Chapitre 1

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 Lise resta à la surface du sommeil quelques instants. Elle perçut la lumière étincelante du givre à travers ses cils, puis referma complètement les yeux pour s’immerger sous la lueur orangée de ses paupières. Elle respirait lentement, bercée par les craquements du bois dans le poêle et les ronflements de Vlad. Posé sur ses genoux, son roman glissait imperceptiblement, mais elle n’avait pas le courage de l’attraper. Lorsqu’il chuta, Vlad releva la tête vers elle, puis dans un soupir, la reposa sur ses pattes tachetées. Elle se pencha alors lentement vers son livre avant de s’étirer et d’apprécier le silence durant quelques minutes.

Depuis bientôt huit mois, elle était en arrêt maladie, peignait, lisait et marchait de longues heures en forêt avec son chien. Elle errait avec délice dans des vêtements amples et confortables, sans une once de maquillage et profitait du luxe consistant à laisser le temps filer sans tenir compte d’autre chose que d’elle-même.

Elle ajusta son plaid sur ses jambes et jeta un œil autour d’elle en bâillant. Ici, tout était à elle, les odeurs, les bruits, le bazar, la vaisselle et même le silence. Après le départ de Pablo, elle avait bâti sa maison, acheté un fauteuil jaune safran, des draps bleus, des rideaux de soie violette puis déplacé vingt fois le canapé, cherchant longuement la bonne disposition des meubles. Elle avait ensuite entrepris d'aménager le jardin, en plantant des vivaces, agapanthes, sauges, œillets, lavandes. Lorsqu’elle avait terminé quelques travaux, elle s’asseyait avec une bière fraîche, pour contempler son monde, puis elle prenait un livre, s’installait et relevait les yeux de temps en temps pour observer ce qui était à présent son univers. Elle pouvait y choisir le moindre son, les sublimes violoncelles de Vivaldi, les cuivres explosifs de Bizet ou les sonorités mystérieuses de Satie, mais ce qu’elle préférait, c’était le silence, ce silence qui lui était devenu insupportable une décennie plus tôt, auprès du père de sa fille ; ce silence qu’elle avait pourtant tant aimé après la séparation, lorsqu’il s’était mué en un silence choisi.

 Elle se leva enfin, un peu engourdie, et alla attiser le feu. En passant, elle attrapa le téléphone pour rappeler Hermann. Le message qu’il lui avait laissé était laconique, comme à son habitude. Hermann avait pris sa suite à la brigade, il l’appelait encore souvent pour réfléchir avec elle sur une affaire ou l’évolution du service. Elle l’invitait alors à boire du vin blanc et manger du hareng. Hermann espérait que Lise aborde d’elle-même leur dernière affaire. Mais cela ne venait pas.

 Hermann était une sorte de géant quasi mutique. Lorsqu’ils avaient commencé à travailler ensemble, il pouvait passer une journée entière sans desserrer les dents. Il avait l’apparence d’un ogre hirsute, aux trop grands bras pendant le long d’un corps puissant ; il arborait une barbe noire, couvrant partiellement un visage émacié, au nez fort ; et au milieu de tout cela, des yeux noisette, tendres comme ceux d’un enfant. Lise l’avait tout de suite aimé, pour ce regard doux, presque apeuré, et parce qu’il ne semblait mué par aucun besoin de s’imposer ou de fanfaronner. À la brigade, une telle tournure d’esprit avait été un véritable cadeau. Lorsqu’il était arrivé, Lise l’avait pris tel qu’il était, avec ses bras ballants et son silence obstiné, bien décidée à l’apprivoiser lentement. Le mutisme d’Hermann, couplé à son mètre quatre-vingt quinze, avait immédiatement fonctionné : tel un grand singe impressionné par un puissant et mystérieux congénère, son collègue Coutard était resté prudent face à lui, voire soumis. Rapidement, Hermann s’était révélé à la fois rigoureux dans le travail d’enquête et ouvert d’esprit.

Accroupie devant le poêle, le téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille, Lise retournait une bûche rougeoyante. Elle raclait le bois et observait distraitement des flammèches s’élever lorsqu’une voix grave interrompit son attente : « Lise, on a un problème. » La voix d’Hermann était tendue et blanche. Elle l’écouta dérouler : « C’est le père Mangin, tu te souviens ? Le grand ponte de gynéco ? On vient de le retrouver mort chez lui, son beau-fils nous a prévenus. Il était absent ce matin. Les internes ont paniqué, tu comprends, quand dieu manque à l’appel… » Hermann se tut. Lise l’imaginait penché sur son bureau, tel un grand crapaud, inadapté à la taille du mobilier. « Je suppose que la mort ne semble pas naturelle... », souffla-t-elle. « Tu supposes bien », répondit Hermann, avant d’ajouter « Léotard sait que je t’appelle souvent. Il n’a jamais rien dit. Cette fois, c’est lui qui m’a demandé de te contacter. »

 Mangin régnait en maître sur le service de gynécologie du CHU de Marsiant depuis de nombreuses années, mais il était également connu localement pour ses très nombreux engagements politiques, siégeait dans toutes les instances possibles et semblait disposé à donner son avis sur tout. Il résidait sur la petite commune de Saint-Léonin, proche de Marsiant, dont il était maire. Lise imaginait déjà les gros titres de la presse locale et la pression qui allait s’abattre sur Hermann et son équipe. Elle marchait de long en large dans son salon en l’écoutant lui présenter les quelques faits récoltés : Mangin avait été retrouvé allongé sur son lit, les bras et les pieds attachés au cadre, complètement nu. La cause de la mort était pour l’instant inconnue. Sa femme se trouvait dans leur maison de l’île de Bart et ne rentrerait que le lendemain. Les techniciens de l’identité judiciaire étaient sur place.

Lise enfila une paire de baskets, un manteau, attacha vaguement sa tignasse grisonnante et prit ses clefs, laissant Vlad dépité dans l’entrée.

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