Chapitre 7
Il faisait nuit noire lorsque la voiture s’immobilisa devant le grand portail. Jérémy parut impressionné et se tordit le cou, la bouche entrouverte, pour tenter d’apercevoir la propriété. Le malaise de Camille s’était intensifié et devenait à peine contrôlable. Elle sortit ses affaires du coffre, sonna et se retourna pour regarder Jérémy qui attendait visiblement l’ouverture du portail avec impatience. Au coup d’œil de Camille, il démarra le moteur, mais la voiture ne bougea pas pour autant. « J’attends que tu sois entrée », lança-t-il par la vitre de la voiture. « Pas la peine », grommela Camille sans se retourner, alors que le portail s’ouvrait lentement. Elle se faufila, le regard baissé vers les graviers, ceux qui crissaient sous ses pieds quand elle revenait du lycée. Elle marcha quelques mètres puis trouva le courage de relever la tête, alors que Jérémy se décidait à partir. Elle avait envie de pleurer, de vomir et de faire demi-tour. Elle était partie depuis plus de vingt ans et pourtant, elle se trouvait à nouveau minable, moche et angoissée. Elle avait peur, dans la pénombre, la maison paraissait la jauger, immense et menaçante, pleine de souvenirs d’humiliations et de cris. Comment avait-elle pu penser qu’elle aurait la force de revenir ici ? En réalité, elle n’avait pensé à rien, elle avait été incapable d’imaginer quoique ce soit, comme si son voyage allait la conduire au bord de la terre et qu’une fois arrivée, elle serait tombée dans le vide. Mais son voyage l’avait seulement conduite à son point de départ, la « maison ». Elle avait fait le tour de sa vie. Quel était donc le résultat de cette révolution ? Elle était la même adolescente qu’il y a vingt ans. Elle observa sa paire de Docs Martens noires montantes, son jean taché et distendu aux genoux, son pull en laine un peu trop grand et de mauvaise qualité, ses cheveux en bataille. Elle n’était qu’une ado attardée, à présent légèrement ridée mais toujours pétrifiée devant la maison de ses parents. Elle aurait pu mieux s’habiller, prendre un vrai sac de voyage au lieu de son gros sac à dos de randonnée. Son cœur se mit à accélérer, prise par un sentiment d’urgence vitale, elle tourna alors les talons pour déguerpir comme un lapin, et marchant de plus en plus vite, atteignit le portail. Elle ferma les yeux et soupira : il ne s’ouvrirait qu’avec une télécommande. Elle essaya de le forcer, tambourina de plus en plus fort en jurant, entre larmes et colère, puis appuya son front contre le métal froid et pleura. Un bruit de pas derrière elle la fit se retourner. Dans la pénombre, elle reconnut la voix grave de son beau-frère. « Camille, il est tard, viens, elles t’attendent ». Il s’avança et prit son sac à dos, avec un sourire doux qui la surprit. Il répéta « Viens, s’il-te-plaît, on a besoin de toi. On ne peut pas rester ici. Ta mère s’est installée chez nous. »
Les deux femmes attendaient Camille et Guillaume dans la cuisine. Lorsque Camille pénétra dans la pièce, sa sœur était de dos. Elle portait un magnifique pantalon ample, tombant parfaitement sur une paire de talons. Sa mère, cadavérique, lui faisait face et se tut en la voyant arriver. Clémence se retourna et Camille vit alors qu’elle était enceinte. Les trois femmes s’immobilisèrent puis Élisabeth Mangin fondit en larmes. Comme personne ne bougeait, Guillaume proposa à Camille de lui montrer sa chambre. « Tu as certainement envie de prendre une petite douche et de te changer ? » Camille ne put s’empêcher de se sentir honteuse dans ses vêtements. Elle acquiesça. Après une bonne douche chaude, elle s’habillerait avec ce qu’elle avait amené de plus présentable : ses vêtements pour l’enterrement de son père.
La sonnette annonça l’arrivée d’un repas préparé par un traiteur, que Guillaume et Camille se chargèrent de disposer dans des assiettes. La circulation dans la cuisine était chaotique, chacun s’évitant maladroitement, comme dans une étrange danse de manchots, lente et gênée, ponctuée d’excuses murmurées. Clémence s’était juchée sur un tabouret de bar, et silencieuse, consultait son téléphone. Élisabeth, enveloppée dans un grand châle, regardait pensivement par la fenêtre, où tout était plongé dans la pénombre.
