Chapitre 4

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 Lise attrapa la laisse de Vlad et sortit marcher. Elle s’engouffra sur le chemin qui partait du fond du jardin et pénétra dans la forêt. Les couleurs et les odeurs lui firent immédiatement un effet merveilleux. Elle ne regrettait pas d’avoir quitté la côte pour s’installer dans les terres. Lorsque l’océan lui manquait, elle remontait une partie de la presqu’île de Porteron à pied. En revenant, elle prenait un café ou une bière dans le petit bar d’Alivy, en regardant le soleil se coucher sur le port. Un temps, elle avait pensé s’y installer, mais la foule l’été l’en avait dissuadée.

Vlad galopait devant, en bon chien de chasse. De temps en temps, il disparaissait quelques minutes, avant de revenir trempé et couvert de feuilles. Lise ne pouvait plus se passer de lui. Elle l’avait récupéré dans un refuge après la dernière affaire, lorsqu’elle ne parvenait plus à rester seule mais ne supportait pour autant plus personne. Ils s’étaient mutuellement changé la vie. Lorsqu’elle l’avait récupéré, il était famélique et perpétuellement apeuré, sursautant au moindre geste ou bruit. Mise à part la maigreur, ils étaient alors tous deux dans le même état. Rapidement, Vlad avait développé un attachement très fort à Lise. Il ne la quittait jamais d’une semelle et se méfiait grandement des inconnus, particulièrement des hommes. Il en avait d’ailleurs mordu plusieurs et avait un goût prononcé pour les joggeurs. Lise s’était montrée patiente. Elle comprenait ses réactions : elle-même avait déjà mordu un homme.

En marchant, elle repensa à Madame Mangin. Elle se remémora son regard lorsqu’elle avait rapporté les dernières paroles de son mari : « économe ». Jusqu’à quel point ? Exiger que sa femme n’allume pas le chauffage en plein hiver ? Qu’exigeait-il d’autre ? La réputation du Professeur était celle d’un homme dur, à la misogynie revendiquée. Sa femme semblait effacée, comme absente d’elle-même. Était-ce la conséquence du décès de son mari ? Lise avait l’habitude de rencontrer des individus sous le choc d’un décès, quel qu’il soit. Les yeux d’Élisabeth Mangin disaient cependant autre chose que le traumatisme d’une perte.

Elle fit demi-tour et rappela Vlad. Elle voulait être à la maison pour l’arrivée des filles. Absorbée par ses pensées, elle n’avait pas fait attention au chien et ignorait à présent où il était parti. Elle l’attendit, en sifflant régulièrement dans ses doigts et le vit revenir à toute vitesse au bout de quelques minutes, sur le chemin forestier. Arrivé près d’elle, il s’allongea sur le dos, les pattes en l’air en signe de soumission.

En débouchant sur le fond de son jardin, elle observa sa maison un instant. Elle était à l’opposée de celle des Mangin. Leur demeure disait leur pouvoir politique et financier ; elle témoignait d’une réussite sociale. Pourtant, la façade de la demeure Mangin n’était que ce qu’elle était : une façade. L’intérieur de la maison était froid et dépouillé de vie. De l’extérieur, les fenêtres élancées renvoyaient un sentiment lugubre d’opacité. Toute maison est une mise en scène de soi, de son couple, de sa famille. En regardant les détails, en prêtant attention à ses sensations, Lise avait vu un décor de théâtre abandonné : des moisissures, des travaux non effectués, des tapis qui s’effilochent et que l’on cache en installant une bergère inconfortable, dont l’assise mériterait d’être refaite. La vie des Mangin était à l’abandon, il ne restait qu’une friche de ce qui avait auparavant constitué une famille. Lise, quant à elle, avait construit l’inverse d’une démonstration publique. Elle avait cherché un petit terrain, à la lisière d’une forêt. Pour venir chez elle, il fallait en connaître le chemin. Elle avait bâti une sorte de cabane, une maison qu’elle avait souhaitée entièrement en bois et plutôt petite. Passé l’entrée, la maison était constituée d’une seule pièce, contenant des recoins. La cuisine occupait la partie de droite. En dépassant un escalier, on accédait au salon, peuplé d’un canapé, de nombreux fauteuils colorés de formes diverses et de livres. Une grande table en bois clair s’étirait dans la partie gauche de la pièce, de nombreuses plantes exotiques et de petites lampes parsemaient l’espace. Des tapis en sisal et en laine couvraient partiellement le sol, constitué, à l’instar des murs, de grandes lattes de bois clair. Des cadres, contenant pour l’essentiel des œuvres de Flore et de Lucie, étaient posés à même le sol ou sur la grande bibliothèque qui occupait tout un pan de mur. Face à la table, une œuvre de son amie Béatrice était encadrée. C’était un triptyque représentant trois visages de femmes que Lise avait toujours voulu voir comme l’image des trois générations composées par Lucie, Flore et elle-même. Le trait était presque naïf mais les couleurs vives et l’expression des visages renvoyaient un mélange de délicatesse et de puissance.

