Les premiers signes

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Dehors, l’orage faisait fureur: les arbres grinçaient, leurs branches pliaient et perdaient leurs feuilles sous la force du vent. Le ciel était noir et les nuages ne cachaient que partiellement la lueur fantomatique de la pleine lune. La pluie s’abattait sur les carreaux des maisons du village.

Dans sa chambre, Luce observait la lune et le déchaînement des éléments. Sa respiration régulière faisait de la buée sur les carreaux rafistolés de la pièce. De temps en temps, un éclair brisait le ciel, suivit par un tonitruant roulement de tonnerre. Le petit garçon promenait son regard dans les rues désertes de La Croc-Mitaine. Les rues s’étaient transformées en boue, et l’eau dégoulinait des toits de bois, atterrissant dans des tonneaux déjà pleins à ras-bord. La seule maison encore allumée était celle du tavernier, car une vitre s’était brisée, et l’eau s’y engouffrait, poussée par le vent. C’était la seule activité qui prouvait que le petit village était habité.
Un arbre craqua au loin.

Sur les côtes de Bireng, les tempêtes étaient particulièrement violentes et pouvaient durer plusieurs jours. La veille, ayant senti la force du vent augmenter dangereusement, les villageois avaient sorti du port leurs petites barques de pêcheur. Si quelques unes étaient restées, elles étaient sûrement au large ou au fond des eaux à présent.
La tempête redoubla et le petit garçon sentit une goutte lui mouiller la nuque. Une fuite s’était créée entre les planches du toit.

La chambre de Luce était située sous le toit de la plus petite grange de la famille Hapernel qui avait accepté, dix ans auparavant, d’y héberger Messilia lorsqu’elle était arrivée avec son bébé et son compagnon. Cependant Lyan avait disparu un an après la naissance de son fils pour une raison que seule Messilia connaissait. Les ragots avaient fusé bon train à cette période, et Messilia avait toujours soutenu son compagnon dans les discussions envenimées. Elle disait toujours qu’il était parti pour la protéger, elle et son fils, et parce qu’il avait des choses à accomplir. Quand on lui demandait des détails, elle cachait son visage avec ses longues mèches rousses en baissant la tête puis changeait de sujet, ou, se murait dans un silence dont elle ne sortait pas avant une bonne heure.
Dans le village, certains la croyaient folle; et d’autres, comme Paula Hapernel, la plaignaient, la prenant pour une pauvre jeune femme qui refusait d’admettre qu’elle avait été abandonnée par son mari.

Mais tous -ou presque- étaient très gentils avec elle.
La chambre de sa mère se trouvait au rez-de-chaussée dans une pièce adjacente au salon. Luce n’aimait pas y descendre en pleine nuit, car l’escalier qui menait à sa chambre n’était qu’une échelle mal fixée dont les barreaux étaient impossibles à voir dans le noir. Il était déjà tombé deux fois, une fois la nuit et une autre le jour.

Quand Messilia était arrivée, cette grange était inutilisée et il avait fallu de nombreux jours pour boucher les trous du plafond, remplacer les planches moisies, libérer de la place et faire le ménage. Aujourd’hui, c’était une maisonnette accueillante et chaleureuse.
Sauf par les nuits de tempête.
Luce récupéra un récipient et le plaça sous la fuite du toit, puis se remis à observer au travers de la nuit le mouvement des arbres.
Il sursauta lorsque une forme sauta à sa fenêtre.
C’était Mistigri -il ne trouvait pas ce nom très original- le chat de madame Stagne. Il était gris tigré, tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. Pourtant, quand Luce le laissa entrer, se prenant au passage une bourrasque de vent humide et gelée; il perçu ce frémissement qu’il ressentait en compagnie de n’importe quel félin.
Il se sentait à la fois proche d’eux et à la fois aussi différent que s’il avait été une chenille. Parfois il avait l’impression d’être incomplet, comme s’il attendait quelque chose ou quelqu’un. D’autre fois il avait la sensation de ne pas être encore tout à fait né, comme s’il lui manquait une partie de son être.

Il savait que les gens le trouvaient différent. Au lieu d’aller jouer avec les quelques garçons de son âge, en général il préférait lire ou s’allonger dans l’herbe et observer des fourmis, une pâquerette, un oiseau…
Et les quelques fois où il jouait à l'épée, cela ne convenait pas non plus aux adultes les plus teigneux qui l’entouraient. Ils le trouvaient trop rapide pour son âge. Trop vif. Il avait rapidement appris qu’essayer de satisfaire tout le monde était impossible, alors il faisait ce qu’il voulait, sans écouter les commentaires, jouant au ballon seul, ou avec d’autres enfants, observant seul, dessinant et écoutant les histoires de dragons et de lutins au gré de ses envies.
Loin de ces questions, le chat trempé ronronnait sous les douces caresses du garçon.
Un éclair brisa à nouveau le ciel, ramenant son regard à la vitre. Luce savait qu’il n’arriverait pas à dormir avec cette agitation. Mais la tempête n’en était pas la seule raison.
Son ventre gargouilla.

Il le caressa aussitôt comme pour essayer d’en chasser sa faim. Elle le tenaillait mais il n’irait pas demander ni chercher par lui même de quoi se remplir l’estomac. Non pas à cause de l’escalier qui le séparait de la cuisine, mais parce que les placards étaient vides, et qu’il n’y aurait rien à manger jusqu’à ce que Loris, le fils aîné de Paula, et ses cousins, soient de retour de la chasse.
« La pauvre Paula doit être en train de s’inquiéter pour son fils à l’heure qu’il est » pensa t-il.
Lorsqu’il y avait autant de pluie, cela provoquait des éboulements, et plus haut, après la forêt, il pouvait y avoir des glissements de terrain qui coulaient en évitant de justesse le village, grâce aux lits de rivières artificiels qu’avaient creusés les paysans.

