Iris
Je m'étirais dans le lit, les yeux clos. Vanille, fleur de tiaré, poivre, le flottement du parfum puis le léger enfoncement du matelas, une forme oblongue, souple, féline, me rejoignait lentement. À présent au-dessus de moi, je gardais les yeux clos, savourant la lenteur des gestes, l'effleurement de la chevelure opulante qui caressait mes reins, frissonnant sous le crissement des ongles appuyés le long de mes omoplates, enfoncés assez pour que le tracé se voie, juste avant la douleur de la griffure, comme l'inscription dans ma chair de la possession de mon corps, de mon âme, le rappel charnel de mes voeux d'abandon au corps qui allongeait sa fraîcheur de la douche glacée tout contre mon être entier. Je gardais les yeux clos. Je devinais le sourire carnassier qui se dessinait sur les lèvres d'Iris et je ressentais avec précision ses intentions de jouissance dans la chaleur étouffante de la pièce, malgré le grand ventilateur qui ne faisait que brasser l'air chaud de cette nuit d'été. Je gardais les yeux clos.
À peine le temps de boire un café serré, je mis le contact de la voiture. Le moteur tournait rondement, trouant le silence de la nuit. Par la vitre baissée, Iris me souffla un baiser léger dispersé sur ses doigts tendus vers moi. La nuque relâchée, le sourire de tendresse, cherchant à noyer son regard dans mes yeux, comme à se recharger de toute l'énergie d'amour que nous partagions depuis 5 ans. Sur ce regard, je desserrai le frein à main et la voiture glissa dans l'allée gravillonnée du pavillon. Bientôt, ce fut l'autoroute, rejointe pour gagner je ne sais quel temps précieux aux humains laborieux, qui doivent se rendre à un quelconque travail. Il fallait que je remonte toute la côte ouest de la France pour arriver à Paris avant 6h30, heure de la première chronique du matin sur cette radio qui jusqu'alors m'autorisait à travailler à distance. Les ondes c'est partout. Je pensais que j'aurais pu envoyer un hologramme de moi-même si j'avais vécu cette scène un demi-siècle plus tard.
Les phares m'éblouirent et le vacarme, surtout le vacarme, emplit mon être. Ce fut une douleur fulgurante qui arracha mon esprit de ce corps mutilé que les sauveteurs extrairaient quelques heures plus tard de la tôle emmêlée des deux véhicules encastrés. Un chauffard ? Un père de famille conduisant trop vite, à la recherche, quelque ultime instant de trop, de la nouvelle orientation GPS. Bref, la voiture avait perdu le contrôle et j'étais en face, au rendez-vous à ce moment de ma mort.
Ce n'était plus mon regard sombre qui te suivait, épousait à chaque instant les souffles de ta vie, percutée, renversée, à l'annonce de l'accident dans ton téléphone portable. C'était les vapeurs d'amour dont je cherchais à envelopper le froid qui avait glissé et s'était logé dans ton coeur meurtri. Depuis deux ans, tu vivais telle une automate, te raccrochant aux gestes du quotidien à respecter comme autant de bouées d'appui sur un couloir de nage en eau profonde.
Les nuits, parfois, tu repoussais de la main un effleurement, quelques chatouilles sur ta joue, seules caresses que je parvenais à déposer sur tes joue striées des marques des draps enroulés, froissés et humides de tes larmes. Ces larmes que j'aurai tant voulu sécher et par un geste de magie transmuter en sourire carnassier lorsque le désir pointait dans ton être. Ce désir était mort, celui du sexe, celui de vivre. Les goûts avaient déserté ta bouche et les halos de lumières colorées ne ravissaient plus tes yeux aux récitals de danse. D'ailleurs, tu ne montais plus sur scène, rendant ton corps mou et absent aux entrechats, pointé-piqué, arabesque, pas de bourrée, battement de jambes orchestrés aux mesures des notes égrenées de tes ballets préférés. La mort du cygne ... Retourne danser Iris. Remets ce corps en mouvement. Retourne plier puis grandir ton dos ciselé aux muscles dessinés. Retourne Iris, car seule, sur la scène, lorsque tu seras délivrée des injonctions de réussir à survivre, lorsque ton corps reprendra le chemin instinctif des vingt années de discipline dansée, ton âme, chérie, viendra au firmament rencontrer ma vibration d'amour. Retourne danser Iris.
Le rideau s'ouvre. C'est un velours lourd qui balaye le sol gris marqué des multiples répétitions de pas, griffé, strié. La scène est vaporisée de la couleur des projecteurs. Le rond de lumière comme un phare dans la nuit inonde ton corps d'orangé et de bleuté. Devant toi, quelques fauteuils des 3 premières rangées se distinguent. Au premier rang, ta meilleure amie. Les larmes dans les yeux et les lèvres tremblantes. Elle accompagne ton retour sur scène dans cette salle de spectacle aquitaine.
Tes muscles tendus rendent la mémoire à tes bras dans l'arrondi soutenu, les chevilles montent sur pointes, gainant chaque muscle de tes cuisses. Adage, grand battement, piqué, piqué, élan, grand jeté. Tu oublies. Tu branches un radar de toi seul connu. Tes yeux sont tournés à l'intérieur de toi. Les rétroviseurs montrent un lit et mon corps étendu, les yeux clos. Tu avances au-dessus de moi, souple et oblongue, féline et carnassière car tu sais que dans quelques minutes, je succomberai à t'arracher la jouissance de ton corps. Tu sais et tu refais en vision le chemin de ma peau. Tes ongles plantés sur mes omoplates. Je me retourne. Mes yeux clos s'entrouvrent. Et dans cette étincelle d'amour que seules deux âmes réunies peuvent convoquer, tu me vois. Nous nous sommes rejoints au-delà de l'existence terrestre.
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