3- La Rivière
Le lendemain matin, un Franck bougon patauge derrière une Lydia inflexible.
Sans un mot, elle a sanglé ses tamis dans son dos avant de se mettre en marche vers l’aval, sourde aux prières répétées de son compagnon de voyage. Elle ne bluffait pas.
Pour la forme, puisqu’il n’a jamais vraiment cru qu'il retournerait seul au Centre, Franck s’est accordé quelques secondes de réflexion. Lydia disparaissait déjà derrière un coude du ruisseau. Il s'empressa de la rattraper.
En quelques heures le minuscule cours d'eau se transforme en une rivière au courant vigoureux et au lit profond. Parfois les berges rétrécissent jusqu'à disparaître complètement. Les deux explorateurs doivent alors nager jusqu’au prochain élargissement où ils peuvent reprendre pied. Loin au-dessus de leurs têtes les ronces profilent leur treille sur le blanc du ciel, comme pour rappeler qu'il faut toujours compter sur elles.
Ils pourraient se laisser porter indéfiniment par le courant, comme le suggère Franck très à l’aise avec ce moyen de locomotion. Lydia refuse. Elle prétend se méfier des rochers immergés et tient à marcher sur la berge autant que possible.
En vérité, elle est inquiète. Ils ont déjà parcouru une dizaine de kilomètres depuis le lever du soleil. Ils vont presque trop vite ! S’ils devaient rebrousser chemin leur allure ne serait plus du tout la même. Impossible de nager à contre-courant. Et sur les portions sans berge il faudrait remonter sur les ronces.
Résultat : en quelques heures ils se sont éloignés d'un jour ou deux. L’écart continue à se creuser.
Ils vont passer, ou viennent de passer le point de non-retour. Sous ses airs bravaches, Lydia découvre qu'elle est terrifiée à l'idée de se couper définitivement du Foyer. L'Administration a peut-être gagné, au final.
La jeune femme se ressaisit. Non. Ce n’est pas le moment de flancher. La voie facile est devant eux. Et pourtant le doute la taraude… Pourquoi le mort a-t-il fait le choix hasardeux de revenir sur ses pas, alors qu’il aurait pu continuer en suivant le cours d’eau ?
Elle est encore en train de réfléchir à la question quand un grondement lointain lui apporte un début de réponse.
Franck l’entend aussi. Il se précipite sans hésiter et passe en courant devant Lydia, comme s’il revendiquait sa part de danger en tant que seul mâle présent.
*
Un peu plus tard, les deux voyageurs se tiennent devant un paysage d’une beauté à couper le souffle.
Aussi nette que si un couteau géant avait tranché le continent en deux, une faille béante s’ouvre à leurs pieds. La petite rivière se précipite dans le vide et s’écrase sur un éperon rocheux un peu plus bas. Plus bas encore, on ne voit même pas le fond, noyé dans des brumes rendues aveuglantes par le soleil de midi. Le bruit est assourdissant.
En face, à plusieurs kilomètres, commence un autre plateau – car il s’agit bien d’un plateau, immense, comme celui sur lequel ils se trouvent.
Et malgré la distance, il n’y a aucun doute possible sur la nature de la végétation qui recouvre cet autre monde. Le vert profond des ronces s’étale à perte de vue.
*
« Nous devons remonter la rivière sans perdre de temps et retrouver le squelette. C’est la seule chose à faire ! »
Franck est assis sur un rocher, la tête entre les mains.
Depuis la découverte du ravin il ne cesse de répéter cette phrase comme un mantra, tandis que Lydia inspecte les environs, le visage grave.
Les ronces commencent de chaque côté de la chute, plus denses et piquantes que jamais en cet endroit qui ne manque ni de lumière ni d’eau. Un rapide coup d’œil vers l’abîme découragerait n’importe quel sportif chevronné de se lancer dans la descente sans équipement.
Lydia se tourne vers son compagnon.