Cependant la famille Hapernel et leurs protégés n’étaient pas les seuls à manquer de vivre. Cette années là, le trop de pluie avait détruit les semences d’hiver qui auraient dues être récoltés quelques semaines plus tard au milieu du printemps. Toute La Croc-Mitaine souffrait de la famine, car ici ―ce qui était rare dans le royaume d’Arget― chaque famille partageait les champs et les récoltes ainsi que tous leurs travaux personnels.
Les Hapernel étaient des chasseurs et des guérisseurs, mais s’occupaient uniquement des blessures. Ceux qui savaient tout guérir, y compris les maladies, étaient les Thyms. Ils utilisaient des plantes, et Luce profitait de chaque occasion pour comprendre comment ils faisaient et satisfaire sa curiosité. Messilia venait de la ville et n’y connaissait rien à l’agriculture, mais elle avait appris vite et s’était montré plus douée que quiconque au village pour confectionner des vêtements. Elle réalisait de la broderie et de la dentelle fine. Les bâtisseurs et les charpentiers étaient les Palan. La famille de Therin Terdinfly, un gars corpulent muni d’une énorme barbe frisée, était des forgerons.
Il y avait aussi des potiers, des tanneurs, etc.

On ne manquait de rien d’essentiel à La Croc-Mitaine, sauf parfois, de quoi se remplir la panse.
Un autre arbre craqua, plus proche cette fois, et s’abattit à l’arrière d’une des maisons voisines. Apeuré, Luce se leva et observa la maison maintenant endommagée des Erica. Le bruit du fracas de l’arbre réveilla les villageois, et, une par une, les maisons en bois s’allumèrent. Bientôt les villageois se réunirent sous la tempête en observant les dégâts. Les leaders du village, malgré eux, commencèrent à donner des directives pour sortir de là la famille Erica.

Luce entendît les barreaux de l’échelle craquer et il se retourna. Une femme rousse à la peau rose montait à sa chambre. Sa chemise de nuit indiquait qu’elle avait été tirée du lit. Quand elle eut fini de monter, Luce l’embrassa aussitôt.
―La chute de l’arbre t’as réveillé ? demanda t-elle en déposant une lanterne.
―Non. Je n’ai pas réussi à dormir. »
―Luce, soupira t-elle sur un ton résigné. C’est important de dormir. »
―Désolé maman, répondit-il.
Pour toute réponse elle caressa ses cheveux roux. Mais, tandis que les siens tombaient telle une cascade et finissaient en réalisant des longues boucle, ceux du petit garçon étaient raides et allaient dans tout les sens comme un buisson. Au village il était connu pour cet aspect sauvage que lui donnait ses cheveux qui ne restaient jamais bien ordonnés, ainsi que pour ses yeux fauves évoquant ceux d’un félin.
Après un long moment ainsi, Messilia lui dit :
―Luce, je dois aller aider les autres, je reviens dans un instant. »
Il hocha la tête et elle partit.
Messilia ne revint pas avant l’aube, gelée et trempée jusqu’aux os. Sa chemise de nuit ainsi que ces pieds nus étaient couverts de boue. Luce lui apporta une serviette et elle alla immédiatement se laver.

Dehors la tempête avait cessée. Il prit ses bottes et sortit.
À l’extérieur l’air était humide et salé. Un souffle de vent gelé et encore assez fort lui mordait les joues. Ses bottes de cuir marron foncé s’enfonçaient dans la gadoue et il dût contourner plusieurs énormes flaques d’eau. La faim et le froid le tiraillait mais il les ignora. Bientôt il arriva devant la maison qui avait été écrasée par l’arbre.
Seul l’arrière avait été endommagé.
Derrière, la forêt se réveillait en une chorale de piaillement et de glapissement.
Luce se retourna lorsque des pas clapotèrent dans une flaque d’eau. C’était Arold, un vieil homme au dos courbé s’appuyant sur une canne mal taillée. Une voix l’appelait au loin, et Luce devina que le vieil homme s’était encore échappé de chez lui sans l’accord de sa petite fille qui prenait soin de lui. Il avançait avec difficulté sur le terrain irrégulier. Sa barbe broussailleuse était de différents tons de gris. Il portait une légère chemise de nuit déjà tachée par le sol mouillé, et il était pieds-nus. Quand il arriva enfin à la hauteur de Luce, il leva vers lui un regard fatigué à travers les verres usés de ses lunettes.
―C’était mon ancienne maison, murmura t-il d’une voix chevrotante.
Le petit garçon le regarda un instant, puis, comme les appels s’intensifièrent, il pris l’ancien par la main et le ramena chez lui. Le contact de sa main était rugueux et raide, contrairement aux petits doigts blancs, doux et vifs de Luce.
Il traversa donc le village, où, ça et là, s’élevaient les pleurs d’un bébé ou les jérémiades des enfants affamés. Le vieillard resta silencieux pendant la moitié du trajet, le regard fixé, tant qu’il le put, sur la maisonnette à moitié détruite; jusqu’à ce qu’il rompit le silence et dit de sa voix chevrotante :
―Il y avait quelque chose de bizarre dans la tempête d’hier soir. Notre Ère est instable. Les temps changent. »
Luce manqua de trébucher. À La Croc-Mitaine, ce genre de sujet était tabou. Personne ne voulait s’inquiéter sur le sort des grandes puissances qui s’élevaient derrière les imposantes montagnes Des Coupeuses. Plus encore, le petit village s’étant bâti seul, et sans l’aide de seigneurs de l’or, ses habitants considéraient indépendants, et nullement rattachés, comme les autres villes du royaume d’Arget, à un serment de loyauté à la couronne.

