoutable… et sans doute bien plus destructeur que celui de Shaun, finalement.
La manipulation des ombres, et la capacité à lire dans les pensées intimes des gens.
— Rendre les gens muets fait aussi partie de ce pouvoir ? rétorqué-je, un peu agressive.
— Le geis ? s’étonne Shadow. Non. Ce genre de petit tour, avec les illusions et le changement d’apparence, fait partie des pouvoirs de base de tous les nôtres. Après, il y en a qui sont plus ou moins doués.
— Et toi, tu fais partie des doués.
Il sourit mystérieusement.
— Peut-être.
Jolene réapparait à ce moment-là.
— C’est bon ? Vous avez fini de parler ?
Shadow l’enlace, et l’attire contre lui.
— Oui, mon cœur. Ree va rentrer, maintenant.
— À plus tard, Ree, fait Jolene en agitant la main dans ma direction, toujours blottie contre le grand corps de son elfe.
— À plus tard.
J’échange un dernier regard avec le fae, puis quitte l’appartement.
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