2- Les Ronces

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Franck écarquille les yeux comme s'il voyait tomber des flocons de neige. Tout juste tiré de sa sieste, il s’est à moitié redressé sur sa couche en fibres de ronce.

– Quoi ? Maintenant ? Tu délires ! Nous n’avons pas de réserves de nourriture, tu ne sais pas dans quelle direction aller, ni même ce que tu cherches… Bon Dieu, tu n’as pas de plan !!

Lydia balaye aussitôt ces arguments.

– Qu’est-ce que ça changera si nous attendons ? Que ce soit dans une semaine ou dans un mois, nous ne pourrons jamais constituer de réserves. Tu sais bien que leur pâte nutritionnelle se dégrade en quelques heures rien que pour nous empêcher d’en mettre de côté. Les salauds ont tout prévu ! Pour ce qui est de mon plan, il est très simple : nous suivrons la pente descendante. Tous les ruisseaux finissent bien à la mer.

Franck s’esclaffe. Il fait un grand geste circulaire pour montrer la Clairière autour d’eux.

– Dis-moi où tu vois que ça descend. Plus plat que ça, tu meures !

– J’ai réfléchi à la question : as-tu déjà observé les ronces de la Haie au sud-est ? Leurs feuilles plus sombres, leurs tiges plus grosses ?

– Si tu le dis. Et alors ?

– Comme toutes les plantes, elles ont besoin d’eau. Un sol humide peut expliquer la vigueur des ronces à cet endroit. Vu qu’il ne pleut jamais très longtemps, il n’y a pas le moindre écoulement visible, mais ça ne veut pas dire que l’eau ne s’écoule pas quand même, lentement, en suivant la pente descendante. C'est de là que nous devons démarrer.

– Tu oublies que ces plantes ne sont pas terriennes. Qui te dit qu’elles ne préfèrent pas les sols secs ? Et puis, pourquoi se lancer dans la partie la plus épaisse ? C’est une aberration ! "La liberté passe par... "

– " ...le chemin de moindre résistance", le coupe Lydia. Justement ! Ne vois-tu pas la belle ironie de ce slogan ? Dès l’enfance on nous martèle qu'il ne faut pas résister, que la meilleure vie passe par l’acceptation et la bienveillance. Tu peux voir où ça nous a menés, toi et moi. Ce qu’on croyait être bien était mal pour les autres.

– Quel est le rapport avec ton "plan" ?

– Pour toi le chemin le plus facile passe par l’endroit où il y a le moins de végétation. Logique. Mais le chemin le plus facile pour l’eau, c’est vers le bas. Question de point de vue, me diras-tu. N’empêche que toi, tu es coincé ici depuis six mois, alors que l’eau qui est tombée le jour de ton arrivée a foutu le camp depuis bien longtemps. Il y a forcément un ruisseau, ou une rivière pas loin, avec toute la pluie qu'on reçoit !

Franck reste quelques instants à méditer ces paroles. Un tic nerveux fait tressauter sa joue droite luisante de sueur, reflet de la lutte qui se déroule en lui. Lydia comprend maintenant que c’est sa dernière chance de rallier le jeune homme. Bientôt, il risque de rejoindre pour toujours le camp des résignés.

– Admettons, finit-il par dire. Où nous conduira ce ruisseau, s’il existe ?

– À l’océan, bien sûr ! Imagine un peu : un vent frais, des plages immenses, des dunes de sable fin ! Nous pourrions vivre de la pêche, ramasser des fruits de mer et construire une petite maison tout en pierre !

Les yeux de Lydia brillent d’enthousiasme. Franck se sent écrasé par la forte personnalité de cette femme qui l’a pris sous son aile dès son premier jour dans la Clairière. Il la considère un peu comme sa grande sœur, puisqu’ils n’ont aucune attirance sexuelle l’un pour l’autre.

