Les Liens hypocrites

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La fortune de Richard Kagane consistait presque tout entière en un domaine dans le sud de l'Hampshire, près du littoral anglais, d’un revenu de 12 000 livres sterling. On connaît St Mary Mead depuis la fin du xie siècle, et aussi loin qu'on s'en souvienne, ce n'était pas un lieu de renom : il faudra attendre le xxe pour qu'il gagne en importance, aux alentours de la seconde guerre mondiale. La famille comtale était d'extraction chevaleresque et régnait depuis l'invasion de l'Angleterre par le duc Guillaume le Conquérant.

Les FitzAlric s'éteignirent avec le père de Richard : ce dernier était son fils illégitime, né sous le nom de sa mère Chrysanthème Kagane. Cette dame était une esclave, employée à la maison d'un seigneur voisin, Godouin de Salisbéry. L'ayant trouvé fort belle, il demanda à la voir et de cette mutuelle attirance naquit un enfant. Malheureusement, elle mourut vingt ans plus tard et le comte envoya Richard en France, où il venait le voir quelques fois, pour en faire un parfait gentilhomme.

Prit d'attachement pour ce pays, il montra tant d'intelligence et de loyauté envers sa nouvelle patrie qu'il fut engagé par le Service du roi. Agent-double au service de la France, il devait aider à planifier l'invasion de l'Angleterre, prévue par Louis XV ; mais cette deuxième invasion par la France fut avortée. Grâce aux intrigues d'un ami puissant de la France, le baron de C***, il fut envoyé au Japon pour convaincre l'empereur Momozono II d'être un allié commercial de la France, face aux Britanniques.

Heureusement, Ado Hidéaki, haut placé dans la hiérarchie administrative du pays, facilita les choses auprès de l'empereur : il était tombé amoureux du jeune occidental métissé. Et lui, l'aimait-il ? Oui, c'était un amour simple, sincère, et les deux hommes n'ont jamais étés les derniers pour se prendre dans les bras, et avoir des moments très intense ensembles.

— Avec qui vas-tu à la représentation, ce soir ?

— J'y vais avec une connaissance et de jeunes personnes qui doivent faire leur entrée dans le monde.

— Puis-je savoir qui sont ces personnes ?

— Oh, tu ne les connais pas. répondit Richard en haussant les épaules.

Depuis l'escapade de Richard, Hidéaki craignait qu'il en ait profité pour le tromper. Et depuis, même durant leur habillement dans leurs appartement, il ne s'empêchait pas d'être de méchante humeur.

— J'aimerai quand même savoir. dit fermement l'ambassadeur.

— Oh ! Le comte d'Artagnan, le tailleur et un valet ordinaire de Madame, et une femme de chambre de la comtesse d'Artois, qui se prostitue à l'occasion ! lâcha Richard.

— Des domestiques dont une qui se vend, dans une loge de la noblesse ! s'exclama Hidéaki, outré d'un tel viol des conventions. Mais c'est insensé, c'est une horreur ! J'en parlerai au roi de ce pays, il doit être…

— Ce sont ses invités. Il est de coutume en France, que lors d'une première dans le pays d'un opéra, des personnes tirées au sort parmi le petit peuple aient la chance d'y assister dans une loge.

Le mensonge de Richard étonna Hidéaki, qui s'en trouva tout de même convaincu : il n'était pas en France depuis longtemps, et malgré tout ce que lui avait raconté son amoureux, il ne cessait d'être surpris. L'ambassadeur et les invités royaux allèrent avec le premier couple de France, pendant que Louis-Constantin, qui était partit devant, attendait ses compagnons devant l'Opéra. Quand tout le monde fut arrivé, on entra dans les loges réservées. Louis XVI espérait que cette pièce allait être assez parlante pour que ses frères mettent leurs ambitions au placard.

— Madame, disait-il à Marie-Antoinette, comment s'appelle ce librettiste, déjà ?

— Il se nomme Noé… Oh, c'est fâcheux mais j'ai perdu son nom ! Monsieur de Mercy-Argenteau, vous souvenez-vous ?

— Oh, fit le comte avec bonne humeur, je ne m'en souviens pas, mais je crois que son nom commence par un W, et qu'il est très compliqué à prononcer !

— C'est donc la pièce de Monsieur Noé W. que nous verrons ce soir. ironisa Monsieur, ce qui fit sourire tout le monde.