Luce serra encore plus la main rugueuse de l’ancien, mais ne dit rien. Il ne connaissait rien de l’extérieur, ce vieil homme devait en savoir beaucoup sur ce monde pour affirmer cela. Le vieillard leva les yeux vers son accompagnant, et un sourire de compassion, ou même de pitié se dessina sur ses lèvres.
―Toi tu le sais, dit-il.
Luce sentit ses cheveux se hérisser.
« Cet homme ne peut pas savoir ce que je ressens. » se rassura t-il.
―Toi tu le sais, répéta-t-il obstinément. Les choses bougent. Nous changeons d’Ère. Des peuples disparaissent, d’autres apparaissent, et certains se renforcent. Certaines forces oubliées vont sûrement se réveiller avec tout le remue-ménage qui est à venir, conclut-il.
S’ensuivit un lourd silence pendant le reste du trajet. Quand enfin ils arrivèrent à l’autre bout du village, devant le portique d’une grange et d’une maison en bois entourée de barrières, une femme arriva aussitôt, le visage couvert d’inquiétude. Juste avant qu’elle ne soit trop proche pour l’entendre, Luce osa dire ce qu’il avait tourné et retourné dans sa tête en traversant les rues:
―Vous avez raison grand-père, je suis d’accord avec vous. »
« Bien que j’ignore pourquoi. » pensa t-il.

La femme remercia Luce tout en le dévisageant de la tête aux pieds. Son aspect sauvage avait toujours intrigué les habitants de La Croc-Mitaine. Luce planta en elle ses yeux jaunes puis murmura un « de rien » timide avant de s’éclipser en courant.
Il détestait cette façon qu’avaient les gens de le regarder.

Il faisait chaud dans le salon des Hapernel. Une lumière grise passait au travers des carreaux poussiéreux illuminant pauvrement la pièce. Au milieu de celle-ci se trouvait une table basse en bois faite à la main, sur laquelle reposait une théière de céramique encore chaude. Contre les murs sombres et humides s’adossaient des étagères, des placards et une armoire.
Assis sur un coussin au niveau de la table basse, Luce sirotait son infusion. Autour de la table, dans des fauteuils et sur des chaises, les adultes faisaient de même. Paula, une femme brune, fine, et d’une quarantaine d’années se mordait la lèvre et regardait sans cesse, anxieuse, l’horloge accrochée au mur. Cette ambiance stressante ne plut pas à Luce, et il sentit un besoin imminent de s’échapper de la pièce. Alors qu’il se levait comme lui dictait son envie, sa mère, qui était assise dans un fauteuil derrière lui, lui fit signe de se rasseoir. Il voulut protester mais elle ne lui laissa pas le choix et lui fit à nouveau signe de se rasseoir. Consterné, il obéit.
Messilia n’aimait pas qu’il s’en aille loin d’elle sans qu’elle sache où et pourquoi, et nombreuses étaient les fois, comme aujourd’hui, où elle ne le laissait pas sortir sans elle. Parfois Luce se demandait si sa mère n’avait pas peur de le perdre, et plus il y réfléchissait, et plus il trouvait ça évident et alarmant. Plus d’une fois il s’était demandé pourquoi.
Un jour, alors que Messilia était partie à Rosen, la ville la plus proche, pour acheter du fil, et qu’il était resté en compagnie de Paula, il avait osé lui poser la question. Celle-ci l’avait d’abord regardé avec des yeux ronds, puis lui avait lancé:
―Voilà pourquoi les habitants du village ont du mal à te considérer comme l’un des leurs, tu poses trop de questions, et tu as un esprit bien trop préoccupé pour un enfant de ton âge, avait-elle dit, pas méchamment ni comme un reproche, mais plutôt comme un avertissement.
―Essayes donc de te comporter comme un garçon normal. » avait-elle ajouté
―Pourquoi ? avait-il lancé. N’ai-je pas le droit d’être comme je veux ? Pourquoi les autres me regardent toujours bizarrement, je n’ai rien d’étrange pourtant ! Et puis répond à ma question ! »
Il s’était énervé et Paula se sentit menacée.

―Il n’y a aucun mal à être tel qu’on est, tu as raison, reconnut-elle. Quant à ta mère… Je suppose que, après la disparition de Liyan, ton père, elle a eu peur de se retrouver toute seule. C’est compréhensible. »
Elle avait soufflé bruyamment et s’était remis à faire la vaisselle.
―Pourquoi les autres me regardent toujours bizarrement ? avait-il insisté.
Une assiette avait glissée des mains de Paula et s’était éclatée sur le sol. Luce s’était placé devant elle et l’avait aider à ramasser les bouts de céramique.
―S’il vous plaît Paula, avait-il dit en posant la céramique coupante dans ses doigts. J’ai envie de savoir. »
Elle avait soupiré et avait enfin accepté.
―Ce n’est qu’une rumeur mon petit, mais certains disent que ton père n’était pas humain. Il avait des coutumes et des réactions bizarres. Et son visage pâle laissait croire à certain que c’était un elfe ! Chose qui est impossible car les elfes… »
―...ont disparu d’Arget et des autres pays... Je sais. »