– Oh et puis, allez ! cède-t-il tout en écrasant un taon posé sur son avant-bras. Rien que pour te prouver que tu as tort, je vais t’accompagner. Ça cassera un peu la routine. J’espère juste que nous serons revenus avant quatre jours, ce sera mon tour de Foyer. Pour les six mois de mon arrivée j’aurai droit à la piscine !

– Tu reviendras si tu veux. Et bien avant quatre jours, mais je te préviens : ce sera sans moi. Allons récupérer nos tamis.

Ils traversent à la hâte le village de huttes sans prêter attention aux autres pensionnaires qui se doutent bien que ces deux-là trament quelque chose. Les plus anciens hochent la tête d’un air convenu, à la manière d’Artiom. Lydia se jure qu’elle ne finira jamais comme eux. Plutôt mourir.

Un peu plus tard, elle sort de sa hutte avec ses tamis tressés comme des raquettes géantes. Franck l’attend déjà avec les siens sous le bras.

*

La Haie se dresse en périphérie de la Clairière telle une vague figée dans son élan. Un tsunami de ronces qui ne demande qu’à réinvestir le terrain défriché de haute lutte par les pensionnaires.

Comme dans une guerre de position, un équilibre des forces s’est installé, entre l’effort fourni pour empêcher les plantes de revenir et la propension de ces dernières à occuper le moindre espace vide. Ainsi la frontière entre les deux mondes a-t-elle pris l’apparence d’une haie bien entretenue.

– Je me demande pourquoi personne n’a jamais percé un tunnel là-dedans.

Franck montre le fouillis sombre devant eux. De près, la nature extraterrestre des "ronces" saute aux yeux. Des épines courtes et acérées ornent aussi bien les tiges que les feuilles ovales. D'après les pensionnaires les plus instruits, un épais manteau de cette espèce recouvre l'intégralité du continent où se situe le Centre.

Le jeune homme essuie aussitôt les sarcasmes de Lydia.

– Qu’est-ce que tu crois, Einstein ? Certains ont essayé. Mais au bout d'un moment les ronces repoussaient plus vite que le tunnel progressait, alors ils ont laissé tombé. Tu imagines, avec nos spatules qui ne coupent même pas ? C’est comme vouloir vider un océan avec un seau. Finalement, il n’y a que les bon vieux tamis qui permettent de se déplacer au-delà de la Haie. Je passe la première. Tu vas m’aider, oui ou non ?

Fin de la discussion. Lydia ajuste soigneusement ses jambières. Elle pose ensuite un de ses tamis sur les ronces, à hauteur de visage, tandis que Franck s’accroupit devant elle pour lui faire la courte-échelle. Elle met un pied sur l’épaule du jeune homme puis, sans hésiter, elle se hisse sur la fragile plate-forme qui s’enfonce un peu dans la végétation. Une nuée d’insectes énervés s'envolent aussitôt devant cette intrusion.

Après de longues secondes passées à décrocher des épineux qui lui agrippent déjà les chevilles et les bras, Lydia place son deuxième tamis devant elle et se déporte dessus. Elle récupère ensuite le premier tamis pour laisser Franck escalader à son tour le tapis de ronces.

Le jeune homme profite de la dépression causée par Lydia pour se hisser à son tour d’un seul bond, sans apparente difficulté, mais pris par son élan il manque de basculer vers l’avant. La femme le retient de justesse par le bras.

– Attention ! Pas de précipitation ! Quand tu seras hors de portée de voix, à des kilomètres d'ici, personne ne pourra venir à ton secours si jamais tu tombes dans deux mètres d’épines. On peut y rester coincé jusqu’à la mort.

– Je ne suis pas un débile fraîchement débarqué, moi aussi je sais "flotter" sur les ronces !

– Tu t'es déjà éloigné de plus de cent mètres ? Moi oui. Nous en reparlerons à ce moment-là.

