2. Hallucinations
— Monsieur, sortez d'ici !
J'ouvre les paupières avec difficultés. Mon corps est perclus de courbatures. J'ai froid. Et par tous les dieux, où est-ce que je suis ? Dehors ? Je vois un carré d'immeubles s'étirer vers le ciel encore noir, mais parcouru d'une aura de lumière timide. L'aube ou le crépuscule ?
Encore un putain de junkie...
Quoi ? Qu'est-ce qu'il raconte ? C'est de moi qu'il parle ? Je ne me drogue pas. Dans quel état suis-je pour qu'il dise ça ? J'exécute un pénible effort pour tourner la tête vers mon interlocuteur. Ma nuque craque comme un fagot de brindilles sèches. Je vois flou, mais distingue quand même un homme âgé et voûté qui croise les bras pour gonfler son corps. En signe de mécontentement.
— Vous êtes sur une propriété privée. Partez d'ici immédiatement ou j'appelle la police !
Le signal d'alarme s'enclenche au mot « police ». Il y a peu de choses qui m'effraient davantage que cette institution censée protéger les honnêtes citoyens. Il faut croire que je ne suis pas assez honnête. Et que je ne suis pas non plus un citoyen. Après tout, je n'ai pas de papiers, séjourne dans ce pays en toute illégalité et ai une OQTF sur le dos. Hors de question de me laisser embarquer par les condés.
Je pousse sur mes coudes et constate que je suis étalé comme une étoile de mer sur un parterre de fleurs. Probablement des bégonias. Je comprends mieux l'ire du vieux monsieur si c’est son œuvre végétale que j'ai saccagée. Je réalise que je me trouve dans une cour d'immeuble. Mais comment est-ce que j'ai atterri ici ? Je ne reconnais absolument pas l'endroit.
Je redresse ma carcasse avec difficulté. Mon corps irradie d'une douleur d’une origine inconnue. Mes muscles sont endoloris d'avoir dormi dans le froid. Combien de temps suis-je resté dans ce parterre ? Je titube et passe à côté du monsieur fâché en ayant probablement l'air plus pathétique qu'un pantin désarticulé.
Ces chiens d'immigrés ne respectent rien. Si je pouvais les asperger d'essence et faire brûler toute cette racaille...
Même si cela me coûte un effort physique non négligeable, je me retourne et lui fais face, horrifié. Il affiche la même mine égale. Non, il n'a quand même pas dit ça ? J'ai rêvé ! Je suis sonné, je vire zinzin. Ma tête me fait si mal. Que m'est-il arrivé ?
Je presse le pas pour quitter cette cour au plus vite, sans un regard pour les fleurs aplaties.
Dans la rue, même incompréhension. Je ne sais pas où j’erre. Je commence à paniquer sérieusement. Je marche hagard et égaré. La migraine s'intensifie. La nausée aussi. Je m'arrête dans une ruelle et me penche sur un mur pour vider le contenu de mon estomac sur le trottoir. Je tremble et me recroqueville alors que les spasmes secouent encore mon œsophage brûlé par la remontée acide.
Qu'est-ce qui s'est passé ? J'essaye de faire le tri dans ma tête malgré la douleur qui tape sur mes tempes.
J'étais dans ce club... Vendredi soir... Je surveillais Olga... J'allais partir... Je suis allé fumer une cigarette... J'ai demandé du feu... Puis plus rien.
Qu'est-ce qui s'est passé ?
Oh mon Dieu, ces gens sont dégoûtants. Comment peut-on accepter de vendre de l'alcool à ce genre de personnes ?
Comme tout à l'heure, je me retourne brusquement pour connaître l'auteur de ces paroles, mais je ne vois qu'une dame passer dans la ruelle à ce moment-là. Elle fronce les sourcils en me dévisageant, détourne le regard et trace sa route comme si de rien n'était.
Ça y est. Voilà que j'entends des voix. Paniqué, je blêmis et saisis qu'on m'a probablement drogué. Je porte une main à mon jean. Premier réflexe : les pochons de cocaïne. Les quatre sont toujours en place. Mon téléphone aussi. Je jette ensuite un œil à mon portefeuille. Ouf ! On ne m'a rien volé. En fait, non seulement on ne m'a rien volé, mais de l'argent est apparu !
Je ne peux plus fermer ma bouche – encore ruisselante – alors que je fais glisser entre mes doigts les billets de banque. Cinq-cents euros ! Cinq-cents putains d'euros. Mais comment ? Pourquoi ? J'hallucine complètement. Que quelqu'un ait pu me droguer pour me voler, je l'aurais aisément compris, mais qu'on me drogue pour me donner de l'argent, là, je reconnais l'étendue de ma sidération.