Cette conversation l’avait profondément blessé, car il savait dorénavant que ses voisins ne lui feraient jamais entièrement confiance et ses doutes par rapport à son père n’avaient fait que s’agrandir.
Revenant au présent, il demanda une autre tasse d’infusion et y regarda son reflet. Il y vit un petit garçon aux yeux jaunes et la peau pâle. Son visage était rond avec des petites joues roses et des cheveux roux qui s’emmêlaient dans tout les sens. Ses yeux reflétaient une lumière inconnue.
D’un coup ses pupilles rétrécirent en une fine amande noire.
Pris de surprise, il manqua de lâcher la tasse, et se renversa quelques gouttes brûlantes sur le pantalon. Il fit une grimace de douleur au contact de l’eau chaude avec sa peau. Puis lorsque la surface de la tisane fut de nouveau calme et plate, il y regarda à nouveau son reflet.
Il y vit deux yeux parfaitement normaux.
Il crut avoir rêvé et alla s’asseoir sur les genoux de sa mère, en recherche de réconfort.
Une demi-heure plus tard, des cris d’allégresse retentirent dans le village. Paula fut la première à se précipiter à la porte, bientôt suivie de son mari et de ses parents. Messilia prit son fils par la main, et ils sortirent après les personnes âgées. Dehors le vent était enfin tombé, mais l’air était encore humide et les vagues de la mer projetaient sans cesse du sel dans l’air.
Au centre du village, ses habitants s’étaient rassemblés autour du groupe de chasseur qui revenait, indemne, des vallées. Tous laissèrent la place à Paula qui se précipita, si joyeuse, dans les bras de Loris qui afficha aussitôt une expression d’incompréhension. Ses petits frères et ses cousins, tous âgés d’environs dix-sept et dix-huit ans, éclatèrent de rire. Puis ils mirent en évidence leurs prises : un énorme élan qu’ils avaient dû découper en morceaux, des lapins, des faisans et d’autres petits animaux faciles à transporter. La joie éclata sur les visages et tous les félicitèrent. Puis, tout le monde s’organisa, laissant les enfants sans surveillance. Quand il entendit quelqu’un envoyer sa mère avec d’autres femmes préparer un bon repas pour tout le village, Luce s’éclipsa vers le port.
Il marcha le long des quais de bois, se prenant ça et là des éclaboussures. Bientôt il eut les bottes trempées et il commença à grelotter. Il quitta les quais et marcha le long de la plage de galet gris, jusqu’à une paroi de pierre recouverte de lierre. Il poussa le rideau de plante et se glissa dans une grotte. Cette grotte était sa cachette. Il avait découvert l’endroit en poursuivant un chat quand il avait six ans. Personne dans le village ne s’était rendu compte que la cascade de lierre cachait un large trou dans la paroi de granit. Même Messilia ne connaissait pas sa petite retraite, et Luce en était bien content. C’était son moyen d’échapper à la protection constante qu’elle lui offrait sans cesse. Il aimait beaucoup sa mère, mais le fait qu’elle lui interdise d’aller à certains endroits, quand les autres enfants, eux, faisaient ce qu’ils voulaient, l’exaspérait beaucoup. Il s’assit sur une pierre qu’il avait transporté là un jour, et commença à dessiner dans le sable mouillé à l’aide d’un petit bâton. L’image qu’il eut en tête fut celle d’un chat, alors il le dessina. Le chaton pris rapidement forme, il le regardait en inclinant légèrement la tête. Satisfait, Luce reconnut qu’il avait un talent pour le dessin. Une deuxième image prit forme dans sa tête. À côté du chaton intrigué, il dessina une boule de feu. Dans son esprit, elle répandait une lumière sombre. Puis une autre série d’images lui vint en tête. Il les dessina toutes.

Au bout d’un moment, le chaton et la flamme furent entourés de quatre autres personnages: un loup imposant retroussant les babines, un grimoire recouvert de symboles, et deux dragons en plein vol, l’un plus grand que l’autre. Autour, il dessina toute une ribambelle de lutins, de fleurs, mais également d’éclairs.

Quand il eut fini, il regarda son travail, satisfait du résultat. Mais d’autres personnages, sinistres cette fois, lui vinrent et le firent frissonner sans savoir pourquoi: une épée noire dont le pommeau était décoré de serpents ailés aux yeux de rubis, un bâton mal taillé muni d’un crane et recouvert de haut en bas de runes qui lui étaient inconnues, un autre dragon, et enfin, une silhouette svelte.
Alors qu’il commençait à suer et que ses doigts lâchaient la brindille, des voix criant son nom s’élevèrent du village. Relevant la tête, il essaya de dissiper son angoisse et sortit en courant de sa cachette, laissant le dessin là, et gardant en mémoire la sinistre présence de l’épée et de ses compagnons.
En se dirigeant vers les quais, il aperçut Madame Stagne qui l’appelait. C’était une dame d’une cinquantaine d’année, toujours coiffée d’un chignon, et tout le temps de mauvaise humeur. Quand il fut assez proche, il se rendit compte qu’elle le regardait sévèrement, les bras croisés sur la poitrine. Elle le prit par la main et le tira vers le village en le grondant:
―Tout le monde te cherche et ta mère est morte d’inquiétude, lui cria-t-elle.
―Ah, dit-il sur un ton qui trahissait le peu d’importance que cela avait pour lui. Depuis combien temps ? »

―Depuis plus d’une heure idiot. Et maintenant dépêche toi, le repas est prêt. »
Plus d’une heure ! En effet il n’avait pas vu le temps passer. Il avait tant été absorbé par ses dessins que l’heure était passée plus vite qu’il ne croyait. Marmonnant une excuse il se laissa emporter par Madame Stagne qui le tenait si fort qu’il en avait mal au poignet.
Les grandes tables de fête avaient été sorties, et le couvert avait été mis. La majorité des adultes et des adolescents étaient déjà à table, attendant, impatients, les pièces de viande. Par-ci par-là, de jeunes mères amenaient les enfants un peu plus jeune que Luce à la petite table qui leur était réservée. Madame Stagne mena Luce directement à la table d’à côté où attendaient déjà cinq autres enfants de son âge. Quand il s’assit, elle s’en alla prévenir Messilia.
―Bonjour, dit une petite fille à côté de lui.
Luce se retourna ,brusquement ramené à la réalité. Elle s’appelait Eria. Luce n’avait pas joué beaucoup avec elle, mais comme c’était une des seules enfants du village à qui Messilia avait appris à lire, ils avaient passé quand même pas mal de temps ensemble. Elle avait des cheveux bruns attachés en queue de cheval par un ruban vert, des petits yeux noirs et quelques taches de rousseur coloraient son visage ovale. Son sourcil gauche était coupé par une cicatrice cachée par une mèche, en souvenir de la fois où elle avait trébuché et atterri sur une pierre, s’ouvrant l’arcade sourcilière. Ses petites mains étaient posées sur ses genoux, recouverts d’une simple robe du même vert que son ruban. Une écharpe de laine rose la protégeait du vent. Elle avait légèrement rougi.
―Bonjour, répondit-il par courtoisie.

