L'arrivée à Versailles
— Alors, vous êtes le neveu de M. Le Moine et vous voulez entrer au service de Madame la comtesse de Provence ? demanda Monsieur de La Tour, contrôleur général de la Maison de Marie-Joséphine de Savoie .
— Oui, répondit Toine. Mon oncle est l'un des deux valets ordinaires et il m'a recommandé à la comtesse de Provence après la mort de M. Sallior(a).
— Oh, oui, je m'en souviens maintenant ! s'exclama La Tour. C'est un plaisir de vous rencontrer, M. McClain.
Les deux hommes serrèrent la main et La Tour le conduisit chez la belle-sœur du roi, mariée à Monsieur depuis quatre ans. Elle avait un nez hideux et sans grâce, elle était timide, vulgaire, hypocrite et têtue.
— Madame aime les chats et les chiens, alors ne soyez pas surpris si l'odeur de son appartement dégage quelques odeurs, informa La Tour.
En fait, la princesse de Savoie avait une hygiène déplorable. La Tour frappa à la porte de son cabinet, dans l'aile connue sous le nom d'Aile du Midi, à la gauche du château de Versailles. Elle leur intima l'ordre d'entrer, alors La Tour ouvrit la porte et, après révérences, Toine fut présenté à Madame.
— Bonjour, monsieur McClain, dit-elle froide et hautaine. Êtes-vous Écossais ?
— Écossais ? demanda-t-il avec surprise, car c'était la première fois que quelqu'un ne lui demandait pas s'il était Anglais. Eh bien... Mon grand-père l'était, mais je parle seulement français.
— Oh, comme c'est triste ! répondit-elle avec une grimace. Mon beau-frère, le roi de France, parle couramment l'anglais, vous savez ?
— Je suis honoré de le savoir, Votre Altesse. Avec tout le respect que j'ai pour Sa Majesté, je suis plus honoré d'être à votre service, lui dit-il.
Elle rougit et tint une main sur ses joues pour cacher son visage, car elle était très timide. La Tour roula des yeux et ils la quittèrent.
— Permettez-moi de vous féliciter, M. McClain : Madame semble vous apprécier.
— Toutes les femmes m'aiment. dit ce dernier avec un sourire narquois.
La Tour lui présenta les logements pour les domestiques les plus importants, au grenier. Au cours de la visite, ils rencontrèrent M. Le Moine. L'oncle et le neveu se baisèrent et s'étreignirent, après sept ans de séparation.
— Si vous voulez, je peux vous faire visiter le palais. Je pense que Monsieur de La Tour a plus important à faire.
— Ah ah ! Cela ne me dérange pas, M. Le Moine, mais je vais partir : je ne veux pas gâcher ces charmantes retrouvailles. Bonne journée !
Robert Le Moine et Toine descendirent : l'oncle voulu présenter à son neveu le Grand commun de Versailles. C'était un carré de quatre étages, à gauche de la cour royale, devant l'Aile du Midi. Le Grand commun était réservé aux officiers de la maison, aux valets, aux femmes de chambre, aux cuisiniers... Qui avaient des charges importantes. C'était un véritable privilège. Mais une grosse partie des domestiques vivaient dans les appartements de leurs maîtres, là où il y avait un espace disponible, le plus proche de leur employeur. Ils étaient nommés « les logeants » ; et les autres, « les galopins », vivaient dans les nombreuses pensions de la ville nouvelle de Versailles, ou rentraient à l'hôtel particulier du maître à Paris. Pour son emploi, Toine était payé 140 livres françaises(c).
— Et avez-vous vu Madame, comtesse de Provence ?
— Oui, on m'a présenté à elle ! Et elle semble être une bonne personne, derrière son masque de hauteur, dit-il tout en détournant son regard d'un courtisan, qui urinait sur la Cour de marbre. Combien d'étages y a-t-il encore ? demanda Toine en montrant du doigt le bâtiment.