Sur sa façade ouest, la maison était intégralement vitrée et s’ouvrait sur une terrasse et un petit jardin. Au fond de ce dernier, un portillon de bois ouvrait sur le chemin qui s'engouffrait dans la forêt. À l’étage, une mezzanine éclairée par une fenêtre de toit lui servait de bureau et s’ouvrait à chaque extrémité sur une chambre.

Elle déposa ses chaussures, son manteau et la laisse du chien, puis fit coulisser la grande baie vitrée pour pénétrer dans son salon. Elle mit le concerto pour violon en ré majeur, de Tchaïkovski et attendit, les yeux fermés, les premières notes du violon d’Itzhak Perlman. Elle sourit alors largement, prit une grande inspiration et monta ensuite s’assurer que la chambre des filles fût prête. Le lit était tendu de draps frais. Elle déposa un édredon bien chaud par-dessus et ajouta sur la table de nuit les deux livres achetés pour elles. Dans la salle de bain, des serviettes propres et des savons à la vanille en forme d’étoile les attendaient.

Après avoir virevolté au son du concerto en rangeant quelques objets, elle s’assit sur son lit et ferma les yeux. Le ruban multicolore de la mélodie commençait à décrire des cercles de plus en plus rapides, de plus en plus aigus. Elle fut envahie. Béate, elle pensa à Tchaïkovski qui rêvait de cueillette de gros champignons rouges, de forêts profondes et de solitude. « Je ne puis être calme et véritablement heureux que lorsque je suis seul. » Elle soupira, rassérénée et tourna son regard vers la fenêtre de sa chambre. Elle vit alors le vieux break de Flore s’engager dans l’allée et poussa un petit cri de joie tandis qu’on entendait les griffes de Vlad s’agiter sur le parquet du salon.

 « Maman ! On a déjà des cadeaux avant Noël ! », jubilait Lucie qui trônait à présent sur le lit, en lisant la quatrième de couverture du livre que sa grand-mère lui avait offert. Elle embrassa Lise et dévala les escaliers. Les filles se vautrèrent dans le sofa en velours pourpre, l’une contre l’autre, le chien à leur pied. Lise leur sourit et lança : « Apéro, les filles ? » Un oui enjoué éclata depuis le salon, tandis que Lise se dirigeait vers la cuisine pour préparer un plateau. Deux bières blondes allemandes et un jus de pomme de la ferme des Le Floch pour Lucie. Elle déposa également des sardines aux tomates séchées, du fromage de brebis, des tranches de pain complet et des mousses de légumes, puis découpa quelques carottes, ajouta une salade d’endives fraîches et une pile de ramequins. « Ce soir c’est ragoût et bon vin. J’ai invité Hermann. Ça te va ? » Flore opina, sans lever les yeux, absorbée par la lecture d’une revue qu’elle finit par poser sur une étagère de la bibliothèque. Elle se pencha alors vers la table basse avec un air affamé et ravi. « Comment va Hermann, à propos ? », demanda-t-elle en croquant une carotte. Lise s’était installée dans le fauteuil en osier et observait sa fille. Ses traits étaient tirés et de fines rides commençaient à marquer son visage. Ses cheveux bruns étaient remontés à la va-vite, à l’aide d’une pince. Comme sa mère et sa fille, Flore était une brune au teint clair et aux yeux bleus. Elle était en revanche bien plus grande que Lise. Massive, elle avait toujours dépassé ses camarades de classe d’une tête et chaussait à présent du quarante-deux pour un mètre quatre-vingts. Comme toutes les femmes de la famille, elle avait dû affronter des moqueries relatives à son poids. Flore était à présent confrontée au même problème avec Lucie, qui avait hérité du petit ventre des filles Le Mortellec et de leurs fesses dodues.