―Ça fait longtemps que l’on ne s’est pas vu. »
―Mmm, répondit-il distraitement. Ses pensées restaient focalisées sur les dessins qu’il avait réalisés sur le sable. Eria se croisait nerveusement les mains en lançant des regards timides dans la direction de Luce. Celui-ci remarqua que ces regards n’étaient pas alimentés par la curiosité ou par le manque de confiance qu’éprouvaient souvent les gens à son égard. Enthousiasmé par cette différence, il essaya pour la première fois d’entamer la conversation avec elle.
―Tu continues de lire ? »
―Oh oui ! répondit-elle sur un ton jovial. Ma mère m’a acheté pour la première fois des livres cette année. Ils viennent de Passage. Je ne les ai pas encore tous lus. »
―Chouette, tu pourrais m’en prêter un ? demanda-t-il, réellement intéressé, car il aimait lire, mais n’avait pas beaucoup de livre à sa disposition.
―Avec plaisir ! J’en ai un qui parle de fée, dit-elle de plus en plus excitée, un autre des aventures d’un marchand et un…
―Eria ! »
Elle se retourna pour faire face à son frère jumeau, qui brandissait une épée en bois.
―Maman, elle t’a dit de ne pas prêter les livres ! dit-il indigné.
―Même pas vrai. Et puis qu’est-ce que tu en sais toi ? répliqua-t-elle. Tu ne sais même pas lire. »
―Ouais. Parce que papa, lui, il dit que c’est une perte de temps et qu’on n’en a pas besoin pour vivre ici, dit-il en bombant le torse, fier de lui. Luce trouva ça ridicule.
―Ah ! Parce que toi tu t’imagines que je vivrai ici éternellement ? Non Terio. Moi, j’irai vivre dans une grande ville où les dames portent de belles robes et où tout le monde sait lire. »
Le rêve de la petite fille plut à Luce. Lui non plus ne voulait pas rester ici. Il ne pouvait s’imaginer aller à la pêche tous les jours dans son petit village après tous les contes de lutin et de fée qu’il avait écoutés. Ça le fascinait, et s’il le pouvait, il serait parti à la recherche des elfes immédiatement.
Pour toute réponse, Terio tira la langue en hurlant « menteuse !»
Luce et Eria échangèrent un regard complice et il lui raconta son projet de prouver que les elfes n’ont pas disparu d’Arget. À sa grande surprise, elle répliqua qu’elle rêvait de voir un jour des dragons. Luce s’était attendu à des fées, ou à des lutins, mais apparemment, Eria avait un fort caractère bien caché derrière les apparences de petite fille docile.
C’est alors qu’apparurent Messilia et Paula. La première portait de fins morceaux de faisans, tandis que l’autre amenait un gros morceau de viande. Derrière elles apparut Chan, le tavernier, avec un baril de vin. C’était une des choses dont on ne manquait jamais à La Croc-Mitaine.
Pendant que Chan servait la table des adultes en vin tout en échangeant une blague avec ses voisins, Messilia remplit les assiettes des tout-petits, de volaille, et Paula vint servir la table de Luce en viande bien grillée. L’odeur de la nourriture lui fit monter l’eau à la bouche, et dès qu’il fut servi, il se précipita sur la tranche de viande. Quand Messilia vint ensuite les servir, il avait déjà mangé la moitié. Au moment où se fût son tour, elle le regarda, apparemment fâchée, et il ne sût que dire pour s’excuser. Finalement, il décida de se concentrer sur la nourriture, la laissant repartir énervée. Ils mangèrent plus longtemps que d’habitude, et bientôt, des chants s’élevèrent de la table des majeurs, où le vin avait déjà un peu trop coulé. Quand ils eurent enfin assez mangé, Eria emmena Luce voir ses livres. Avant de quitter la table, il avait prévenu sa mère qu’il allait à la maison des Naranjo. Ils coururent jusqu’à une maison avec une terrasse couverte en bois foncé. Sur la terrasse, il y avait un fauteuil à bascule et une table basse ronde. En poussant la porte, ils pénétrèrent dans un salon sombre très ressemblant à celui de Messilia, mais équipé davantage de fauteuils. Un vieux poêle grésillait dans un coin.
―Vous chauffez encore la maison alors qu’on est en plein printemps ? demanda-t-il.

―Oui. C’est pour mon petit frère, il est né il n’y a pas longtemps et il a la santé fragile, répondit-elle en chuchotant. Il ne faut pas faire trop de bruit, il dort avec ma grand-mère à l’étage. »
Puis ils montèrent les marches le plus silencieusement possible, vu qu’elles grinçaient à chaque pas qu’ils faisaient. Arrivés sur le palier, Eria le conduisit à gauche jusqu’à la deuxième porte, où était accroché un papier sur lequel était écrit avec des lettres irrégulières: Eria