— Le Grand commun a un rez-de-chaussée, où se trouvent les cuisines et les salles à manger ; les quatre premiers étages ont des logements ; et un sous-sol pour la nourriture, etc. En tant que valet ordinaire, vous avez un petit appartement à partager avec quelqu'un d'autre dans le grenier du palais.
— Oh, et qui est-ce ? Je suis impatient de le rencontrer !
En ouvrant la porte, il lui a dit qu'il s'agissait d'Auguste Lamontaigne, de Saint-Germain-en-Laye — surnommé « Le Grand » en raison de son nom de famille et de sa stature importante, l'un des deux tailleurs de Madame. Le bâtiment était magnifique à l'extérieur et les quatre murs ressemblaient à de l'or, mais à l'intérieur l'insalubrité était monstrueuse. Au troisième étage, Robert salua un petit homme, à moins que ce ne fut une femme, aux cheveux ébouriffés.
— Catherine, c'est un plaisir de te voir !
— Bon après-midi, Robert. Comment vas-tu ?
— Bien merci ! Laisse-moi te présenter mon neveu, Antoine McClain. Toine, voici Catherine « Cath' » Mitterond. C'est une femme de chambre de la comtesse d'Artois.
— Oui, pour seulement 100 livres ! Crois-moi, Toine, tu ne seras pas riche... Heureusement, les hommes sont généreux. dit-elle à Robert. Lundi soir, j'ai gagné 25 livres, alors j'espère que la nuit dernière sera la même toutes les semaines !
— Oh... Tu es une, hum, prostituée, aussi ? balbutia Toine, un peu mal-à-l'aise.
— Depuis mes 14 ans, et j'en ai 21, maintenant ! répondit Cath'.
— Quoi ?! Oh, bon Dieu, tu étais jeune !
— Ah, ah ! Dans ce monde, une femme n'a que deux choix pour améliorer sa situation : la prostitution ou le mariage. Je voulais être indépendante, alors j'ai quitté ma maquerelle et j'ai été embauchée ici. Je continue parce que cela m'amuse, mais j'espère qu'un riche baron ou un marquis me remarquera. Et en parlant de prostitution, avez-vous lu le dernier pamphlet sur la reine ? demanda-t-elle à Robert, avec des yeux pétillants.
— Oh, oui ... soupira ce dernier, consterné. Je ne crois pas qu'elle ait des rapports sexuels avec ses amis.
— Oh, oh, oh! rit Cath'. Ne sois pas stupide, elle est la plus célèbre prostituée autrichienne en France.
Mais Robert ne voulait rien entendre à ce sujet. Pour lui, Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine, fille de l'empereur romain François-Étienne de Lorraine et de l'impératrice Marie-Thérèse de Habsbourg, était innocente. Elle était la pauvre Justine, qui souffre des malheurs de la Vertu : son corps n'a pas été violé, mais sa dignité le fut. Son mari, le roi Louis XVI, était dans le même bateau : timide, il ne communiquait pas beaucoup avec sa femme et n'avait pas d'enfants.
En outre, il ne courait pas les filles donc le rôle de la maîtresse royale était vacant. Cette fonction permettait d'avoir pitié de la reine trahie, et d'affliger à la maîtresse tous les maux de la société française. Marie-Antoinette, aujourd'hui reine de France, fait preuve d'indulgence envers Madame du Barry, dernière maîtresse du roi Louis XV, car elle connaît le même sort : celui de la haine et des ragots. On dit qu'elle participait à des orgies, mais une lettre de Florimond-Claude, comte de Mercy-Argenteau à l'impératrice Marie-Thérèse, permet d'effacer ces rumeurs(c) :
« Sacrée Majesté, la reine de France répète ses marques de confiance à Mesdames, tantes du roi, même si elle ne leur accorde pas autant de faveurs qu'elles ne le souhaitent. Le comte d'Artois voit souvent la reine ; et le roi, qui a l'air sévère mais qui est doux et faible, ne fait rien. Monsieur est plus réservé, mais il connaît son rang, il est le plus ambitieux : il regrette l'attitude de ses frères, et je ne serai pas surpris d'apprendre un complot dont le but est de le faire roi de France. Ne me blâmez pas, mais j'ai pensé que c'était la chose la plus sage à faire : j'ai conseillé à la reine de protéger son mari de Monsieur et de remettre le comte d'Artois à sa place.
