Trumpeta
Du haut du monde
Les trompettes crient
Agonie sonore
Soufflé par des anges
Le parfum
D'un éclair
D'une mort
Inspire la fin d'un temps
Cette folle! Elle n’a tellement plus rien à perdre que, quand elle voit l’annonce d’un concours local de jazz, elle est dans les premiers à y inscrire son nom. Tout ça parce qu’elle ne réussit plus à apprécier la douce amertume de la vie, il ne lui reste que le goût fade d’une mort imminente. On lui donne trois mois à vivre, rien de plus.
Le matin de son inscription, elle a longtemps regardé la photographie d’époque de son grand-père. Sur cette dernière, il exhibe fièrement la trompette avec laquelle il faisait resplendir le nom de sa famille. Des années plus tard, sa fille lui donnerait une petite fille à laquelle il apprendrait à jouer pour ensuite lui laisser cet instrument en héritage.
La vie étant ce qu’elle est, cette même petite fille maintenant devenue femme a mis de côté ses rêves de jeunesse pour se concentrer sur les études puis sur son travail. Mais à deux doigts de la mort, pourquoi ne pas s’autoriser une dernière fantaisie? Avec l’argent qu’elle a mis de côté, elle s’assure de vivre ses derniers mois comme les meilleurs.
Impossible de prévoir à l’avance ce qu’elle va jouer. Elle n’a qu’une idée générale de la montée qu’elle veut créer entre les sept différentes étapes. Elle garde le meilleur pour la fin; son salut au monde. Ainsi, des gens sauront qu’elle a existé et elle ne sera plus seule dans la mort. Des bouts d’elle seront toujours vivants dans la mémoire des spectateurs.
Trois jours avant la première date du concours, elle a déjà prévu les vêtements qu’elle y portera. Un costume, évidemment! Accompagné de bretelles noires et d’un chapeau de la même couleur qu’elle déposera sur son crâne rasé.
Le soir-même, elle s’empare de sa trompette et court au bistrot du coin dans lequel elle va jouer. Elle a passé les derniers jours à se pratiquer pendant des heures, oubliant de manger par moment. À quoi bon bien s’alimenter quand la fin est si près? Elle se devait d’être prête à représenter son grand-père défunt. Les organisateurs mentionneront certainement son lien de parenté avec ce dernier.
Entourée de musiciens présents pour ce jam session, elle prend sa respiration. Éblouie par la lumière du seul projecteur, elle apprécie ne pas avoir à supporter le regard de personnes présentes. Déjà qu’elle doit endurer l’odeur de cigarette qui marque son territoire sur ses vêtements propres!
Elle prend une longue et profonde inspiration avant de poser ses lèvres sur l’embouchure de sa trompette et de presser le premier piston. Les premières notes sortent en désordre, dans un tempo incompréhensible. Les musiciens n’osent pas la joindre dans son élan.
Après le tiers du temps qu’il lui est alloué, elle commence à laisser tomber le grand jeu qu’elle tentait de faire. La lumière des cigarettes allumées se redirige vers elle lorsque la batterie joint le spectacle en entrainant avec elle la contrebasse. Le rythme établit, les pieds de la femme deviennent légers. Elle se dandine sur la scène dans la fumée de plus en plus épaisse. L’odeur de goudron ne l’affecte plus, elle lui rappelle même son grand-père et c’est grâce à lui qu’elle peut apprécier ce moment.
C’est trempée de sueur qu’elle termine son tour. La salle pleine l’applaudit chaleureuse alors qu’elle serre la main des musiciens. En gardant sa main dans les siennes, l’un d’entre eux lui promet l’accès à la prochaine ronde. Elle se défait de cette poigne avant de sortir dans la rue, brillant dans l’obscurité de la nuit.
Quelques jours plus tard, elle est invitée à se présente à la seconde ronde. Des participants ont été éliminés entre les deux, mais elle n’en fait pas partie malgré ses erreurs. Comme la fois précédente, elle a de la difficulté. Monter sur le stage lui semble être pire que se rendre au sommet du mont Everest. Une fois les deux pieds sur le bois, aux côtés des mêmes musiciens, elle a l’impression qu’elle va chavirer pour s’écrouler sur la contrebasse. Ses mains tremblent comme si son corps était pris dans un tremblement de terre.
Elle lève les yeux vers la lumière devant elle, prend son souffle et commence à jouer les premières notes qui s’enlignent un peu mieux que la dernière fois. Ses accompagnateurs réussissent à la rejoindre avant le tiers de son temps. Fière de se montrer plus à la hauteur que la dernière fois, elle replonge dans son monde où elle se revoit jouer avec son grand-père.
Encore une fois, c’est un succès. Le public l’applaudit de plus belle et on lui promet d’accéder à l’étape suivante. Seulement quelques voix sourdent s’élèvent pour douter qu’une femme puisse gagner ce concours, surtout une femme trompettiste. Elle s’assure de passer devant eux en sortant, gardant la tête haute alors que la lumière des bougies fait resplendir sa peau noire.
Les quatre prochaines étapes se passent sans accro, elle monte en confiance et n’a plus besoin qu’on lui laisse le tiers du temps alloué pour créer une ambiance ardente où elle réfléchit le soleil, la lune et les étoiles. Elle a ouvert l’abîme de son cœur pour laisser ses émotions se dévoiler au monde. Sous le halo des projecteurs de plus en plus nombreux, elle resplendit comme un ange baigné dans la lumière divine.
Le soir de la ronde, elle saute sur la scène pour s’empresser de jouer sans attendre. Le public se tait à l’unisson quand sa silhouette apparait dans le coin. La lourde fumée de cigarette qui envahit l’entièreté de la place des concerts engouffre toutes les personnes présentes dans le cocon déchainé des musiciens. La batterie gronde alors que la contrebasse fait trembler le sol. Les organisateurs ne viennent pas les interrompre pour leur dire que le temps écoulé, ils sont occupés à sentir l’euphorie de ceux qui offrent le spectacle.
Quand la dernière note se tait, des applaudissements surgissent encore plus tonitruants qu’auparavant. Même des cris retentissent dans la salle. Plus personne ne doute d’elle, tout le monde le considère d’avance comme la seule et unique gagnante. Ses dents blanches resplendissent quand on lui sert la main pour signer sa victoire.
La nuit ne devrait pas être terminée, beaucoup veulent prendre un verre avec elle et lui proposer des activités ou l’inviter à des concerts, mais elle refuse tout. Le monde chavire devant ses yeux. Sa vue est totalement brouillée du côté gauche par des tâches de gris qui apparaissent pour ensuite disparaitre. Elle accepte qu’on la conduise chez elle.
Elle a à peine fermé la porte de son appartement derrière elle qu’elle tombe sur le sol. Son souffle prend une pause puis une autre puis un soupir puis plus rien.
La fin de sa portée sonne.
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