Chapitre 3

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 Lorsqu’elle s’éveilla le lendemain, Lise constata qu’Hermann avait tenté de la joindre trois fois. En regardant le café couler, elle se décida à le rappeler. « La mère Mangin arrive de l’île de Bart ce matin. On se retrouve chez elle d’ici une heure. » Elle n’eut rien le temps d’objecter, qu’il avait déjà raccroché. Elle espérait être rentrée pour l’arrivée des filles à midi.

Dans la voiture, Hermann semblait d’humeur maussade. Il s’illumina un instant lorsqu’elle l’invita à dîner le soir même. Lise s’était posée la question d’une idylle naissante entre Flore et lui, quelques années auparavant, et puis il y avait eu Marc. Flore avait été subjuguée et l’ère du c’est compliqué avait commencé. Avec Marc, tout était compliqué. Il était drôle, extraverti et avait beaucoup de charme. Lise avait immédiatement compris ce qui plaisait à sa fille et s’en était méfiée rapidement. Évidemment, Flore était restée sourde à toutes les mises en garde de sa mère. Leur vie commune avait été de courte durée. À présent, Flore avait repris sa vie seule et assumait la garde de leur fille, tandis que Marc était par monts et par vaux. Lise ne savait pas exactement où en était leur couple.

Ce fut un homme blond au visage poupin qui leur ouvrit la demeure Mangin. Ses yeux bleu pâle et son teint délicat accentuaient cette apparence juvénile, malgré des traits tirés et des yeux rougis. Ses vêtements faillirent faire sourire Lise : il aurait pu figurer sur une affiche électorale avec ses mocassins, son pantalon à pince et son chandail. Il les salua et se présenta d’une voix étrangement grave, en décalage avec son apparence : « Guillaume Dugard. Je suis l’époux de Clémence, la fille du Professeur Mangin. Madame Mangin est dans le grand salon. » Il les invita à le suivre et ils pénétrèrent tous trois dans un salon glacial, baigné d’une lumière froide. Une forme y était installée.

Éblouie, Lise ne perçut qu’une silhouette se découpant dans la lumière, longue et incroyablement fine. Ils restèrent debout, tandis que le gendre Mangin contournait le sofa pour tirer de lourds rideaux d’un coup sec. Le visage de momie d’Élisabeth Mangin surgit alors de la pénombre. Sa peau était fine, ridée et si sombre que Lise lui trouva une ressemblance avec un vieux pruneau oublié dans le fond d’un placard. Elle se tenait droite comme si une tige de fer avait été soudée à sa colonne vertébrale ; ses deux mains reposaient sur ses jambes, étroitement jointes. Elle leva des yeux vitreux sur eux et murmura quelque chose d’incompréhensible, sa bouche s’ouvrant comme si elle cherchait son air. Lise observa les mains d’Élisabeth Mangin : elles ne collaient pas avec l’ensemble de son corps, comme si de grandes mains de paysanne avaient été greffées à une comtesse. Puissantes et larges, elles étaient abîmées, rougies et les ongles épais semblaient avoir travaillé la terre récemment.

Guillaume Dugard proposa alors un café, qu’ils acceptèrent avant de s'asseoir. « Madame, commença Hermann dans un murmure, je vous présente toutes mes condoléances. » Élisabeth Mangin remua les lèvres, mais encore une fois, aucun son ne leur parvint. Puis elle opina, infiniment lentement. Hermann poursuivit. « Nous sommes ici pour vous poser quelques questions concernant la mort de votre mari. Je suis le Commandant Hermann Hempel, madame, et voici ma collègue, Lise Le Mortellec. »

– Nous nous sommes déjà croisées quelques fois. Je vous présente également mes condoléances.

