Encombrement
Monsieur Bastain vivait dans un appartement d'une jolie surface qui laissait par les baies vitrées entrer des vagues de lumière rose lorsque les soleils de montagne se couchent, dans les alpages.
Monsieur Bastain aimait apporter de la gaieté et offrir son aide à ses voisins et amis.
Le Saint Bernard lové en lui était porté à sauver par nature le passant perdu dans les brouillards des altitudes. Il continuait de lui souffler d'acquiescer aux requêtes formulées.
Apprécié pour cette gentillesse et sa bonhommie, les amis tout à tour lui confiaient tel un privilège ce qui les encombrait.
Qui un carton de souvenirs de chagrin, qui un fauteuil qui ne rentrait plus dans son nouveau chez lui, qui un confiturier patiné d'un oncle décédé, qui un broc de Vallauris hérité d'un grand-père ... Il n'était pas question de déchetterie, juste d'entreposer un moment le superflu auquel on tenait tant.
Monsieur Bastain comprenait, accueillait, rangeait, stockait, étouffait.
Un après-midi de mars, il réalisa qu'il ne pouvait plus faire le tour de son appartement autrefois lumineux. La lumière ne toquait plus aux baies vitrées de sa salle à manger. Il devait désormais aller marcher dans les alpages pour observer les couchers de soleil s'endormir derrière les sommets découpés des Aravis.
Il s'aperçut qu'il ne partageait plus de café avec personne venu s'installer dans son canapé rustique siroter et papoter comme savent le faire les amis de toujours.
Jetant un regard alentour, il tourna sur lui-même esquissant de tout petits pas telle une valse retenue pour ne pas accrocher et buter contre un carton de trop.
Encombré. Son appartement était saturé.
D'une main, il tata, le premier objet venu à dextre. Il ne connaissait pas son histoire. Juste son propriétaire déserteur. A senestre de même. Il eut alors une furieuse envie d'extirper du fatras accumulé une photo importante pour lui. Celle où il était photographié avec ses anciens potes lors de leur triomphal vol en parapente.
Il ne savait plus où elle pouvait être, rangée, cachée, perdue peut-être même, dans les strates de sédiments des souvenirs des autres. Il porta les mains à sa gorge qui manquait d'air frais.
Alors, enjambant et écrasant les intrus accumulés chez lui, il sortit pieds nus.
Dehors, il marcha vers le ruisseau, le Borne, qui coule en contrebas. Il s'assit en tailleur et se sentit vide. La mélodie de l'eau et le chant renouveau des oiseaux préparant leur nid l'endormirent.
La nuit posa un voile frais sur les épaules du paysage et de Monsieur Bastain. Est-ce la rosée ou cette petite fourmi venue chatouiller son menton ou encore une muse nocturne, Monsieur Bastian ouvrit les yeux sur un ciel très étoilé. Il écouta alors une petite voix intéreure très étrange distiller un curieux conte dont il ne saisit pas pourquoi il lui était adressé.
"L'arbre qui crée les feuilles voit à ses pieds leur douce chute colorée en automne. Prennent le relais les fourmis, les vers de terre, toute la petite faune nettoyeuse qui aère et nourit la terre. Les oiseaux aux heures de pluie, réjouis, s'abattent sur les festins de larves. Bien nourris, ils patientent en attendant que l'arbre verdisse ses nouvelles feuilles pour y nicher leurs oisillons, futures figures chantantes des forêts florissantes."
Les pieds un peu gelés, Monsieur Bastain se releva et sautilla sur place. Le sang circulait de nouveau, la chaleur irradiait son coeur. Il avait une idée.
- Je ne peux pas être seul à porter les histoires des voisins. J'ai nui à ma santé et me suis isolé sans même le percevoir.
Rentré dans son appartement confiné, il s'empara de son smartphone, rechercha le groupe de discussion des voisins des Bornes et envoya un message.
"Vos objets s'ennuient de vous. Ils palissent d'oubli et veulent vous retrouver. Venez les rechercher ce weekend à midi. Je prépare des saveurs sucrées salées à déguster ensemble."
Le lendemain matin, il dut se rendre à l'évidence, personne n'avait répondu. Essoré, d'avoir tourner dans sa tête toutes les idées mêlées, il pleura. Ni de tristesse ni de découragement. De colère. Une colère noire, contre lui-même, son inaction, son incapacité à s'épauler, à être garant de sa destinée. Que valait sa destinée, d'ailleurs ? Sa gentillesse l'avait conduit à disparaître derrière les vies des autres.
Un oiseau imprudent s'étant sans doute perdu se trouvait perché sur une haute armoire et l'observait, tremblant. Monsieur Bastain comprit qu'il était entré par la baie à peine entrouverte, mais que pour ressortir, le passage était bloqué par le carton dans lequel il avait cherché la photo égarée. Il eut envie de le guider vers sa vie de liberté.
Alors, il enleva le carton qui bloquait l'ouverture en le déposant sur le palier dans la cage d'escalier. Déjà, il voyait un rayon de soleil baigner le parquet de son chez lui. Il s'assit dans un coin et attendit que l'oiseau enfin confiant sautille et prenne l'envol par les croisées grandes ouvertes.
Monsieur Bastain se surprit à entendre une drôle de voix chantante lui conter :
"Chaque printemps voit le renouveau, avec un nid neuf comme la promesse d'une histoire à écrire."
Monsieur Bastain ne lutta pas et accueillit ce qui semblait inintelligible.
Le lendemain, il prit son smartphone et rédigea un nouveau message dans le groupe de discussion des voisins des Bornes.
" Créons ensemble un feu de joie à réveiller le ciel et les esprits pour renouer avec notre essence de légèreté. Tout ce qui un jour nous a encombré sera remercié, donné ou libéré dans les flammes rouge et or dans l'allégresse partagée. Ne ratez pas cette occasion unique de faire de la place pour toutes les nouvelles aventures qui peinent à rentrer dans vos vies fatiguées. Que ceux qui rêvent de liberté me retrouvent pour brûler leurs chimères."
Ce message ressemblait fort à une bouteille à la mer. Conscient qu'il faudrait des destinataires concernés pour répondre à l'appel, il éprouva un moment de découragement.
Pourtant, des notifications sonnèrent sur son smartphone. Les voisins empiéteurs d'hier, appréciaient l'initiative de demain. Mieux, ils la louaient, se l'appropriaient et distribuaient les rôles pour que chacun amène et reparte avec un lot différent, de plat à partager comme de cartons à brûler ou, mieux encore, à donner à d'autres qui en auraient l'utilité.
Le troc organisé dans les champs attenants vit les voisins et amis, telle une ruche de printemps, désencombrer l'appartement de Monsieur Bastain, le leur également et festoyer ensemble lors de cette journée saluée par un franc soleil sous le signe du partage et de la légèreté retrouvée.
Depuis la saison du printemps signe le retour des vide-greniers.
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