Chapitre 6

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 Lorsque Hermann arriva chez Lise, le ragoût chauffait, répandant dans la maison une douce odeur d’huile d’olive, d’ail et de légumes d’hiver. La grande table était dressée et des bougies amenaient une lumière douce. Il ôta son bonnet de laine et observa la scène. Lorsque Lucie le vit, elle s’exclama comme à l’accoutumée : « SupHermann ! ». Il sourit alors largement et toujours sans mot dire souleva la petite dans les airs tandis que Flore l’accueillait d’un baiser sur la joue.

Il s’installa dans le grand fauteuil safran, le seul qui semblait convenir à sa stature. Lucie sur les genoux, il l’écouta raconter l’école, Sophie si gentille, Gaston qui l’embête, les deux maîtresses, le judo le mercredi. Elle lui montra ses phasmes puis la conversation s’orienta sur le travail de Flore. Ils discutèrent tous des difficultés auxquelles se heurtait le service public et son désormais célèbre « manque de moyens ». Peu à peu, Hermann sortit de sa réserve. Flore raconta ses élèves et amusa la tablée. « Quand tu dois dire « Théo, ne mange pas ta gomme » à des cinquièmes… comment espérer ensuite traiter sereinement du schéma narratif ? » Ils rirent beaucoup et Hermann se servit du ragoût plusieurs fois. Au dessert, Lise s’éclipsa pour aller coucher sa petite-fille, dont les paupières se faisaient lourdes.

Lorsqu’elle redescendit, Hermann et sa fille dégustaient un rhum. Elle se joignit à eux et la discussion s’engagea rapidement sur l’affaire Mangin. Selon Flore, la vie de famille était rythmée par les crises de colère du Professeur, qui régnait sur sa vie domestique comme sur celle de son service. Partout, il était chez lui. « Camille est partie de chez elle juste avant de passer son bac. Elle habitait chez une copine… Noémie ! Oui, je crois que c’est la mère de Noémie qui l’avait hébergée pendant quelques mois. Ensuite, elle a habité à Marsiant, pendant quelques années. Puis, elle est partie, j’ai perdu sa trace. Elle a dérivé, à un moment… je crois qu’elle a connu de grosses galères. Son père ne lui donnait rien, pas un centime. Sa mère, peut-être… enfin, la mère Mangin, elle était complètement à la ramasse. Inexistante, une vraie carpette. » Flore semblait perdue dans ses pensées. Elle sirotait son rhum, les jambes repliées sous elle, calée dans l’angle du canapé. « Je fumerais bien une clope ! », s’exclama-t-elle soudain. Lise déclara qu’il était déjà plus de vingt-deux heures et qu’elle allait se coucher. Elle embrassa sa fille, posa doucement sa main sur celle d’Hermann et chuchota un bonne nuit.

Hermann partit quelques minutes plus tard, lessivé lui aussi par ce début d’enquête. Flore resta seule, devant son rhum, tira le plaid sur ses jambes et évita de poser son regard sur sa trousse et son tas de copies, posés sur une étagère de la bibliothèque. Elle s’absorba dans la contemplation du feu en pensant à ses élèves. Au début, elle les avait trouvés touchants ; à présent, elle les trouvait maléfiques. Comme des petits rats, grouillant et couinant, lui attaquant le corps de leurs petites dents acérées. Elle se sentait incapable d’y retourner. Rien que le bruit. Quel bruit permanent. Pour rien. Des histoires navrantes, de la salle de classe à la salle des profs. Elle avait bien quelques collègues sympathiques. Mais a-t-on vraiment envie de se lever le matin pour un peu de sympathie et un café de piètre qualité ?

Vlad grimpa sur le canapé, près de Flore. Ils savaient tous les deux qu’il n’avait pas le droit de le faire. Flore commença à le caresser ; il était tout chaud et posait sur elle un regard doux, alors elle lui raconta, en silence, le carrelage triste des escaliers du collège, avec les mômes derrière, le bruit de leurs semelles en plastique, qu’ils font crisser, c’est strident, ça les amuse.

Elle s’était inventée une idylle avec le prof d’histoire-géo pour se donner vaguement envie d’aller au travail en s’habillant correctement. Mais finalement, tout était retombé. Il était vraiment très lourd. La fin de l’année risquait d’être longue. Ses collègues se passionnaient pour des paniers de légumes commandés collectivement en production locale. Tous les vendredis, ça sentait le poireau dans la salle des profs. Ça n’emballait pas Flore. Les apéritifs dans la zone commerciale, le soir des vacances, non plus. Il y avait bien ce collègue qui la faisait rire, lorsqu’il se moquait des élèves. C’était cruel, et plus elle riait, plus elle se disait que ça n’allait pas. Comment aller bosser en se disant « Mes élèves sont bêtes, ils puent et ils font trop de bruit » ?

Le rhum terminé, Flore secoua gentiment Vlad, qui s’était endormi contre elle. Il s’étira et rejoignit son panier, tandis que Flore tapotait le canapé pour épousseter les poils et effacer leur crime.

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