Ok, ressaisis-toi, Ejay. Tu es sonné pour l'instant. Peut-être que les souvenirs reviendront plus tard.
Pour l'instant, je dois rentrer chez moi et prendre du repos. Je regarde l'heure sur mon téléphone. Six heures trente du matin. Au moins, il y a des métros à cette heure-ci. J'essuie mon menton d'un revers de manche et reprends la route. Je déboule sur une avenue passante et reconnais le boulevard Diderot. Je décide de marcher jusqu'à la gare de Lyon pour rejoindre le réseau ferroviaire. Tout de même, par quelle magie ai-je parcouru la distance Champs / Gare de Lyon ?
Arrivé dans la station, c'est un fourmillement extraordinaire qui m'agresse. Des gens marchent de tous les côtés, en costume, sacoche d'ordinateur à la main, pressés de se rendre au travail. Surprenant pour un samedi.
Je n'ai pas le temps de me pencher sur la question. La migraine revient en force et martyrise mon crâne avec une violence inouïe. C'est un déferlement de voix, de murmures, de propos et d'images incohérentes qui défilent. Est-ce que ce sont les lumières crues des néons ou le mouvement de la foule qui stimule la virulence des hallucinations ?
C'est plus que mon corps ne peut encaisser. Je tremble et avise une poubelle comme un espoir de salvation. Je me penche sur le sac en plastique et vomis à nouveau. Même si mon estomac n'a plus rien à rendre. La sensation est encore plus désagréable. J'ignore quelle drogue peut rendre aussi malade, mais si j'apprends ce que c'est... Promis, je ne la reprendrai jamais en mon âme et conscience.
— Tout va bien, Monsieur ?
Je tourne la tête. Je ne sais pas à quoi je ressemble présentement, courbé sur ma poubelle et la figure souillée, mais ce n'est certainement pas beau à voir. L'agente, dans son uniforme serré de la RATP, a un mouvement de recul. Je voudrais pouvoir répondre quelque chose, mais rien ne sort de ma bouche.
Je devrais peut-être appeler la police ferroviaire. Ils sauront quoi faire, eux.
Une fois n'est pas coutume, mon cerveau réagit au mot « police ». Je dois partir. Par contre, j'ai rêvé ou ses lèvres n'ont pas bougé ?
Je parviens à murmurer un inaudible « tout va bien » avant de déguerpir en vitesse. Je dévale les escaliers et cours pour attraper la rame du métro qui stationne. Je ne me suis même pas enquis de la direction. Ma tête va exploser. Il n'y a pas de place assise dans la rame. Tant pis, je m'écroule par terre et prends ma tête entre mes mains. J'essaye de respirer, de faire le vide, je bouche mes oreilles, mais rien à faire les voix sont toujours là. Frappant directement dans mon crâne.
Il est bizarre ce type. / Il n'a pas l'air bien. / Encore un migrant ? Ils ne savent pas se tenir ces gens-là. / Pourvu que Miguel me réponde. Il n'est pas en train de me ghoster quand même ? / Je suis tellement claqué, je crois que je vais m'arrêter au Happy Morning pour reprendre un café. / La réunion de neuf heures me stresse. Si seulement je pouvais la décaler...
Un cri s'échappe de ma gorge. C'est à peine si je m'en rends compte. Et là, je me vois ! Une pauvre masse recroquevillée et hurlant de douleur. J'ai l'air si pathétique. Cette vision à la troisième personne m'horrifie plus qu'elle n'horrifie les autres passagers. Les portes du métro s'ouvrent et je détale comme un chat apeuré. Vite. Sortir de la rame. Quitter cet enfer.
Je trouve un siège le long du quai et m'y affale le temps de retrouver mes esprits. Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi. Je m'efforce de garder les yeux ouverts. C'est pire quand ils sont fermés. En face de moi, une pub sur écran plasma géant vante les mérites d'une crème de jouvence : « Avec Progestance, tenez les rides à distance ! » Je me concentre sur le slogan et le sourire figé de la modèle sans âge. Tout pour distraire mon esprit et tenir les voix à distance.
Le stratagème semble fonctionner. La migraine s'apaise. Jusqu'à ce que je voie débarquer un nouvel afflux de travailleurs sur le quai d'en face. Effrayé, je monte dans le métro qui arrive de mon côté.
Il y a tant de gens que ça qui travaillent le samedi ? Je jette à nouveau un œil à mon téléphone. Sept heures, lundi 7 mars. J'ai l'impression de prendre un coup en pleine poitrine. Parce qu'avoir été drogué et être assailli d'hallucinations n'était pas suffisant. Il fallait en plus que ma perte de mémoire s'étale sur deux jours. Deux jours !