―C’est ta chambre? »
Elle acquiesça et entra. Un doux rayon de lumière traversait la fenêtre grande ouverte. Un lit simple aux draps défaits était dans un coin, tandis qu’au-dessus, des étagères servaient de support à des peluches faites à la main, à des bougies et à toute sorte de bricole. Sur une armoire placée en face de la fenêtre, des dessins étaient accrochés à l’aide de punaises. Luce estima qu’ils ne valaient pas les siens. Des vêtements étaient empilés sur une chaise à côté d’une table de nuit faite dans du bois clair. Elle avait trois tiroirs. Au-dessus de la table de nuit, il y avait une étagère construite récemment, sur laquelle reposaient cinq livres à l’aspect neuf. Eria monta sur son lit pour les prendre, puis les tendit à Luce qui examina chaque ouvrage. C’étaient des livres de plus ou moins quatre ou cinq cent pages. Ils avaient des couvertures reliées, simples avec le titre écrit en gros caractères d’imprimerie d’une couleur différente pour chaque livre.
―Lesquels as-tu déjà lus ? »
Elle lui en montra trois, et il choisit d’emporter celui qui semblait relater les aventures du marchand dont lui avait parlé Eria.
Ils redescendirent les marches, Luce serrant le bouquin dans ses bras.
Dehors, les villageois commençaient à ranger les tables et les chaises. Comme ils devaient aider, Eria alla rejoindre ses parents, pendant que Luce se dirigeait chez lui pour ranger le livre. Certains l’interpellèrent quand il passa, et, à chaque fois, il répondait à la hâte qu’il revenait. Une fois dans sa chambre, il déposa le livre sur son oreiller, puis se précipita vers l’escalier. Mais au milieu de la chambre, il s’arrêta, attiré par son reflet qu’il venait d’apercevoir dans un bout de miroir qui gisait sur le sol.
Ses pupilles formaient de nouveau une fente.
Luce se paralysa.
Il cligna les yeux, mais ils ne changèrent pas de forme. Il essaya une fois encore mais rien ne changea. Il s’approcha du morceau de verre pour mieux regarder, mais sa vue ne le trompait pas: ses pupilles refusaient de prendre une forme normale. Pris de panique, il descendit l’échelle un peu trop vite, et tomba pour la troisième fois. Se relevant, il traversa le salon, le seuil de la porte, les rues boueuses, jusqu’à l’ancienne place du banquet. Les villageois avaient déjà ramené les plats à la grange commune, tout le monde s’affairait autour des tables. Ça et là, des adultes portaient des chaises, des enfants criaient et jouaient et le vin continuait de couler. Dans ce bazar indescriptible, tout lui paraissait très grand, et il se sentit minuscule, comme une fourmis qu’on pouvait écraser par mégarde à tout moment. Sans prêter attention aux gens qui l’entouraient, Luce chercha Messilia du regard. Il ne put la voir, mais il l’entendit parler avec une autre personne. Il s’élança dans un passage entre deux maisons, et en émergeant dans la rue principale, il vit sa mère qui marchait en direction de la rivière en portant deux plats de bois vides. Il la rattrapa et agrippa dès qu’il le put sa robe de velours bleue aux motifs d’entrecroisements dorés.
―Maman, gémit-il inquiet.
Elle se retourna et la préoccupation marquait son visage délicat de fines rides.

―Mes yeux sont bizarres. »
La préoccupation fit place à la peur, et Messilia se baissa immédiatement et observa pendant un long moment le visage de son fils. Elle passa également son doigt sur les oreilles de Luce, comme si elle avait eu peur qu’elles aient changé de forme. Finalement elle soupira et regarda Luce en souriant. Lui était toujours apeuré.
―Je ne vois rien d’anormal Luce, dit-elle comme soulagée.
Il se sentit bête. Il était sûr d’avoir vu ses yeux changer de forme, et il se rappela que ça lui était déjà arrivé cette même matinée chez les Hapernel.
―Tu ne me crois pas ? dit-il blessé par cette possibilité.
Le visage de Messilia s’assombrit.
―Oh que si je te crois. Dis moi, de quelle forme étaient tes yeux ? »
―Comme ceux d’un chat en plein jour, répondit-il très sérieux.
Messilia devint blême et les muscles de ses bras se contractèrent. Remarquant ce changement, Luce demanda:
―Qui y a-t-il ? »
―Lyan avait les pupilles ainsi, murmura-t-elle plus pour elle-même que pour répondre à la question de Luce.

Le reste de l’après-midi se déroula sans plus d’évènement mystérieux faisant allusion aux liens= de sang que Luce partageait avec son père. Il avait bien essayé d’obtenir plus d’information sur lui, mais Messilia s’était à nouveau murée dans un silence oppressant. Laissant tomber, il essaya d’oublier ses questions sans réponse en aidant Eria à ranger des chaises. Ensuite, le plus jeune fils de Paula, Ans, l’avait emmené à la chasse aux fruits de mer avec quelques autres enfants. Les bancs de crevette étaient de retour, et la cueillette fut miraculeuse. Au début ils s’étaient demandés s’ils trouveraient autres choses que des oursins, tellement la mer avait été agitée ces derniers jours. Mais finalement, ils avaient tous eu assez pour procurer un dîner à leurs familles. Luce revint chez lui au crépuscule, fier de lui. Quand il lui montra sa pêche, Messilia le félicita et commença à préparer les fruits de mer, pendant que le petit garçon se lavait, pour ôter la boue de ses pieds et le sel de ses cheveux.
Ils dînèrent comme tous les autres jours, et quand il alla se coucher, Luce avait oublié les étranges dessins, qui l’attendaient toujours sur le sable.

*

Le soir, la capitale d’Arget, Ercio, était aussi bruyante que le jour, voir plus. Les citoyens qui avaient passé la journée à l’extérieur en s’occupant des champs ou d’autres activités nécessaires à leurs vies, rentraient chez eux avant que les portes de la grande cité ne se ferment pour la nuit. Un flux de gens, pauvres ou riches, faisait sans cesse la queue à l’entrée de la cité, pour ensuite regagner les rues de plus en plus encombrées d’Ercio.
Tous se pressaient et se bousculaient en espérant entrer au plus vite. Les quelques familles qui venaient ici pour la première fois dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure, levaient les yeux, intimidées par l’énorme muraille qui les recouvrait de son ombre imposante. La gigantesque porte en bois rouge renforcée d’acier était tout aussi impressionnante: elle était protégée par une douzaine de soldats vêtus d’armure et portant des lances, postés de chaque coté de ses battants. Elle était flanquée de deux colonnes de marbre montant jusqu’à la fin de la muraille, et sur lesquelles étaient gravées les armoiries du roi.

