Ce que l'on tait
Inouk a échappé à la surveillance de ses parents.
Il glisse de ses pas aux rondes empreintes sur le blanc de la neige. Ses chaussures sont en peaux de phoque, confortables, enveloppantes.
Elles forment de jolis rondins aux pieds d’Inouk. Il glisse, s’élance et rit. Il n’a pas vu venir le crépuscule. Le lac n’est pas assez gelé pour le traverser.
Le lac l’appelle « Inouk, viens ».
Inouk sait que les étoiles sont cachées. Les nuages portent la pluie qui ruissellera sur le sol gelé et trouera l’eau noire du lac. Inouk avance et entend les bruits sourds des battements de son cœur. Ils disent la peur. Une fraction de seconde encore, Inouk a le choix.
Se retourner. Appeler fort « A l’aide ! » et les chiens de son traîneau flaireront sa trace. La torche au poing, ses parents écouteront et sonderont les bruits que le vent ramène. Inouk a le choix. Il avance d’un pas. Un seul suffit.
Déjà l’eau froide s’ouvre et l’engloutit. Le froid brûle et tétanise ses mains, sa nuque, son ventre. Inouk regrette. Il a cru que devenir homme, c’était braver la banquise, ignorer les vents et l’ombre qui obscurcit le rivage. Son corps est lourd. La peur l’a envahi. Il est perdu.
Ouvrant les yeux au fond de l’eau pour s’avouer vaincu, il voit face à face son regard en miroir. La petite fille a son âge. Les yeux frangés de longs cils noirs. Les paupières étirées du peuple Inuit. Elle a son âge et n’aura jamais d’autre âge que celui d’Inouk en cet instant précis. Tous les deux noient leur regard l’un dans l’autre et se racontent.
Enouk avait lâché la main de son petit frère, le laissant au creux du traîneau, en sécurité, quelques instants. Elle avait cru qu’être femme, c’était lâcher la main de l’enfance, ignorer les vents violents et glisser brave et seule sur le sol blanc et gelé. Le lac s’était ouvert. Enouk avait sombré. Le traîneau des chiens ne l’avait pas retrouvée.
Les années passant, la banquise avait offert au faible soleil le miroir lisse de l’oubli des drames. Les parents avaient pleuré. Inouk n’avait pu réchauffer leur cœur. Il rejoignait sa sœur.
Le regard rivé dans les yeux d’Enouk, il ne sentait pas son corps remonter doucement à la surface de l’eau noire. Les membres gelés et insensibles ne percevaient pas le cuir lisse et luisant de Zibou, la baleine.
Enouk la conduisait en douceur à la surface. Déjà l’évent soufflait l’eau. Et son doux cri long et aigu, hypnotisant et apaisant, sifflait les chiens du traîneau. Ceux-ci avaient perçu la sirène. Les vents avaient poussé les nuages et les lueurs éclairaient de nouveau la route aux parents effrayés.
Enouk embrassa son frère qui l’avait rejointe en lui murmurant que ce n’était pas l’heure pour lui de vivre au pays de l’éternité. A se penser invulnérable, elle avait chuté au pays de l’immobilité. Petite fille à jamais, elle ne grandirait pas. Mais son cœur battrait toujours pour Inouk son petit frère. Zibou était venue l’aider à le raccompagner au pays où l’on grandit. Déjà le traîneau arrivait. Les parents l’emportaient enveloppé dans de chaudes peaux de caribous.
Inouk se réveilla au creux du tupiq la tente inuit. Le sommeil des habitants s’entendait aux respirations longues et profondes. Il faisait chaud. Autour du poteau central, sur une corde tirée, séchaient ses bottes en peaux de phoque. Elles égouttaient et faisaient ploc sur le seau d’eau au-dessus du feu. Dans peu de temps, une faible lumière simulant l’aube se lèverait. L’eau bouillirait pour le thé brûlant.
Inouk regarda la paume de ses mains. Avait-il rêvé ? Zibou avait déposé un coquillage dans l’une et Enouk une mèche de cheveux bruns dans l’autre. Alors Inouk écouta son cœur et il sut l’histoire que ses parents lui avaient tue.
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