1- Le Foyer
Lydia est encore en retard.
D'un geste nerveux, elle balaye les débris végétaux collés sur son visage poisseux de sueur. Passe des doigts maigres dans sa chevelure pour en chasser brindilles, mouches crevées et bouts de toiles. Frotte ses mains sales contre sa tunique à peine moins sale.
Il y a quelque chose d’absurde dans cette toilette sommaire, la jeune femme en est bien consciente : bientôt elle va prendre une vraie douche ! Peu importe. Elle se fait un principe de toujours paraître fraîche quand elle se présente à la porte du Foyer. C’est une question de dignité, il lui en reste si peu.
Elle traverse ensuite la Clairière à grandes enjambées.
Le bruit de ses pas sur la terre battue est noyé dans les stridulations des cigales. Bien que ce ne soit pas encore l’heure des taons agressifs, c’est déjà celle des papillons. De toutes les tailles, de toutes les couleurs, ils virevoltent autour de la jeune femme comme un essaim autour de sa reine. Elle en écarte plusieurs qui veulent butiner ses yeux, sa bouche, ses narines et risquent de laisser sur sa peau une poussière urticante qui la démangera pendant des heures.
Lydia sait que ces insectes n'en sont pas à proprement parler. Il existe des variantes d’arthropodes sur tous les mondes soumis aux mêmes contraintes évolutives que la Terre. Un dicton de colon affirme d'ailleurs : "pas d'insectes, pas de planète". Cette foutue planète en est infestée !
Des arbres épars poussent dans toutes les directions où porte le regard, hauts et minces comme des plumes. Entre leurs cimes, de larges portions de ciel diffusent une lumière laiteuse, aveuglante.
Lydia passe d’une ombre à l’autre en se disant pour la millième fois que la Clairière porte mal son nom. Seule l’absence complète de ronces distingue cet endroit du reste de la forêt. Lentement, avec une obstination farouche confinant à la haine, des générations de pensionnaires ont déraciné les longues lianes piquantes dans un rayon de plusieurs centaines de mètres autour du Foyer.
D'abord réfractaire à toute forme de travail, même volontaire, Lydia a fini par prendre part à cet effort communautaire dont le bénéfice est double. Car en plus d’étendre l’espace vital des pensionnaires, il fournit la matière première pour construire les huttes, ou tresser des fauteuils, des paravents, des pièges à insectes…
La ceinture de Lydia est en ronce. Ses jambières et ses sandales également. Son chapeau à larges bords. Son éventail pour chasser les mouches. Seule sa tunique jaune est taillée dans une étoffe synthétique inusable.
Autre apport du monde civilisé, au flanc gauche de Lydia bat sa "spatule", un outil métallique à bout rond qui lui sert à couper et à lisser les ronces, ou à creuser ses propres latrines quand elle ne veut pas se rendre dans la zone prévue à cet effet. Elle entretient aussi une tranchée autour de sa hutte pour drainer la pluie et refouler les insectes rampants.
Quand les Administrateurs lui ont remis cet objet rudimentaire, le jour de son arrivée au Centre, elle a ricané et failli le jeter dans la boue. Trois ans plus tard, elle y tient plus qu’à la prunelle de ses yeux. À cette pensée, la grande femme au regard dur porte sa main calleuse sur le manche de son trésor.
Sans spatule, elle passerait directement du Purgatoire à l’Enfer.
Chaque pensionnaire possède la sienne. La violence n’existe pas vraiment dans la Clairière, chacun vit sa vie dans son coin, à glaner, tresser, ou dormir. À tuer le temps en attendant son tour de Foyer.
Le seul motif sérieux de dispute concerne presque toujours la spatule. Un jour, raconte-t-on, un homme ayant égaré la sienne eut la mauvaise idée de dérober celle de sa voisine. On le retrouva ligoté à un arbre, étranglé par une corde en ronce. Est-ce vraiment arrivé ? Ou est-ce encore une de ces histoires inventées pour effrayer les nouveaux venus ? Lydia ne croit plus personne. Ni l’Administration, ni les autres pensionnaires.
*
Le Foyer domine la Clairière de sa haute masse oblongue. Sa couleur beige jure sur le vert omniprésent de la végétation alentour.
Le bâtiment évoque furieusement un œuf géant qu’on aurait déposé au cœur de la verdure, avec ses parois lisses et inclinées vers l’extérieur. Personne n’est dupe, cette forme particulière vise à prévenir toute tentative d’escalade.
De larges fenêtres sans tain forment une couronne à mi-hauteur de l'ouvrage. Lydia hâte le pas en les apercevant. Bientôt, elle sera derrière l’une de ces ouvertures, à siroter un jus de fruits devant un bon programme.
Comme la plupart des pensionnaires, elle évitera soigneusement de regarder vers l’extérieur. Ces moments sont si précieux qu’elle ne veut pas les souiller avec des réminiscences de la vie misérable qu’elle mène ici-bas dans la Clairière. Elle retrouvera bien assez tôt la vermine, les ronces et la chaleur tropicale.