Autour de la table basse, les filles racontèrent leur début d’année scolaire. Lucie était en CP, jouait au foot et au basket dans la cour et adorait l’école. Les classes de Flore, quant à elle, semblaient particulièrement pénibles. Elle enseignait le français depuis une dizaine d’années, dans un établissement dit pudiquement « difficile » de banlieue parisienne. En dix ans, Lise avait vu le métier de sa fille changer à travers ses récits. Elle y consacrait toujours plus de temps, faisait face à toujours plus de violence, avec de moins en moins de moyens et un salaire minable. Flore dépeignit sa nouvelle cheffe d'établissement comme une sorte d’hybride entre une psychologue doucereuse et une patronne de startup hyperactive. Les techniques de néo-management fragmentaient l’équipe et les pansements posés sur les problèmes paraissaient de plus en plus ridicules. L’implication de Flore devenait maladive, Lise sentait sa fille au bord de la rupture.

Emmitouflée dans son manteau, Lucie avait retrouvé son vélo et faisait le tour de la maison, suivie du chien. À l’intérieur, devant un café fumant et de petits carrés de chocolat au lait et aux noisettes, Flore interrogeait sa mère sur ses activités récentes. Lise marqua un temps, avant de répondre qu’elle avait très récemment commencé à aider Hermann dans une enquête. Flore ouvrit de grands yeux. Était-elle prête à recommencer ? En quoi aidait-elle Hermann ? Quelle enquête ? Lise avança ses lèvres dans une moue d’hésitation puis lui expliqua, en baissant la voix, que l’on venait de retrouver Mangin mort chez lui. « Mangin ? Le père de Camille ? » Lise opina. Elle savait que sa fille et l’aînée des Mangin avaient fréquenté le même lycée. Selon elle, Camille avait toujours détesté son père. Elle avait rompu très tôt avec son milieu familial, était partie vivre dans le sud de la France ; elle peignait, écrivait et vivait de peu. Flore n’était plus à proprement parler en contact avec elle, mais elle suivait ses productions artistiques via sa page Facebook. Elle lui montra le travail de Camille. Ses œuvres étaient majoritairement constituées d’aplats de couleurs recouverts de dessins rappelant des planches anatomiques en surimpression ou, au contraire, gravés dans la toile. D’autres œuvres semblaient inspirées de revendications féministes, avec des slogans ou des mots superposés à des fonds colorés. Une série nommée Clitêtes attira son regard : il s’agissait de duos de vulves éclatantes dont le clitoris était chaque fois constitué du portrait d’une femme activiste, artiste, écrivaine ou musicienne. Lise sourit et observa attentivement les toiles sur le téléphone de sa fille, en dégustant son café. Lorsqu’un message de Marc apparut, elle passa immédiatement le téléphone à sa fille qui le consulta, leva les yeux d’un air exaspéré, puis enfila rapidement son manteau et sortit pour répondre à Marc.

 Lorsque Flore revint dans la maison, elle trouva sa mère et sa fille occupées à faire le sapin. Lucie retrouvait avec joie les décorations de Noël de l’année précédente. Flore sortit ses copies et s’installa sur la grande table du salon, dans un rayon de soleil. Sa mère lui jeta un regard noir. Tu ne peux pas attendre ? Non, elle ne pouvait pas. Elle avait calculé qu’elle devait abattre huit copies par jour pour avoir terminé ses paquets à la fin des vacances. Huit copies, à raison d’une vingtaine de minutes par copie, elle y passerait facilement deux heures et demie par jour. Généralement, elle s’y attelait tôt le matin, mais avec la préparation du départ, elle n’avait pas encore eu le temps de s’y mettre. Au bout d’une heure à ronchonner contre ses élèves qui n’avaient pas relu le cours ou analysé correctement le sujet, elle lâcha son stylo, se servit un café et observa sa mère et sa fille. Le sapin terminé, elles s’étaient installées sous le plaid, pour la lecture du livre que Lise avait offert à Lucie. « Le cœur un peu serré mais enthousiasmé par l’aventure qui l’attend, Zeus s’apprête à quitter la Crète de son enfance. » Flore rédigea distraitement un commentaire, « Grammaire et compétences linguistiques : AB. Revoir l’accord du participe passé », recompta les points, nota un 13/20 et passa à la copie suivante.

Une fois les copies terminées, Flore s'installa dans le canapé, avec son ordinateur portable et rechercha le site Internet de Camille.

– Tu sais que j’ai une de ses premières toiles chez moi ? Une petite, avec le dessin d’un muscle cardiaque, sur fond rouge. Tu vois laquelle ?

– Pas vraiment, répondit Lise. C’est quand même une drôle d’idée de dessiner un muscle cardiaque, non ?

– Je crois que Camille s’est beaucoup entraînée sur les planches anatomiques de son père quand elle a commencé à dessiner. Je me souviens qu’au lycée, il y en avait partout sur ses cahiers. Des aortes, des ventricules. Partout.

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