Hidéaki regarda la scène, et il put apercevoir un homme, caché derrière les rideaux sur la gauche, avec des cheveux bruns et une paire de lunette. Il s'agissait de Monsieur W., qui regardait l'affluence de spectateurs et qui fut tout fier de voir la famille royale à cette grande première.

— Si la reine applaudit à la fin, ma fortune est faite ! pensait-il.

Dans la loge de Richard, on s'installait bruyamment.

— Je vais sûrement m'endormir, disait Cath', je vais me mettre derrière. Louis-Constantin, toi non plus tu n'est pas vraiment amateur d'opéra ; je crois que c'est là un de nos nombreux points communs.

— Effectivement, répondit ce dernier. Que ceux qui veulent profiter le plus du spectacle se mettent devant !

— Ainsi parla le comte d'Artagnan. plaisantait Toine. Je vais me mettre devant, j'aimerai voir ce que vaut un opéra depuis cette hauteur !

— J'en fais autant, dit Richard.

Le Grand, qui était aux toilettes, se trouva aussi derrière. Mais homme rustique qui n'aimait pas ces envolées lyriques, et qui s'endormait à la messe, cela ne le dérangeait pas. Mais Richard lui dit qu'il espérait que les scènes de danses lui plairaient mieux. Les Liens hypocrites se passait dans la Grèce antique, et Marie-Antoinette souriait de l'ingéniosité qu'avait eut la première personne à imaginer des fables.

Les personnages de l'opéra-ballet étaient les dieux et les déesses de l'Olympe, des créatures mythologiques ainsi que quelques mortels. Jupiter (Louis XVI) était jeune roi, les nymphes et les satires le célébraient. Junon (Marie-Antoinette) montait sur le trône avec lui et on critiqua vivement le règne de Chronos (Louis XV), ce qui fit rire les spectateurs. Louis XVI se contenta d'esquisser un sourire, comme ses frères : autant le librettiste avait raison de dire qu'il fut mauvais roi, autant le parallèle était trop flagrant aux yeux de ses descendants ; un peu plus de subtilité aurait put être appréciable. Monsieur et le comte d'Artois n'étaient pas au bout de leurs peines : voilà que Pluton et Neptune (Monsieur et d'Artois) faisaient grises mines, et cachaient leur jalousie envers le nouveau roi avec difficulté.

Le couple souverain se regarda avec un sourire satisfait, pendant que les deux derrière pâlirent et serrèrent les poings. Quand les deux frères vinrent présenter leurs hommages avec leurs épouses Amphitrite et Perséphone (Marie-Thérèse et Marie-Joséphine), ils le firent avec tant d'excès que le chœur des divinités olympiennes se moqua d'eux quand ils s'en allèrent dans leurs maisons. Le comte d'Artois prétexta un besoin de se soulager et les quitta pendant un moment. Il manqua alors l'arrivée de la Discorde, de la Calomnie et de l'Hypocrisie, venues à la demande de Pluton, qu'il parvint à convaincre de participer au complot contre le couple du ciel.

À ce moment, plusieurs regards se tournèrent vers la loge royale quand on reconnu quelques vers ou passages méchants envers le couple royal, dit par les trois horribles personnages. Les pamphlétaires rougirent de leurs méfaits quand ils entendirent cela, mais s'en amusèrent aussi. Marie-Antoinette et Louis XVI jubilaient. L'ambassadeur du Japon, peu familier avec la culture occidentale malgré ce que lui avait apprit le comte anglais, ne comprenait pas tout, mais appréciait le joyeux spectacle. Celui de Marie-Thérèse, de son côté, fronçait les sourcils et restait sceptique. Il relatera la soirée dans une lettre écrite le lendemain à l'impératrice :

« Impériale majesté, hier au soir, nous fûmes en compagnie de LL.MM, LL.AA.RR. Monsieur et le comte d'Artois, pour la première représentation des Liens hypocrites, de Monsieur W. C'est ainsi que cet homme a la fantaisie qu'on l'appelle et qu'il signe ses œuvres. Cet opéra-ballet était un opéra à clef, : après la fin de Chronos, Jupiter et son épouse sont intronisés ; mais Neptune et Pluton conspirent pour prendre leur place. Ils appellent à eux des déesses mauvaises, qui propagent le doute et les mensonges. Dans le second acte, le couple royal s'en amuse avant que les attaquent se fasse plus perfides. Mandé par Jupiter, Mercure va chercher qui propage de mauvaises rumeurs avec l'aide de ses enfants, et découvre bientôt les coupables. Le troisième acte se déroule durant la fin d'une guerre civile, où les coupables sont châtiés.

