Chapitre 5

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 Camille n’avait jamais passé son permis de conduire. Aujourd’hui, elle se maudissait pour cela. La conversation qu’elle devait soutenir avec son covoitureur, Jérémy, était insupportable. C’était un professeur de sport, habillé en professeur de sport, qui lui expliquait depuis bientôt un quart d’heure la nocivité du tabac et les bienfaits de l’arrêt de la cigarette. Camille divaguait. Jérémy, jérémiades. Tabac, tabasser. Elle hochait vaguement la tête, s’absorbait dans la contemplation du paysage, ne répondait plus. Mais il continuait, il bavassait. Voilà qu’il lui demandait combien de cafés elle buvait par jour. Et l’alcool ? La consommation d’une substance psychotrope est généralement liée à d’autres. Car oui, ponctua-t-il, le café est une substance psychotrope. Il fit claquer sa langue, en signe de contentement. Camille se recroquevilla dans son siège et ferma les yeux. Elle abandonnait. Il y a longtemps qu’elle avait abandonné. On ne lutte pas contre ce genre de personnage. On s’absente, on renonce. On fuit.

En regardant les arbres défiler, quelque part sur l’A71, elle pensa qu’elle était pourtant en train de retourner vers quelque chose qu’elle avait fui. Sa mère l’avait appelée, et après quelques reniflements, elle l’avait entendue lui dire que son père était mort, un problème au cœur, avait-elle compris. Camille était alors dans sa cuisine, elle venait d’enfiler rapidement ses chaussures sans les lacer pour sortir fumer une cigarette. Elle s’était affaissée sur une chaise et avait fumé sa cigarette dans la cuisine, jeté les cendres dans l’évier puis fixé longuement la vaisselle sale. Elle n’avait pas vu sa mère ni sa sœur depuis l’enterrement de sa grand-mère maternelle, il y a trois ans. La rencontre avait été froide, distante, gênante. Sa mère avait enterré la sienne sans beaucoup de larmes, dans le village de son enfance, quelque part dans le Quercy. Son père n’était pas présent, la famille de sa femme le gênait, des paysans, des bouseux ; des gens trop directs, qui parlent trop et trop fort. Sa mère était repartie directement, dans la berline de Clémence et son mari, comme une star qui fait son apparition, lointaine et mystérieuse. Lorsque ses oncles étaient rentrés chez eux, Camille était restée avec sa tante, pour ranger les affaires de « mémé ». Elle avait beaucoup pleuré, près des soucis orangés et des pourpiers multicolores, le long du mur du jardin, comme une enfant, elle avait pleuré près de la petite bordure en béton, celle sur laquelle elle s’était ouvert le menton à cinq ans. Elle avait regardé le fil distendu sur lequel mémé étendait son vieux linge démodé ; les petits champignons émaillés, supposés décorer le jardin. Elle avait caressé et reniflé le manche des outils de jardinage de mémé, ceux qu’elle avait utilisés durant des décennies pour fleurir son jardin et faire son potager. Mémé était tombée, mémé était morte. Camille avait répété « mémé » en regardant le jardin, espérant la voir arriver avec ses mules et sa blouse, son visage ridé et son sourire déconcertant qui disait à la fois je t’aime et je t’écoute. Mais c’est tata Odile qui était arrivée et l’avait réconfortée en la laissant pleurer dans ses bras.

Camille sentit son téléphone vibrer, la tirant ainsi du souvenir des bras d’Odile. Elle consulta son téléphone et vit que le passé n’avait pas attendu qu’elle arrive à Marsiant pour remonter. Elle venait de recevoir un message de Flore, son amie de lycée, qui lui présentait ses condoléances et l’informait de sa présence chez sa mère, à l’occasion des fêtes de Noël. Camille avait suivi de loin les évolutions de Flore. Prof de Français, comme son père ; une gamine, peut-être deux. Tout ce qu’on sait à travers les réseaux. Camille gardait un souvenir ambivalent de Flore, elle l’avait beaucoup aimée mais également jalousée, pour ses parents attentifs et l’air équilibré qu’elle affichait. Elle ne semblait pas se préoccuper des moqueries sur son léger embonpoint, à l’âge ou les remarques peuvent être cruelles. Elle était douée en cours, faisait du théâtre, peignait, était de toutes les manifs et passait toujours des vacances avec ses parents. Flore aimait l’école, Camille y souffrait. Flore adorait les vacances, Camille les appréhendait plus encore que l’école. Faire du théâtre ? « Et pourquoi pas Woodstock ? », avait répondu son père. Ses premiers dessins, cachés dans son bureau, avaient été sortis sur la table du salon pour qu’elle prenne conscience qu’elle n’avait « aucun talent », lors d’un dîner en famille ; sa relation avec son copain de l’époque avait été empêchée, sa plaquette de pilule confisquée. Elle n’osait pas avoir d’opinion, était humiliée dès qu’elle exprimait la moindre idée. Dans sa famille, elle avait appris la honte d’être qui elle était. Durant les repas, son père avait l’habitude de poser des questions à table : la capitale du Pakistan ? Le plus haut sommet d’Europe ? Le dernier président de la Quatrième République ? Adret ou ubac ? Lorsque la réponse était bonne, il sortait une pièce de sa poche, et la faisait rouler jusqu’à ses filles. Les réponses de Camille n’étaient jamais bonnes, tandis que Clémence répondait comme un automate. Clémence était un robot. Sa mère se taisait. Camille aussi avait appris à se taire. Elle avait abandonné face à la fureur de son père, déclenchée à la moindre contrariété et, de plus en plus, sans aucune contrariété apparente. Et voilà qu’il était mort. Elle se demandait à quoi allait ressembler la vie de sa mère et celle de Clémence sans lui. Pour Camille, la réalité de la mort de son père n’était pas franchement palpable. Elle ne l’avait pas vu depuis huit ans ; alors, qu’il continue à vivre loin d’elle dans une maison ou qu’il soit mort dans un cercueil ne changerait pas grand-chose. Un peu honteuse, elle avait pensé à l’héritage assez rapidement. Elle avait besoin d’argent. Elle avait toujours eu besoin d’argent. C’était certainement la chose la plus réconfortante que son père ferait de toute sa vie : lui léguer de quoi ne pas s’inquiéter pour les factures pendant quelques années. Du répit, voilà à quoi elle s’attendait ; devoir serrer les dents face à sa mère, sa sœur et son beau-frère ; ne rien dire, attendre et repartir chez elle puis recevoir cet argent. Une seconde vibration attira son attention. Un message de sa sœur lui signifiait qu’elle était arrivée « à la maison, avec maman ». Quelle maison. Quelle maman.

Jérémy avait mis la radio, celle de l’autoroute qui alterne entre reportages insignifiants, informations pratiques sur le trafic et variétés à la mode. C’était pénible, mais au moins il se taisait. Camille prit soin de tourner son visage vers la vitre après avoir consulté son message, pour ne pas encourager une reprise de la conversation. « On arrive dans une toute petite heure, avait fini par annoncer Jérémy, et ça tombe bien, j’en ai marre ! » Camille avait senti son estomac se retourner.

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