La tête de Camille bourdonnait, pleine d’appréhension à l’idée de vivre ce repas. Guillaume paraissait sentir son extrême tension et lui adressait des sourires d’encouragement réguliers. Il la remerciait plus qu’il n’était nécessaire et devançait ses gestes pour lui faciliter le travail. La table dressée, Élisabeth s’y traîna avant de se laisser glisser en silence sur sa chaise, comme une feuille morte. Toujours absorbée par son téléphone, Clémence regarda distraitement le contenu du plat et demanda si elle pouvait manger ce qui était proposé sans risque pour le bébé. Elle s’adressait à Guillaume sans lui jeter un seul regard. « Évidemment » répondit-il, d’une voix calme. Il fit le service. Élisabeth tendit son assiette comme une enfant.
Quand Guillaume put enfin s’asseoir, il regarda les trois femmes et se gratta la gorge. « Il y a des choses que tu dois savoir, commença-t-il à l’adresse de Camille. Vraisemblablement, François a été tué. On l’a retrouvé attaché sur son lit. La police enquête. Ils ne nous restitueront pas le corps immédiatement. Ça va prendre du temps. » Clémence prit la suite. « Ça va bloquer quelques éléments administratifs, mais rien d’inquiétant pour la succession. Un ami s’en chargera, d’ailleurs. Papa avait fait une donation au dernier vivant. Tout va donc à maman. » Elle regarda sa sœur attentivement. Camille, sous le choc, balbutia qu’elle croyait à une attaque cardiaque. Elle était sidérée. Sa vision s’était rétrécie et fragmentée, elle percevait un bout de la table, un morceau de fenêtre, le bracelet en argent de sa mère, mais plus rien autour. Son sang paressait s’être soudainement agglutiné dans ses tempes et elle ne parvenait plus à penser, comme si tout était arrêté. « C’est horrible », finit-elle par articuler. Élisabeth, qui pleurait doucement depuis quelques minutes, se mit à gémir. Guillaume s’était levé et frottait le dos squelettique de sa belle-mère en murmurant des « ça va aller » et des « respirez, Babeth, respirez ». Élisabeth se servit en tremblant un whisky, qu’elle avala d’un trait. Camille savait qu’il y en aurait certainement quelques autres. Le whisky était la solution qu’avait trouvée sa mère depuis des années pour « calmer ses nerfs ». Clémence continua de manger par minuscules bouchées, le dos droit. Guillaume se rassit. Babeth reniflait et hoquetait, ce qui exaspérait Clémence, qui levait régulièrement vers elle des yeux furieux. Le repas se poursuivit dans le silence quelques minutes, jusqu’à ce que Camille le rompe par des questions sur les circonstances de la mort de son père. Guillaume tenta d’y répondre, tandis que Clémence continuait de manger en silence.
La fin du repas fut marquée par le départ laborieux d’Élisabeth, embrumée par le whisky. Par habitude, elle déclara sans se retourner avoir une migraine et sortit de la cuisine, fantomatique. Elle fut suivie par Clémence, qui avait encore « une montagne de travail à abattre ». Camille et Guillaume se retrouvèrent seuls dans la cuisine. Ils se mirent à ranger. Pour meubler, et parce qu’elle n’en avait pas encore eu l’occasion, Camille félicita Guillaume pour la grossesse de sa sœur. Il sourit. « Merci Camille. Ce bébé change beaucoup de choses… » Camille fixait Guillaume, muette. Elle avait été loin d’imaginer que le mari de sa sœur puisse être aussi doux et serviable. « Ta sœur ressemble à une machine de guerre, reprit-il. Elle est en pleine ascension dans sa boite, elle bouffe de la chair fraîche matin, midi et soir. Je me demande même si elle ne sera pas en communication téléphonique durant sa césarienne. Pourtant, je ne la vois pas continuer ainsi après la naissance. » Il marqua un temps avant de lui proposer un cognac. Camille accepta avec un sourire prudent, avant d’ajouter « à moins que maman ne l’ait déjà descendu. »
Annotations
Versions