Les soldats fouillaient tous les chariots avant de leur permettre de rentrer dans la cité. Quand aux gens qui venaient à pied, ils ne leur accordaient qu’un bref regard.
Des exclamations et des jurons s’élevèrent de la file lorsqu’un groupe dépassa tous les autres, bousculant les autres personnes sans leur prêter attention.

Le groupe était composé d’une vingtaine de soldat à la mine épuisée, qui traînaient leurs armures et leurs armes. Ils suivaient un jeune homme à cheval vêtu d’une chemise aussi noire que sa monture ainsi que d’un pantalon serré cousu avec du fil d’argent. Sa ceinture dorée retenait une énorme épée rangée dans son fourreau rouge et noir. Son visage était caché par une capuche également noire.
L’apparence pour le moins sombre et mystérieuse du cavalier laissa place à des exclamations de stupeur, puis à des révérences, lorsque sa cape flottant au vent révéla porter les armoiries royales.
Le souverain laissait peu de personne porter ses symboles, même ses plus grands capitaines ne revêtaient pas le phénix coincé dans un anneau d’argent un fond d’or.
Quel qu’il soit, ce jeune homme était quelqu’un d’important pour le roi, qui, tout le monde le savait, n’avait pas de famille. Le roi actuel, dit le Loup d’Argent, avait renversé l’ancienne dynastie il y avait dix ans de cela, en condamnant son prédécesseur à mort. Le peuple avait fermé les yeux sur cette trahison, car le roi légitime avait été un incapable. Le Loup d’Argent l’avais donc remplacé, et s’était révéler être un impressionnant chez de guerre, qui avait réinstauré la discipline dans les territoires d’Arget, et s’apprêtait à entrer en guerre avec les pays voisins qui acculaient sans cesse le petit royaume.

Le groupe traversa la porte sans s’arrêter à la douane, où les gardiens de la porte s’agenouillèrent en les laissant passer.
Ils entrèrent dans la cité et traversèrent les rues flanquées de simples maisons de pierres jusqu’à une taverne: La boussole.
Les soldats se postèrent à l’entrée, et dès que leur jeune seigneur eut franchi le seuil de la porte, ils s’affalèrent, s’accordant enfin un moment de répit, loin de l’oppressante présence de leur capitaine.
À l’intérieur du vieux bâtiment de bois, la fumée des cigares rendait l’endroit quasi irrespirable, et le jeune homme dût se couvrir le nez pour ne pas tousser. Il attendit au comptoir, refusant d’interpeller le tavernier par dignité. Celui-ci ne mit pas longtemps à s’apercevoir de sa présence: avec ses vêtements riches, il dénotait des autres clients, pauvres, barbus, et bien plus âgés.
Le tavernier s’approcha, et examina un moment son nouveau client, surpris que quelqu’un de ce genre se rende dans son établissement.
―Que puis-je pour vous mon seigneur ? dit-il en baissant la tête en signe de respect.
―Je cherche quelqu’un, répondit-il tout en gardant son visage à couvert, Lord Langens. Est-il ici ? »
Sa voix avait un ton surnaturel qui fit frémir le bonhomme comme s’il s’était trouvé trop près d’un feu.
―Je suis navré mais aucun client de ce nom ne s’est présenté à mon établissement ce soir. »
Le garçon souffla d’exaspération. Après un long moment de réflexion, il se tourna vers le tavernier qui vit le bas du visage de son interlocuteur. Il avait la peau extrêmement pâle. Presque blanche.
―Donnez-moi une table éloignée de ces rats, dit-il sèchement en désignant du menton quelques ivrognes. Certains se retournèrent et lui jetèrent un regard noir.
―Un homme se présentera sous le nom de Langens, poursuivit-il, et demandera si je suis ici en me nommant Nari, désignez-lui ma table. »
Puis il partit.

―Euh… Attendez ! »
Le dénommé Nari se retourna vers le tavernier, mais il paraissait peu disposé à attendre.
―Vous ne voulez pas un repas ? demanda-t-il timidement.
―Très bien, répondît le jeune homme sur un ton las. Donnez-moi quelque chose de simple et de bon, pas trop cher et avec un verre d’eau. »
Le tavernier acquiesça.
Au passage du jeune homme, les clients lançaient des regards curieux, hostiles et certains devaient être en train de calculer quelles étaient leurs chances de réussir à lui voler ses biens.
« Aucune. » pensa Nari.
Il alla s’asseoir le plus loin possible des autres clients, sur une table cachée dans l’ombre, et attendit. Peu après une femme vint lui servir son repas: une cuisse de poulet avec quelques patates et des haricots.
Bientôt la cacophonie de la taverne, créé par les braillements, les ronflements et les chanteurs à la voix cassée, lui remplit les oreilles. Il crut qu’elles allaient exploser et porta la main à ses sens aiguisés pour protéger ses oreilles. À ce moment là, un homme aussi bien vêtu que lui vint s’asseoir à sa table. Il était blond mais quelques cheveux blancs commençaient à faire leur apparition. Un grand sourire lui donnait un air naïf et confiant. Il décrocha la broche qui retenait sa cape blanche et dit:

