Chapitre 2
La maison de Mangin était une vaste demeure bourgeoise. Le grand portail était ouvert et de nombreuses voitures de police se trouvaient devant. En marchant sur le gravier de l’allée, Lise eut l’impression d’entrer dans la photographie d’un magazine de décoration. Elle venait d’envoyer un message à Hermann lorsqu’elle entendit Coutard l'interpeler : « Le Mortellec ! Tu rempiles ? » Coutard n’avait pas changé. Sa chemise pendouillait et son pantalon semblait avoir essuyé le comptoir d’un fast-food. À ses côtés, la brigadière Nedellec en profita pour s’éclipser sous le regard lubrique de l’officier. Si la lourdeur avait été une armée, Coutard aurait indéniablement été en bonne place dans ses rangs.
Lise vit Hermann sortir de la demeure et lui faire signe de la rejoindre. Elle gravit alors le perron et s’engouffra par la grande porte d’entrée, en évitant les nombreux techniciens qui en sortaient. Elle eut l’impression de pénétrer dans une église glacée. « Ils n’ont pas encore terminé », indiqua Hermann. Après s’être équipée, elle le suivit dans le grand escalier en chêne. En montant, elle imagina la vie de famille du Professeur Mangin. Elle avait déjà croisé sa femme quelques fois. C’était une grande blonde, à la limite de la maigreur, plus grimaçante que souriante. Elle ne savait plus combien d’enfants avait Mangin, mais se souvenait que sa fille avait été amie avec l’aînée, au lycée. « Ça caille tellement ici que le corps aurait pu être conservé dix jours sans problème », chuchota Hermann.
Lise le précéda et pénétra dans la chambre qu’Hermann lui désignait. Il y régnait un froid encore plus saisissant que dans le reste de la maison. Elle sentit un spasme secouer son estomac et se concentra. La pièce était vaste et claire, meublée d’une grande armoire et de deux chevets de bois sombre. Un papier peint fleuri de qualité ornait les murs et d’épais tapis couvraient le sol. Sur le lit, au milieu de la pièce, Lise vit le corps couvert de vomissures. Le torse grisâtre se détachait clairement sur le drap clair, souillé de matières fécales. Les côtes de Mangin ressortaient anormalement, la torsion de son buste et de son bassin imprimaient un mouvement étrange au corps. Les cadavres l’avaient toujours viscéralement effrayée, elle se força donc à l’observer comme s’il s’agissait d’un objet, en procédant à ses observations mosaïques, comme elle les nommait intérieurement : partie par partie, avec méthode, avant de reconstituer l’ensemble. Le visage de Mangin était atroce, comme gelé au milieu d’une douloureuse convulsion. Elle constata que le corps était indemne de toute marque de coup, sauf au sommet du crâne. Elle nota la disposition des cordelettes, d’un dessin rapide : deux tours sur le montant du lit, deux autour des poignets et chevilles. Sous la clavicule gauche, elle remarqua une chambre implantable, comme celles dont bénéficient les patients en chimiothérapie ; à cet endroit, elle nota des traces de piqûres. Une marque, relativement ancienne et certainement due à une opération, striait la partie basse de son abdomen.
L’odeur dans la pièce était infecte. Lise fut soulagée de la quitter pour échanger brièvement avec Hermann, que le chef venait de convoquer. Il lui avait mis la pression : l’affaire ne devait pas traîner, Mangin avait le bras long et des amis partout. Hermann semblait tendu, il demanda à Lise de l'aider d'une manière informelle pour l'enquête. Elle accepta face au désarroi de son collègue, même si elle le savait, il lui faudrait rapidement officialiser son éventuel retour à la brigade.
Lorsque Lise rentra chez elle, la nuit était déjà tombée. Sur le chemin du retour, elle avait procédé à quelques achats et récupéré le sapin. Les vacances d’hiver venaient de commencer et les filles arriveraient le lendemain. Les courses en équilibre, elle referma le portail et s’engagea sur le chemin bordé de rhododendrons, grommelant contre la détection automatique de la lumière qui ne fonctionnait toujours pas. Lorsqu’elle grimpa les trois marches en bois du perron, elle entendit Vlad s’agiter derrière la porte.
Après avoir rangé les courses et attisé le feu, elle s’assit dans la cuisine et se servit un verre de vin rouge. Elle alluma la radio, attrapa distraitement un bol d’olives marocaines et fixa la fenêtre qui donnait sur le châtaignier. Elle distinguait à peine ses grandes branches qui se balançaient et les scruta un moment, sirotant son vin en jetant de temps en temps quelques olives au chien. Elle fut interrompue par la vibration de son téléphone. « Abuelita ! » La voix surexcitée de sa petite fille la réjouit. Elle éteignit la radio et sourit en entendant Lucie l’appeler comme cela, repensant aux nombreuses fois où elle avait moqué ses amies qui, ne se résolvant pas à se faire appeler mamie, s’étaient cherché un surnom. Finalement, c’est sa fille Flore, en plein questionnement sur ses origines espagnoles, qui avait imposé « abuelita ». Lucie se lança dans une série d’explications confuses sur le transport des insectes qu’elle élevait. Lise soupira à l’idée d’accueillir, cette année encore, des phasmes chez elle. Elle répondit patiemment aux questions sur Vlad, le sapin et le dîner du soir avant que Lucie finisse par lui passer sa mère, en pleine préparation des valises.
- Je pense qu'on arrivera vers midi. Evidemment, j'ai encore donné des tonnes d'évaluations durant la dernière semaine de cours, j'ai donc des tas de copies à corriger... et je n'ai pas eu le temps de faire changer les balais des essuie-glace de la bagnole, ni de nettoyer ce foutu terrarium.
- Prends ton temps, ma chérie, tempéra Lise, vous arriverez quand vous pourrez, ne vous pressez pas et sois prudente sur la route, il risque d'y avoir du monde.
- Oui, je te promets, souffla Flore d'une voix soudain très lasse. Maman, je suis très heureuse de te retrouver
Après avoir dîné d’une boîte de sardines aux échalotes étalées sur un bout de pain grillé, Lise alla prendre une douche. Elle se prépara une bouillotte et s’enfouit sous sa couette, un recueil de nouvelles d’Alice Munro à la main. Vlad se coucha au pied du lit en soupirant et entama une bruyante toilette qui empêcha Lise de se concentrer sur son livre. Elle chassa Vlad avec humeur, lui intimant l’ordre d’aller se laver plus loin, tapota ses oreillers, remonta la bouillotte contre son ventre et se replongea dans sa lecture. Quelques minutes plus tard, elle souleva un pan de sa couette d’un geste brusque et sortit de son lit en grognant. Elle n’arrivait pas à se concentrer sur sa lecture et le chien n’y était pour rien. Elle récupéra son ordinateur portable et entreprit ses recherches sur Mangin. Lise retrouva alors le dossier auquel elle avait immédiatement pensé : une enquête avait été conduite sur un cas de harcèlement et d’agression sexuelle au travail, il y a quelques années. Une interne avait dénoncé des propos dégradants ainsi que des caresses sur la poitrine. L’équipe avait fait bloc derrière le chef, les preuves étaient restées insuffisantes. Elle nota le nom et les coordonnées de la plaignante et projeta de l’appeler dans la semaine.
Annotations
Versions