Ceci est un très court résumé de l'essentiel, la pièce dure une heure. Personne ne fut dupe, et les frères de S.M. le roi furent mal-à-l'aise devant ce sermon à peine caché. Dans l'assistance, on regarda souvent vers la loge royale, en essayant de voir quel visage faisait LL.AA. LL.MM. étaient confiantes de l'effet que cela allait produire sur l'opinion publique. On rit beaucoup de cet événement durant la soirée — et encore maintenant, — si bien que LL.AA. ne sont pas réapparues depuis, et restent cloîtrées dans leurs appartements. La honte est sur leur visage, dit-on, et je pense que cela calmera leurs aspiration pour un moment. À Versailles, je ne fus pas le seul à sentir que l'atmosphère était tendue.

J'ai l'impression que la Cour est partagée entre ceux qui ont aimés Les Liens Hypocrites, et ceux qui l'ont détestés ; ou, devrais-je dire, entre le camp du Roi et celui de Monsieur, frère de celui-ci. Monsieur Hue de Miromesnil, chancelier de France, m'a dit qu'avant même la première d'hier soir, la pièce était passée entre ses mains. Il m'a assuré qu'il y avait eut peu de changement, donc cela avait dut plaire à la noblesse. Je pense que la censure royale fut limitée par l'action de S.M. votre fille, qui avait suivit l'écriture de l'opéra en secret. Elle a d'ailleurs applaudit, ce fut un franc succès.

Seulement, S.M. le roi failli mourir d'un attentat contre lui ce même soir : celui-ci allait avec S.M. la reine et LL.AA. ses frères, sur la scène pour serrer la main et féliciter le librettiste, ainsi que le chef d'orchestre. J'étais aussi avec eux, tout comme l'ambassadeur du Japon, quand ce dernier s'élança devant S.M. le roi, et qu'il fut frappé entre le thorax et l'abdomen. Bernard Louvet, un homme de cette troupe, avait sortit une dague et s'était jeté sur le roi pour le toucher au cœur. Il y eut un grand émoi : les gens reculèrent de surprise, avant que Monsieur W. et moi-même réussissions à le maîtriser, et LL.MM. firent appeler la police et un médecin pour l'ambassadeur qui s'écroula. Ce dernier est dans un état moyen. Il est plongé dans un sommeil comateux, veillé par son garde-du-corps, qui était dans une loge non loin de la notre, avec une petite compagnie. Le comte de St Mary Mead, a assisté à la scène depuis le balcon et s'est pressé de nous rejoindre sur la scène, dans un état de grande frayeur. M. Louvet réussit à se libérer, d'une manière qui m'est inconnue pour l'heure, car j'étais surpris. Il tenta de fuir en bousculant des femmes du chœur. Le comte d'Artois se lança à sa poursuite et le passa au fil de son épée. L'homme tomba et le comte fut fort satisfait de son geste, disait que M. Louvet ne nuira plus à la société.

Mais le comte anglais se releva et se précipita sur S.A. Fou de douleur, il lui hurla : « Il nous l'aurait fallut vivant, Monsieur ! Je suis certain que c'est une personne de votre entour ! » Il le secoua par le col, mais le comte d'Artois le repoussa, et le menaça du même sort que l'homme qui tenta d'homicider le roi. Nous étions tous d'accord pour dire que cela était des accusations grave, mais S.M. le roi demanda à son frère de pardonner les dires du comte anglais, complètement déboussolé. Ainsi se termina la représentation. Le corps de M. Louvet fut emporté par la police du roi, et celui de l'ambassadeur du Japon chez le comte de St Mary Mead. Nous prîmes la route du château de Versailles, après ces émotions, dans le silence. LL.MM. ne se quittèrent pas et discutèrent toute la nuit. Épuisé, je m'étais couché dès notre arrivée. Je sais que l'épouse Louvet, mercière, est sous surveillance policière avec ses deux enfants. Je tiendrai V.M. au courant de cette affaire, si elle le désire.

Votre très-humble et très-fidèle sujet,

Comte de Mercy-Argenteau.

Ce 13 d'Octobre de 1775 »

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