Aequor

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De l'eau surgit la Bête

Ses dix doigts mâlins

Ses lèvres sur la berge

Un soupir

Une vague

Son visage de sons

Renait grâce au Dragon

Il arrive devant cette maison bercée par le vent. Ses cheveux argentés dansent comme des vagues. Quelques mèches récalcitrantes viennent camoufler la blessure qui parcourt la moitié de son visage spectral. Dans la froideur d’un hiver éternel, il marche droit dans la pièce qu’il connait plus que son propre être.

S’il tend l’oreille, il peut entendre l’eau circuler dans les conduits rouillés. Parmi les sons distants, des bribes de voix fantomatiques résonnent jusqu’à lui. Les rideaux fermés, il se concentre sur l’obscurité de la pièce. Dès que ses mains se réchauffent un peu, il enlève ses gants et pose ses doigts bleus sur les notes invisibles. Il tâte au hasard les touches, prêtant attention à la moindre variation. Le vieux piano droit lui répond d’une voix d’outre-tombe. Certains mots lui manquent tandis que d’autres se camouflent derrière les craquements du banc dont le cuir part en lambeaux.

Les premiers accords étouffent dans la poussière qui enrobe les cordes. Les seconds viennent chasser la croûte formée par le temps. Les derniers lient les marteaux aux cordes impatientes du contact brusque. Des notes s’enfoncent, essayant de compenser pour celles qui hésitent à se réveiller. Les pédales écrasent l’air, réticentes à altérer la musique démantibulée.

Le chant de ce vieil instrument qui veille seul sur la maison vide traverse les murs aux nombreuses écritures laissées par des artistes des ruelles. L’eau, qui tente péniblement de traverser les conduits tout en évitant la rouille et la crasse, se fraye un chemin pour assister au dernier concert.

Ce piano, comme cette demeure, sera mis à terre dans les prochains jours. La ville n’en peut plus de recevoir des plaintes à propos d’un vacarme alors que personne ne se trouve sur les lieux. Certains policiers ont même raconté avoir vu des lumières s’allumer et s’éteindre alors que l’électricité a été coupée depuis des années et que tous les meubles, à l’exception de l’hybride de bois, ont été vendus aux enchères. Mais quelque chose grouille de vie sur ce terrain. Le néant des pièces déshabillées est remplacé par la mélodie macabre des cordes désaccordées.

Dans la nuit, quand plus personne ne passe devant cette fenêtre, il pianote pour moi un nouvel hymne au serpent, charmeur de la terre. Et contre cette offrande, je lui offre un temps de répit où il peut poser un soupir sur sa souffrance. Un bouquet de chrysanthèmes fanés à ses côtés somnole au rythme dissonant des touches pressées par des mains squelettiques.

Le néant des pièces déshabillées est remplacé par la mélodie macabre des cordes désaccordées jouées comme ode à ma grandeur.

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