Sans perdre de temps, Lydia entame sa progression méthodique. Poser le tamis devant soi, un grand pas pour passer dessus, puis récupérer l'autre tamis derrière pour le placer devant. Et ainsi de suite.

Franck se concentre pour ne pas se laisser distancer, car son amie montre une grande dextérité dans cet exercice. Il l’a déjà vue flotter à plusieurs reprises, mais cette fois elle plane littéralement, comme tirée vers l’inconnu par un élastique invisible.

Pendant une heure ils bataillent contre la végétation qui fait tout pour les retenir ou les engloutir. Malgré ses protections tressées en fibres de ronce, Franck a déjà les avant-bras et les jambes en sang. Une estafilade rouge vif traverse son visage concentré. Lydia n’est pas en reste, avec des griffures douloureuses sur ses mollets et sur ses mains.

*

« Stop ! »

Franck a le souffle court et le dos voûté, il est à la traîne une vingtaine de mètres derrière Lydia.

– J’ai soif ! On ne tiendra jamais 24 heures !

– Raison de plus pour continuer, il y a forcément un ruisseau dans cette direction. Regarde, on voit bien que le sol est en pente douce.

– Dans tes rêves ! Moi je ne vois que ces saletés de ronces, encore et encore.

Le vert sombre des ronces les cerne comme une mer uniforme et menaçante. Pour ajouter de la difficulté à cette épreuve, les taons ne leur laissent pas un moment de répit et mordent les pensionnaires dès que ces derniers s’arrêtent pour reprendre leur souffle.

La Clairière et le Foyer sont hors de vue depuis longtemps.

– Fais-moi confiance, l’encourage Lydia. Encore une heure et nous ferons le point. Il sera toujours temps de faire demi-tour. D'accord ?

– D’accord. Une heure, hein ?

La jeune femme lui adresse une grimace en guise de réponse.


Franck tombe deux fois dans les ronces en moins d'une heure.

La première fois il regagne tout seul sa planche de salut, piqué non seulement par les épines mais aussi dans son amour propre. Lydia voit bien qu’il est épuisé et au bord des larmes.

La deuxième fois, alors que le couvert végétal est devenu plus dense et qu’une sorte de vallée a pris forme autour d’eux, Franck disparaît brusquement en poussant un cri. Inquiète de ne pas le voir remonter, son amie revient à la hâte sur ses pas.

– Franck ? Tu m’entends ?

– Oui oui. Je touche le sol, ou plutôt la vase. Tu avais raison, c’est très humide par ici. Peut-être pas… aïe, putains d’épines … peut-être pas encore de l’eau courante, mais un peu plus loin on devrait trouver ton ruisseau.

Lydia l’aide tant bien que mal à sortir des ronces. Elle fronce les sourcils en voyant l’état déplorable des tamis de son jeune compagnon. Ce dernier, qui a suivi son regard, commente d’une voix tremblante :

– Je crois que c’est mal barré. Nous avons fait combien ? Trois, quatre kilomètres ?

– Un peu moins. Essaie de rafistoler tes planches, nous allons faire une pause.

– Et après nous ferons demi-tour ?

– Tu fais ce que tu veux. Moi je continue. Je t’avais prévenu, s’empresse-t-elle d’ajouter devant sa mine déconfite. De toute façon il fera bientôt nuit. Je te conseille de t’en retourner maintenant si c’est vraiment ton choix.

– Je ne saurai jamais retrouver le chemin tout seul.

– Tu rigoles ?

Franck ne plaisante pas et elle le sait très bien.

*

Alors qu’ils se sont résignés à passer une nuit des plus inconfortables perchés sur leurs tamis, Franck et Lydia tombent sans préavis sur un ruisseau dont l’eau claire scintille dans les derniers feux du couchant.

Le cours d’eau est suffisamment large et profond pour ne pas être étouffé par la végétation et, comble du bonheur pour les deux voyageurs, il est bordé d’une étroite bande caillouteuse qui va leur permettre de s’allonger.