La reine a certaines préférences pour un chevalier suédois, Jean-Axel de Fersen. S.M. et ses grands amis, la princesse de Lamballe et la comtesse de Polignac, jouaient près du Petit Trianon le dernier soir, avec le roi, ses frères, le chevalier de Fersen et moi-même. Ils s'envoyaient des œillades mais je l'ai gardé pour vous et moi. Monsieur de Fersen est un bel homme, le favori des femmes ; et S.M. a choisi Monsieur de Fersen comme champion pour un match contre le comte d'Artois. Le ton qu'elle a utilisé dans ses encouragements était très amical, mais personne n'y a prêté attention, à part moi.
Votre très-humble et très-fidèle sujet,
Comte de Mercy-Argenteau.
Ce 20 de Septembre de 1775 »
Marie-Thérèse n'attendit pas pour répondre au comte de Mercy-Argenteau :
« Schöbrunn, 9 octobre - Comte de Mercy, j'ai reçu votre lettre aujourd'hui et celle-ci était plus intéressante que la dernière lettre de ma fille. Votre conseil était sage et continuez à la surveiller : elle reste vigilante vis-à-vis de ses demi-sœurs et de ses demi-frères ainsi que de leur entourage. Mais parfois, elle perd trop facilement son sérieux : trois lettres avant la dernière, elle était enchantée par la compagnie de Mesdames de Lamballe et de Polignac ; au cours de ma lecture, j'ai senti Madame de Lamballe sincère en amitié, mais Madame de Polignac m'a paru opportuniste.
Elle ne m'a rien dit à propos de M. de Fersen, mais j'ai appris que le nouvel ambassadeur du Japon, M. Hidéaki Ado, était à Grenoble et que leurs majestés royales l'attendaient pour la fin du mois. Elle a dit qu'il était escorté par un officier japonais-anglais, Sir Richard Kagane, comte de Saint Mary Meads, qui connaît personnellement le roi de Grande-Bretagne. Ma fille a un bon caractère et elle est facilement séduite. Par conséquent, s'il est beau comme vous le dites, vous ne devez vous inquiéter que s'il veut profiter de sa position.
Marie-Thérèse »
Gabrielle, comtesse de Polignac, n'était ni méchante ni opportuniste comme le pensait Marie-Thérèse : elle appréciait beaucoup Marie-Antoinette (qui la surnommait « cher cœur »), mais les Polastron et les Polignac étaient toujours à comploter, alors elle les suivait, même si elle n'est pas parfois d'accord. Louis-Stanislas et Marie-Joséphine, comte et comtesse de Provence, étaient les pires ennemis de la reine et du roi, avec Charles-Philippe et Marie-Thérèse, comte et comtesse d'Artois : c'étaient les principaux fournisseurs de fonds des pamphlétaires, et Louis-Stanislas voulait être roi à la place du roi.
Cette dernière chose n'était qu'une rumeur, mais la noblesse espérait le voir sur le trône français. La seule personne qui a suivi son cœur était Marie-Louise, princesse de Lamballe, épouse du prince de Lamballe, prince du sang. Le « cher ange » de Marie-Antoinette était vraiment fidèle à sa reine, et pour rien au monde, elle ne comploterait contre elle.
---- Notes ----
(a) Robert le Moine et Nicolas Sallior étaient vraiment valets ordinaires, mais de Madame la duchesse d'Orléans, belle-sœur de Louis XIV. En revanche, Monsieur de La Tour fut bien contrôleur général de la Maison de Madame la comtesse de Provence, belle-sœur de Louis XVI.
(b) Toute comparaison avec nos devises actuelles est hasardeuse, mais 1 livre française correspond à 8 anciens francs, soit un montant équivalent à 0,01 euro.
(c) Les lettres suivantes sont fausses ; elles furent écrites par votre serviteur, pour l'intrigue.
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