*
Cinq personnes l’attendent à la porte du Foyer. Quatre pensionnaires aux mines sévères, accompagnés d'un admin reconnaissable à sa tenue turquoise thermorégulée. Au-dessus de l’entrée un grand panneau proclame la devise universelle : "La liberté passe par le chemin de moindre résistance".
Lydia ignore les regards hostiles de ses homologues en tunique jaune. Elle prend place en silence parmi eux.
« Bon, tout le monde est enfin là », annonce l’admin imperturbable. « Ouverture ! »
Sans un bruit, la porte coulisse pour révéler un couloir sombre d'où jaillit un courant d'air frais. Soupirs d'extase de plusieurs pensionnaires. Le représentant du Centre de Rétablissement Moral laisse passer le petit groupe avant de refermer l’accès derrière lui. Il les conduit ensuite à un vestiaire qu'ils connaissent par cœur.
« La routine habituelle. Déposez vos spatules, vos tuniques, vos colifichets dans les box. Vous avez cinq heures devant vous. En fait, pour être précis, quatre heures et cinquante-six minutes à cause du retard de Lydia. Amusez-vous bien ! »
Pivotant sur les talons à la manière d'un militaire, l’homme en bleu s’éclipse ensuite par un passage réservé.
Aussitôt, les compagnons de Lydia – deux femmes et deux hommes – quittent leurs défroques puantes qu'ils entassent avec leurs modestes possessions dans les cubes prévus à cet effet. Lydia attend un peu avant de se dévêtir, non par pudeur – quelle blague ce mot ! – mais par égard pour les autres qu’elle a fait attendre. Elle comprend leur ressentiment.
En moins dix secondes ils ont disparu par l’une des nombreuses portes des douches individuelles. Dans dix autres secondes, quand ils vont sentir l’eau fraîche apaiser le feu des piqûres d’insectes sur leur peau, ils auront pardonné à Lydia.
À son tour elle abandonne sa tunique et entre dans une cabine de douche. Elle règle la température au minimum et se savonne en fermant les yeux.
Ces derniers temps, elle ne prend plus le même plaisir à venir au Foyer. Elle a l’impression d’essayer de combler un manque un peu plus grand à chaque fois.
Exactement comme une junkie.
Sauf que sa came à elle consiste en cinq heures mensuelles de pur confort. Elle ressent à présent l’urgence et la peur quand elle franchit la porte du Foyer. Peur d’être un jour et pour toujours privée de ce luxe tant attendu.
Elle soupçonne l’Administration de jouer avec ce sentiment de précarité. La fréquence des séances est régulièrement réévaluée, à la hausse comme à la baisse, individuellement comme collectivement, sur la base de critères médicaux opaques. Les pensionnaires n’ont pas leur mot à dire.
À coups de petites attentions, on a fait d’eux des êtres dociles, des toutous à la fois reconnaissants et effrayés par la bonté capricieuse de leurs maîtres. La bienveillance règne d'une main de fer au Centre de Rétablissement Moral.
Tout est calculé, calibré pour faire régner l’ordre… sans jamais sévir ouvertement.
Le gel douche, par exemple. Il contient parfois un produit anti-démangeaisons. Pas toujours. Pas souvent. Mais c’est le cas aujourd'hui. Lydia ne sent déjà plus les lésions qui rougissent la moindre parcelle de sa peau. Quel bonheur indicible !
La jeune femme prend son temps dans sa cabine. Elle en profite pour imaginer les cinq heures à venir. Elle a ainsi l'impression de vivre deux fois sa séance au Foyer.
Elle va bientôt revêtir un peignoir doux et molletonné et rejoindre ses compagnons aux étages supérieurs, dans un salon dédié à eux seuls. Là, elle prendra un copieux déjeuner qui la changera de la pâte alimentaire insipide qu’on leur distribue les autres jours. Le ventre plein, elle se pelotonnera dans son fauteuil favori et somnolera une heure avant de redescendre prendre une douche, chaude cette fois.
Puis elle boira plusieurs cafés en regardant les nouvelles des mondes. Elle discutera peut-être avec Pio et Ludmilla. Fera peut-être l'amour avec Pio ou Ludmilla. Non, elle écoutera plutôt de la musique, le sexe l’ennuie ces temps-ci.
Enfin, quelques notes harmonieuses sonneront la fin de la récréation. L’admin en bleu – ou un autre fonctionnaire – viendra les chercher pour les raccompagner à la sortie.
Lydia ne verra pas le temps passer. La tête vide, elle quittera le Foyer en se disant qu’un mois passe vite, aussi.
*
À peine a-t-elle remis les pieds dehors que Lydia est frappée de plein fouet par la chaleur moite et le bruissement assourdissant des insectes.
Il est midi passé. Au zénith, le soleil réfracté par des nuages de glace s'étale comme une éclaboussure de plomb fondu. La jeune femme s'empresse de remettre son chapeau de ronce.