– Le squelette, comme tu dis, nous montre exactement ce qu’il ne faut pas faire. Nous mourrons d’épuisement avant de l’atteindre.
– Alors tu proposes quoi à la place ? Sauter dans le vide ? Attends, tu es assez folle pour me répondre oui. Je n’aurais jamais dû te suivre. J’aurais dû rester à la Clairière, c’est mon jour de Foyer dans trois jours… oh non, c'est pas vrai, qu'est-ce que je fous là !
Soudain conscient de pleurnicher, il s’arrête et relève la tête.
– Et puis merde, j’y vais. Fais ce que tu veux !
Il entreprend de rassembler ses tamis ou ce qu’il en reste.
– Prends les miens, les tiens sont pourris, lui propose doucement Lydia.
– Tu es sûre ? Comment vas-tu faire pour…
La peur se lit dans les yeux du jeune homme quand il comprend enfin.
– Tu vas vraiment essayer de descendre, hein ?
– Ça ne te regarde plus. Pars ! Avec un peu de chance tu atteindras le squelette avant demain soir et tu auras encore quelques forces pour franchir les ronces jusqu’à la Clairière. Tu penseras à moi quand tu nageras dans la piscine du Foyer, même si tu viens d’avoir ton content de natation aujourd'hui. Ah oui, j’oubliais : félicitations pour tes six mois !
Franck hausse les épaules et s’éloigne le pas lourd. Lydia tourne aussitôt le dos à son compagnon. Elle devine qu'il va se retourner plusieurs fois, au cas où elle changerait d’avis, mais elle a déjà accepté sa nouvelle solitude et ne veut plus regarder derrière elle.
*
Franck est furieux.
Affamé, fatigué, griffé par les ronces. Et furieux.
Non, il ne regrette pas d’avoir suivi Lydia. Au contraire ! Un retour à la Clairière, ensemble, main dans la main, aurait constitué un sommet dans sa vie
Une vie sans éclat jusqu’alors, si l’on excepte son placement en Centre de Rétablissement Moral. Qu’a-t-il fait, déjà, pour mériter ce doux enfer ? Il ne sait plus vraiment. Ses collègues de travail ont signalé son tempérament revêche aux autorités, une histoire de ce genre, et lui-même a fait le reste en ratant complètement son audition devant le psychojuge.
Et Lydia ? Elle n'en a jamais parlé, ou plutôt elle a toujours clamé n’avoir rien à se reprocher, ce qui est exactement le genre de comportement qui vous envoie en CRM.
Trois fois Franck s’arrête pour regarder derrière lui. Il voit la silhouette immobile de Lydia, un peu plus petite à chaque fois, se profiler devant l’immense ciel crayeux. Elle est en train de disparaître de sa vie. Ça le rend furieux.
Quand enfin il n’entend plus le grondement de la cascade il se retourne une dernière fois, espérant secrètement que son amie est en train de le rattraper. Il ne voit que la petite rivière qui s’enfonce en miroitant dans la masse vert sombre.
Au début Franck parvient à conserver un rythme rapide. Il marche sur une berge large et caillouteuse qui borde cette partie du cours d’eau. Puis la première épreuve se présente : un très long passage entre des parois raides, avec un courant soutenu qui ne lui permettra jamais de remonter à la nage. Ils sont passés par là quelques heures plus tôt, portés par l’eau rapide et profonde ; il avait alors eu l’impression d’avaler les kilomètres sans effort.
Avec un pincement au cœur il attrape les tamis de Lydia puis il escalade les ronces.
Il comprend immédiatement qu’il va en baver. Ses jambes flageolantes menacent de le précipiter dans les épines à tout instant. Sa faim le tenaille, il n’a rien mangé depuis la veille alors qu’il a produit des efforts considérables. Avec détermination il parvient néanmoins à progresser, un mètre à la fois. Il s'efforce de garder la rivière en vue tout en restant à une certaine distance pour ne pas tomber dedans. À cet endroit les ronces pendent comme des lianes au-dessus du cours d’eau et l’étouffent presque.