―Navré pour mon retard. La route a été plus difficile que prévu, dit-il.
Nari le pointa immédiatement du bout de sa dague et lui souffla d’un ton glacé :
―Je dois m’assurer que vous êtes bien Lord Langens. »
―Mais bien sûr ! s’exclama celui-ci.
En se penchant en avant, il mit un morceau de bois vernis et carré dans la main libre de son agresseur et ajouta sur un ton confidentiel et ironique :
―Pardon d’avoir été imprudent. »
Nari examina le bout de bois. Dessus étaient gravées les armoiries du Loup d’Arget surplombées par une lettre E majuscule. Sur l’autre face du carré était dessiné le portrait du Lord. Le tout avait été réalisé à l’encre rarissime d’argent, propriété exclusive de la couronne d’Arget et inimitable.
Il rendit le code à Langens et rangea sa dague.
―Quelles nouvelles de vos espions ? susurra le jeune homme.
―Peu. Trop peu, soupira le Lord. Ser’ys et Ilumina gardent bien leurs secrets de guerre. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’Ilumina a toujours une petite armée prête à agir, et que Ser’ys est en paix et ne parait pas avoir envie de changer cela, bien qu’ils restent sur leur garde. »
―Tu n’as aucune information concernant leurs tactiques de guerre, les points faibles de leurs principales cités ? lança le jeune homme de plus en plus oppressant. À combien s’estiment les troupes de l’armée d’Ilumina ? »
―Calme toi, calme toi. Les troupes d’Ilumina sont peu importantes, quatre ou cinq milles hommes tout au plus, et le gros de leur troupe est rassemblé dans leur capitale. Cette armée est surtout réservée au maintien de l’ordre à l’intérieur de leurs propres frontières. » Il fit une pause.
« Je n’ai rien de plus. Mes espions ont du mal à progresser car les deux pays prennent des précautions. Ils redoutent la guerre. »
Comme Nari avait l’air de l’inviter à poursuivre, Langens expliqua :
―Ce n’est pas nous qu’ils craignent, ils se craignent l’un et l’autre. Pour eux, nous ne sommes qu’une petite fratrie, ajouta-t-il en soupirant.
―Enfin une bonne nouvelle. »
Le Lord releva la tête, surpris, et découvrit un sourire cruel sur les lèvres pâles de son interlocuteur.

―En quoi est-ce une bonne nouvelle ? »
―Notre roi compte sur une attaque surprise. Qu’ils nous sous-estiment nous facilite grandement la tâche. »
Le visage de Langens s’illumina et il laissa échapper un « Oh ». Sa réaction, propre à celle d’un imbécile, manqua d’arracher un petit rire à Nari. Cependant cela faisait bien longtemps qu’un sourire de joie ne s’était pas montré sur son visage. Il continua :
―Cependant tu comprendras que, tant que tu n’auras pas d’information valable, nous ne pourrons nous lancer dans cette guerre. J’espère plus de nouvelles lors de notre prochaine entrevue. »
Sur ce il se leva sans un au revoir.
Mais le Lord l’interpella.
―Je t’ai dis tout ce que je savais de nouveau sur nos royaumes voisins. Mais j’ai une autre information, de valeur cette fois, concernant nos propres territoires. »
De nouveau captivé par la conversation, Nari se rassit.
―Nous avons trouvé une des planques principales des rebelles. »
Nari ouvrit grand les yeux (bien que Langens ne put s’en apercevoir), et s’approcha de son interlocuteur pour que personne d’autre n’entende ce qu’il avait à lui dire. Comme ils prenaient la position de ceux qui se racontent des secrets, certains yeux se tournèrent vers eux. Ils les ignorèrent.
―Elle se trouve dans la banlieue de Passage, dit-il en hochant la tête. Au pied de la première montagne de la partie Ouest des Coupeuses. »
Nari hocha la tête en se rasseyant au fond de son fauteuil qui grinça sous son poids.
Ils restèrent assis un moment sans rien dire. Nari évaluait l’importance et les conséquences de cette information. Le roi l’enverrait sûrement s’en occuper. Ce qui annonçait beaucoup de morts.
Il revint à la réalité quand il se rendit compte que Langens frottait ses mains nerveusement.
Nari sorti une bourse.
―Ça c’est pour ton information sur les rebelles. »
Puis il partit en compagnie du Lord enfin satisfait.
Quand ils arrivèrent à la porte, le tavernier voulut les remercier de leur présence dans son humble établissement, mais deux hommes se postèrent devant l’entrée, couteaux à la main, lui coupant la parole.
Tous deux étaient grands et musclés, celui de gauche avait un cou ridiculement petit. Leurs chemises sales n’avaient pas de manche, révélant ainsi une série de cicatrices.
―Que voulez-vous messieurs ? demanda Langens en posant sa main sur le pommeau de son épée sertie de saphir.
Ils rirent aux éclats. Dans la taverne, un silence pesant s’était installé et le tavernier se mordait les ongles. Nari ne bougeait pas.
―Vos objets de valeur, mais rassurez-vous, vous pourrez garder vos fringues, ricana celui de droite d’une voix plus aiguë que ne le suggéraient les apparences.
Le tavernier essaya de stopper les brigands, mais il n’y gagna qu’un direct dans la mâchoire.
Langens s’avança, épée à la main, mais Nari fut plus rapide.
Il avait dégagé son épée du fourreau, révélant une longue lame rouge aux bords noirs, large d’une main.
Les brigands s’étaient mis en position d’attaque, mais, à une vitesse surhumaine, Nari abattit sa lame couleur sang, infligeant au premier une longue entaille lui traversant le torse, de l’épaule droite à la hanche gauche. L’homme hurla de douleur et s’affala sur le sol. Bien qu’incapable de se relever, il était encore en vie.
Le deuxième n’eut pas cette chance.

Il se retourna vers l’entrée, mais le jeune homme était déjà là, et la lame rouge le transperça.
Des cris de terreur et de rage fusèrent à l’intérieur de la pièce. Nari se couvrit les oreilles et ordonna aux soldats qui venaient d’entrer de nettoyer la scène et de mettre aux fers le survivant.
Puis il se retourna et sortit de la pièce enragée et pleine de fumée, suivit de Lord Langens. L’air de la nuit était frais, et il n’aimait pas le froid, aussi s’enroula-t-il dans sa cape couleur rubis et monta à cheval. Son interlocuteur, un peu embrumé par la scène, lui souhaita une bonne nuit, puis s’en fut sur son propre destrier. Nari partit en direction du château pour aller rendre compte à son seigneur des nouvelles de Langens. La seule chose qui trahissait sa présence dans la nuit, était le tintement régulier des chaînes brisées à ses poignets.

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