Comme toujours après une séance de Foyer, son odorat s’est aiguisé, ou plutôt il a relâché sa garde contre la violence olfactive qui sature l’air extérieur. Du sol encore détrempé par une récente averse montent des relents de champignon pourri, de vase chaude et de lait caillé. Au moins, ça ne sent pas le vomi comme certains jours d’orage.
Très vite, des taons par centaines fondent sur le petit groupe qui s’éparpille sans un au-revoir. Lydia se retrouve seule. Elle est submergée par une envie de pleurer.
Sur le chemin de sa hutte elle croise Artiom, son vieux voisin.
L'homme chauve est absorbé dans la confection d'un éventail en ronces. Levant brièvement les yeux, il lui adresse un salut de la tête sans interrompre son ouvrage. Il respecte le besoin d’isolement de ceux qui reviennent de leur séance de Foyer. C’est une coutume bien ancrée chez les anciens.
Pourtant, à sa grande surprise, il voit la jeune femme faire un détour et se planter devant lui. Grande et brune, elle dégage une énergie qui en fascine… ou en effraye plus d’un.
– Salut Artiom. C’est quand ton jour ?
– Mon jour de Foyer tu veux dire ? Dans une semaine. Pourquoi ? Il y a du nouveau là-bas ?
– Ils ont du savon parfumé à la vanille. La version anesthésiante. Le pied !
Artiom s’alerte du ton agressif de Lydia. Avec soin, il pose son éventail au sol et regarde sa voisine en fronçant les sourcils.
– Tu te moques de moi, n'est-ce pas ?
– Un peu. Depuis combien de temps tu es là, déjà ?
– Tu le sais bien, mais je vais quand même te le répéter : onze ans. Tu es sûre que ça va, Lydia ?
– Quelle question ! J'ai l'estomac gavé de pâtisseries et les cheveux propres. Je ne sens même plus les piqûres des bestioles. Le pied, je te dis !
L'homme chauve attend la suite en silence. Lydia laisse enfin éclater sa colère.
– Comment peux-tu supporter cette vie ? Onze ans !! Moi je n'en peux plus. Leur Foyer à la con, ils peuvent se le tailler en pointe et…
– Personne ne te force à y aller. Tu pourrais même te faire des amis en cédant ta place.
Lydia ignore la pique d'Artiom. Elle se contrefiche de la réputation d'asociale qu’elle traîne depuis son arrivée.
– Personne ne me force ? Ah oui, c’est vrai, nous ne sommes pas des prisonniers, nous sommes des "pensionnaires" libres comme le vent. Libres de nous enfoncer dans la forêt ou de faire du tourisme sur ce monde merdique ! Sauf qu’on ne peut pas.
– C’est toujours mieux que les mines d’uranium de Coriolis…
– Je préférerais encore purger deux ans de mine si ça me permettait de regagner ensuite un monde civilisé.
– Tu t'es portée volontaire pour le Rétablissement Moral, si je ne m'abuse.
– Et j'ai fait la connerie de ma vie ! Les documentaires sur les CRM ne sont que des mensonges. De la propagande. On raconte aux citoyens que ces camps respectent les droits humains fondamentaux. Bah oui, nous sommes nourris, soignés et libres d’aller où bon nous semble sur cette planète. Foutaises !
– Lydia, je comprends ce que…
La jeune femme coupe Artiom en pointant un doigt accusateur sur lui.
– Pas la peine, je te vois venir, avec ton petit regard plein de pitié ! Tu vas me dire que tu es passé par là, qu’il faut savourer chaque instant, que l’Administration est bienveillante et qu’on ne risque rien ici à part la vermine et les furoncles si on se gratte trop fort. Je vais te dire ce que j’en pense : avec le Foyer, ils ont trouvé la manière la plus subtile qui soit de nous torturer, tout en prétendant œuvrer pour notre bien. Belle hypocrisie ! Tu ne vois pas qu’ils nous ont englués ici, comme des mouches dans un piège ? Vous me…
Lydia s'interrompt alors, le souffle court et le cœur battant. Elle est en sueur. Son coup de gueule vient d'effacer tous les bénéfices de sa séance au Foyer.
Toujours assis en tailleur, le vieil Artiom se contente de la dévisager en souriant.
C’en est trop pour la jeune femme passablement remontée. Elle déteste ces anciens quand ils se prennent pour des Bouddha dotés d’un accès privilégié à la vérité. Pourquoi s’est-elle adressée à lui, d’abord ? Si elle a raison, les anciens ont définitivement perdu tout sens critique et font désormais partie du système.
– Oh et puis merde, je perds mon temps !!
Lydia tourne les talons et prend la direction opposée de sa hutte. Elle va parler à Franck, un des plus jeunes pensionnaires du Centre. Lui au moins est encore capable de se passionner pour autre chose que la vannerie ou l’art de colmater les huttes.
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