Après ce qu’il lui paraît être une éternité, Franck atteint une berge qu’il foule les jambes tremblantes. Le soulagement est de courte durée. Une centaine de mètres plus loin, il est à nouveau obligé de remonter sur les ronces pour une distance au moins aussi grande.
La situation se reproduit, encore et encore.
Petit à petit la rivière perd de son débit et de sa profondeur. Elle redevient ruisseau. L’eau arrive quand même à mi-cuisse du jeune homme qui doit lutter pour remonter le courant. Chaque pas le rapproche de son but. Il faiblit, mais le cours d’eau faiblit également. C’est un combat que Franck peut gagner.
*
Le jour décline à grande vitesse.
Franck n’a toujours pas retrouvé le squelette. Il a pourtant la nette impression d’être proche du but, avec une journée d’avance sur les prévisions de Lydia. Certains méandres serrés du ruisseau lui rappellent leurs premiers pas du matin. Une éternité plus tôt.
Le jeune homme traîne les pieds comme un zombie. Soudain, il a la conviction que le squelette devrait se trouver là, devant lui. Dans cette eau peu profonde, lisse et noire, à la lenteur envoûtante. Il repense en frissonnant à l’étrange pâleur des os dans la lumière vespérale, cette même lumière qui le baigne à présent. Mais il a beau scruter l’obscurité, il ne voit nulle trace du crâne.
Découragé, exténué, il décide de s'asseoir un court instant avant de reprendre ses recherches. Il a tellement chaud et pourtant il grelotte ! Tiens, il va s’allonger dans l’eau, rien qu’une minute, pour se débarrasser de cette crasse, pour oublier ses coupures, pour oublier Lydia qui n’a pas quitté une seule fois ses pensées depuis que leurs chemins se sont séparés.
A-t-elle tenté de descendre le ravin ? A-t-elle chuté ? Il imagine son corps disloqué dans les rochers, enchevêtré dans les ronces omniprésentes. Quelle injustice ! Elle va probablement mourir, elle la combattante, tandis que lui va peut-être survivre. Lui le suiveur sans véritable courage.
Franck sent la caresse glacée de l’eau à mesure qu’il s’enfonce dans le liquide. Comme les doigts d’un mort qui glisseraient sur sa peau.
Il va fermer les yeux. Juste une minute.
*
Plusieurs heures durant, Lydia fait les cent pas sur son promontoire rocheux. Elle a cherché une issue sur les côtés, une faille ou un sentier discret qui l'auraient conduite au flanc de la falaise. En vain. Il n’y a rien qui ressemble à un passage, de près ou de loin.
"La liberté passe par le chemin de moindre résistance".
La moindre résistance consisterait à faire trois pas devant elle et à suivre la rivière dans le gouffre embrumé.
Elle rejette immédiatement cette idée qui va à l’encontre de tous ses principes. Il doit y avoir une autre solution.
Pourtant, alors que le soleil est sur le point de se coucher derrière le vaste plateau juste en face d’elle, elle retourne au bord du précipice et se tient là quelques minutes à regarder les eaux qui disparaissent dans l’ombre insondable.
Elle ne retournera pas à la Clairière. Jamais. Elle ne découvrira pas non plus l’océan, elle ne bâtira pas de maisonnette en pierre entre deux dunes et ne vivra jamais d’algues, de poisson et de coquillages.
Prise d'une impulsion qui l’étonne elle-même, Lydia s’élance dans le vide. L’air mugit aussitôt dans ses oreilles comme pour l'agonir de reproches, mais la jeune femme ne regrette rien.
Avec un certain détachement, elle note que la chute d’eau semble maintenant figée à ses côtés.
Elles tombent ensemble à la même vitesse.
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