Je n'arrive pas à y croire. C'est un cauchemar et je vais me réveiller. J'empoigne la barre du métro, ferme les yeux, puis les rouvre. Rien à faire. La rame est toujours là, les voyageurs me dévisagent toujours avec dégoût et le contact froid du métal souillé de bactéries s'imprime sur mes paumes.
« Avec Progestance, tenez les rides à distance ! »
Je finis le trajet en répétant en boucle ce slogan comme un mantra. C'est la seule manière que j'ai trouvée de ne pas perdre à nouveau pied. Je parviens par miracle à effectuer mon changement et à regagner Place des Fêtes.
La fraîcheur matinale m'assaillit. Je ne suis sorti qu'avec une veste légère vendredi. Le printemps a beau se faire de plus en plus précoce, les vestiges de l'hiver ne manquent pas de rappeler leur existence en dressant la chair de poule sur ma peau.
Je me faufile entre les tours, mes pas remontent la rue Compans, puis l'escalier usé de mon immeuble (l'ascenseur est encore en panne) guidé par la mécanique de l'habitude. Mes doigts tremblent lorsqu'ils cherchent la clé pour la porte d'entrée que je parviens à ouvrir, bon an, mal an.
Chez moi. Je pousse un soupir de soulagement, celui du vétéran qui retrouve le confort de son nid douillet après une guerre d'usure. Je dois résister à l'envie de m'effondrer immédiatement dans mon lit. D'abord une douche ! Bien chaude. Je traverse le couloir à pas feutrés. La porte de la chambre d'Olga est entrouverte, je vois sa silhouette vautrée entre ses couettes. Je n'ai pas besoin de m'approcher pour savoir qu'elle dort comme un loir et rêve de son ancien professeur de maths qui lui rend une mauvaise note à un contrôle. Un sourire se dessine presque sur mes lèvres. Mais non, enfin ! Arrête ça, Ejay. Comment peux-tu savoir de quoi elle rêve ? Encore ces hallucinations...
Je me déshabille en vitesse dans la minuscule salle de bain. Malgré ma fatigue, je fronce les sourcils en me rendant compte que le caleçon et le tee-shirt que je porte ne sont pas à moi. Je n'en suis plus à une bizarrerie près. La douche, plutôt ! Je savoure avec un réconfort évident la sensation de ce ruissellement chaud et purifiant sur mon derme. Je pourrais rester une éternité sous le jet d'eau, mais je dois quand même faire l'effort de me savonner. Alors que je commence à frotter mes poignets, je réalise que des traces rouges s'étalent sur ces derniers. En faisant la mise au point sur ma vision, je comprends qu'il s'agit de traces de cordes. J'inspecte le reste de mon corps. Il y a des marques ailleurs, de légères stries rouges sur les hanches, les cuisses, les fesses...
Nouveau sentiment de malaise. Est-ce qu'on m'a kidnappé ? Séquestré ? Torturé ? Violé ? J'appréhende, mais il faut que j'en aie le cœur net. Je passe un doigt sur le pourtour anal. Légère pointe de douleur. Comme s'il avait été amplement sollicité. Peut-être. Je ne suis pas sûr.
Je m'effondre dans la vasque et me recroqueville comme une pitoyable fleur fanée. L'eau qui coule encore étouffe le bruit de mes pleurs. Mon corps voudrait vomir encore une fois, mais je le retiens. Je ne veux pas cracher de la bile.
Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je ne me souviens de rien ? Même pas de ça ?
Je découvre qu'il y a finalement pire que le fait d'être abusé : le fait d'être abusé et de ne pas s'en rappeler. Je pourrais croiser mon agresseur dans la rue et lui dire « bonjour », l'air de rien. Cette pensée me retourne l'estomac. Finalement, si. Je vomis une troisième fois.
À bout, je finis par sortir ma carcasse de la douche et la traîne jusqu'à ma chambre. À l'origine, c'était le salon, mais dans cet appartement de deux pièces, nous avons redécoupé l'espace pour avoir chacun notre intimité. La seule zone partagée est la cuisine. Même si, dans les faits, Olga s'installe souvent dans « ma chambre » pour recevoir ses copines, « car il y a plus d'espace, tu comprends... »
Je fouille dans mon tiroir et retrouve les pilules que m'avait filées Lucas, à l'époque où je souffrais d'insomnies. Je n'ai pas retenu le nom de la molécule, seulement que ces somnifères faits maison sont diablement plus efficaces que ce qu'on peut dégoter en pharmacie. J'en engloutis un et prie pour que le sommeil efface les affres de ce cauchemar trop réaliste.
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