Après avoir étanché leur soif, ils se déshabillent et s’allongent dans l’eau merveilleusement fraîche. L’effet apaisant est immédiat. Les milliers de flammèches de douleur qui constellent leurs pauvres corps s’éteignent, du moins provisoirement.

Ce soulagement rappelle à Lydia les séances de Foyer. Au lieu de la rassurer, cette pensée la met aussitôt mal à l’aise.

Tandis que Franck râle de bonheur dans son écrin liquide, la femme se redresse sur les coudes et regarde attentivement autour d’elle. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle cherche, quand soudain son sang se glace.

– Franck !!

Le jeune homme ouvre vaguement les yeux. Seule sa tête sort de l’eau.

– Mmm ?

– À ta place j’éviterais de m’endormir. Tu risquerais l’hypothermie et de te noyer dans la foulée.

Sur ces mots Lydia remonte sur la petite berge et revêt sa tunique à la hâte. Peu enclin à bouger, Franck s’enfonce un peu plus dans l’eau en marmonnant.

– Me noyer ? T’es folle ! Allez, reviens, c’est si bon ! Moi je reste.

– Si tu veux finir comme ce pauvre type pâlot qui nous observe, pas de problème.

– Quel type ? Hein ?

Elle a maintenant toute l’attention de son compagnon. Sorti de sa torpeur, il se redresse à l’équerre et regarde dans la direction indiquée par la femme. D’abord il ne voit rien de particulier. Des ronces qui pendent au-dessus du ruisseau, des ombres dansantes dans le crépuscule, des rochers sombres, un autre plus clair…

– Bon Dieu !

Franck est debout en une fraction de seconde. Ce qu’il a pris pour un rocher est un crâne dépassant de l’eau.

– Un mort ! Qu’est-ce qu’il fout là ? Qui est-ce ??

Lydia ne répond pas. Elle longe la berge et s’arrête près du crâne à moitié envasé. Les os d’une cage thoracique sont visibles sous l’eau, bien que la nuit soit presque tombée.

– Un de ceux qui ont tenté leur chance, finit-elle par dire en brandissant une spatule boueuse qu’elle vient de sortir du ruisseau.

Machinalement, Franck tâte son flanc gauche puis le droit. Il a un hoquet de surprise.

– Mince, j’ai perdu la mienne !

– Alors estime-toi heureux d’en trouver une autre. On appelle ça un coup de bol énorme. Le genre de chance qui n’arrive que dans les films.

Le jeune homme récupère l’objet que lui tend Lydia et le rince dans l’eau. Il l’inspecte ensuite avec une moue dubitative avant de le passer à sa ceinture. Toutes les spatules se ressemblent, après tout. Sans quitter des yeux le crâne qui semble lui rendre son regard, il chuchote :

– Comment peut-on mourir aussi bêtement? Nous sommes à quelques kilomètres de la Clairière !

– Tu me fais rire. Regarde-toi ! Si tu avais été seul tu te serais assoupi dans le ruisseau et la fatigue aurait fait le reste. Nous sommes épuisés après ces quatre heures de flottage sur les ronces. Je pense que ce… cette personne est allée beaucoup plus loin et qu’elle était sur le chemin du retour quand elle s’est écroulée ici.

– Alors ça ne sert à rien de continuer ?

– Ne me fait pas dire ce que je n’ai pas dit. Tout ce que je sais, c’est que nous sommes sur le bon chemin.

– "La liberté passe par le chemin de moindre résistance". Si la liberté c’est la mort alors ne compte pas sur moi pour aller plus loin. Demain matin je repartirai dans l’autre sens.

– Je croyais que tu ne saurais pas retrouver ta route.

– Je prendrai le risque. Ce sera mieux que de finir comme… ça.

Ils contemplent en silence le crâne qui s’efface lentement dans les ténèbres grandissantes.

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