Madame Mangin les regardait, l'œil vide. Lise marqua un temps, avant de reprendre. « Vous arrivez de l’île de Bart, c’est cela ? » Élisabeth Mangin prit sa respiration et articula, d’une voix atone : « Je suis arrivée ce matin, par le premier ferry. J’y séjournais depuis mercredi après-midi. » Son gendre entra alors avec un plateau chargé de cafés et de petits gâteaux qu’il posa sur la table basse, avant de s’installer auprès de sa belle-mère. « C’est atroce, vraiment, c’est atroce. Babeth, souhaitez-vous remettre cette entrevue à plus tard ? Nous pouvons peut-être attendre ? Babeth a fait un léger malaise en arrivant. Clémence ne va pas tarder, ce n’est peut-être pas le moment… »

– Je comprends, assura Hermann d’un ton compatissant mais ferme, nous n’en avons pas pour longtemps. Quand avez-vous parlé à votre mari pour la dernière fois ?

– Vendredi, j’étais à La Saline, murmura-t-elle.

– C’est la maison de vacances de la famille, interrompit Guillaume Dugard.

Lise prenait des notes, laissant à Hermann le soin de conduire l’entretien. Il demanda à Élisabeth Mangin sur quoi avait porté le dernier échange qu’elle avait eu avec son mari. Celle-ci marqua un temps, hésitante. Puis, elle releva la tête et bredouilla : « François tenait à s’assurer que je me contente de la cheminée du bas et que je mette le moins possible le chauffage d’appoint dans ma chambre. Il était économe. » Guillaume Dugard s’agita légèrement, visiblement gêné, avant d’ajouter qu’il y avait un problème de chaudière à La Saline, qu’elle devait être changée.

– Votre mari souffrait-t-il d’une pathologie particulière ? enchaîna Hermann.

– Il était suivi par Carl, pour son cœur, répondit Guillaume.

– Aucune autre pathologie connue ?

– Un cancer du côlon, ajouta-t-il. Il y a trois ans. Tout allait bien depuis. Il semblait comme à son habitude.

Guillaume Dugard s’exprimait à la place de sa belle-mère. Cette dernière, éteinte, se leva alors péniblement ; elle déclara se sentir épuisée. Elle voulait se reposer avant que Clémence n’arrive pour l’aider à rassembler des affaires. Elle allait s’installer chez son gendre et sa fille, à quelques kilomètres d’ici. Hermann s’inclina.

Lise sortit, laissant Hermann échanger avec Guillaume Dugard. Ce dernier devait venir au commissariat dans la journée, pour une déposition. Hermann voulait cependant récupérer rapidement les coordonnées de toutes les personnes qui avaient les clés de la maison.

Lise s’avança au soleil et observa le parc. Elle se tenait près de majestueux massifs et imaginait la beauté du lieu au printemps. Elle marcha un peu, en respirant les odeurs de l’hiver, puis regarda sa montre. Dix heures quarante-cinq. Elle consulta son téléphone et trouva un message de sa fille précisant « Parties en retard, arrivée prévue autour de 13h. » Lise avait encore le temps. Alors qu’elle revenait sur ses pas, elle entendit une voiture s’approcher. Celle-ci la dépassa lentement pour se diriger vers l’arrière de la maison. La jeune femme au volant lui adressa un regard à la dérobée.

Hermann sortit à ce moment-là et s’engouffra dans sa voiture. « Je crois que la fille Mangin vient d’arriver. » Hermann opina et enclencha la marche arrière. « Quel cinglé ce Mangin. Pas de chauffage en hiver. » Lise sourit. « On devrait recevoir le rapport préliminaire du légiste vendredi. D’ici là, je vais charger l’équipe de vérifier les accès à la maison et les emplois du temps. La fille va me rappeler et Dugard doit passer en fin de journée au poste. Je te rejoins chez toi après ? »

Ils n’avaient pas appris grand-chose ce matin. Le gendre faisait partie de l’équipe de Mangin au CHU. Il avait été son interne, était devenu ensuite chef de clinique, sur proposition de son beau-père. Il avait épousé la fille cadette, Clémence, qui était avocate en droit des affaires et exerçait dans un grand cabinet parisien. Les Mangin avaient également une autre fille, Camille, d’une quarantaine d’années, dont la profession restait encore floue. Selon Dugard, Mangin n’avait pas traversé de période difficile ou de conflits particuliers ces derniers mois ; aucune menace, aucun élément ne retenait l’attention. Enfin, il était vivant vendredi aux alentours de 19 heures, heure à laquelle il avait quitté le service de gynécologie qu’il dirigeait.

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