Chapitre 8
Lise prenait du plaisir à s’occuper de Flore et Lucie. Elle leur pressait des jus de fruits, cuisinait pour elles, les poussait à aller marcher et à peindre. Flore dormait beaucoup. Elle ne semblait pas pour autant parvenir à se reposer réellement. Les copies traînaient et elle paraissait sur le qui-vive en permanence. Lucie, quant à elle, avait été inscrite au centre de loisir. Une association locale proposait des sorties dans la nature, avec construction de cabanes et reconnaissance des espèces végétales et animales.
Cet après-midi-là, Lise laissa Flore au milieu de ses copies, après lui avoir servi un café chaud. Elle déposa sa petite fille au point de rendez-vous, près de la forêt de l’Hoët, et alla retrouver l’ancienne interne qui avait dénoncé des faits de harcèlement. Elle était à présent médecin généraliste, dans une petite commune à une quinzaine de kilomètres de Marsiant. Lise la retrouva chez elle, dans une maison neuve, au milieu d’un lotissement encore en chantier. La jeune médecin était toute petite, ronde et très souriante. Elle la fit entrer chez elle et se présenta, d’un ton énergique : « Mylène. Excusez le bazar ! » Lise jeta un œil sur la grande pièce lumineuse mais ne remarqua aucun désordre, à l’exception de quelques jouets pour bébé. Au-dessus d’un canapé gris, le mot « joie » s’étalait, à l’aide de grandes lettres en bois fixées au mur. Les meubles étaient blancs, laqués, et contemporains. Toute la pièce s’appliquait à renvoyer les mots « matières naturelles, décoration épurée », sans toutefois y parvenir. L’impression qui se dégageait était plutôt celle d’un ensemble qui peinait à former un tout, dans une pièce trop grande et trop vide. Mylène proposa un café.
Elles s’installèrent sur des chaises de bar, autour d’un îlot central. La jeune médecin fit couler deux cafés puis posa une tasse devant Lise, sur laquelle était écrit « Bistrot ». Elle s’adossa ensuite à son plan de travail, face à Lise. Cette dernière la remercia de prendre le temps de la recevoir, et leva sa tasse en souriant pour la remercier du café. Mylène s’exclama alors « Oh ! excusez-moi ! j’ai oublié de vous proposer du sucre ! ». Elle s’excusait en permanence, avait une jolie manière de bouger ses tout petits doigts et de remonter ses lunettes, avec le dos de sa main. Elle sentait bon la lessive et semblait à peine sortie de l’adolescence. Lorsque Lise l’interrogea sur les faits qu’elle avait dénoncés, six ans plus tôt, Mylène soupira. « À l’époque, on en parlait pas autant que maintenant… C’était mon dernier stage au CHU de Marsiant. J’en pouvais plus, du CHU, c’était vraiment l’horreur. Comme tous les internes, je suis passée par plusieurs services. Celui de Mangin a été le pire, mais je tenais à passer par le service de gynéco, pour pouvoir en proposer à mes patientes, une fois installée. Ce que je fais à présent ! C’est d’ailleurs ce que m’avait conseillé Véro, la médecin généraliste avec laquelle j’ai exercé par la suite et qui m’a encouragée à parler du comportement de Mangin. » Mylène sourit franchement, puis reprit. « Je suis allée voir la police, mais ça n’a rien donné. Je m’en doutais… » Lise lui demanda de lui décrire les comportements qu’elle avait observés. Mylène soupira à nouveau « Oh, vous savez… c’est comme dans beaucoup de services… enfin, c’était peut-être pire en gynéco. » Mylène remonta ses lunettes avec le dos de la main, se tourna et se fit couler un second café. « Vous en voulez un autre ? » Lise répondit par la négative. « Votre plainte portait sur le Professeur Mangin, précisément sur lui… » Mylène se retourna et alors que la machine bourdonnait derrière elle, leva ses paumes et soupira. « Ne vous trompez pas, on croise des gens merveilleux à l’hôpital. Des hommes et des femmes fantastiques… mais lui… son service… c’était à l’ancienne. Tout était permis. Et personne ne disait rien. Jamais. Il faisait et défaisait des internes comme ça lui chantait. Et alors les patientes, je ne vous raconte pas. C’était rien que de la viande, pour lui… Vous savez, au bloc, il lançait des organes sur les internes, ça le faisait marrer. Ça a commencé comme ça. La première fois, premier bloc avec lui… Oh, vous savez, moi le bloc c’est pas mon truc. J’ai toujours voulu être généraliste, recevoir une personne, en entier, la suivre, dans sa vie, apprendre à la connaître, savoir l’écouter, l’orienter… quand vous entendez Je m’occupe du fibrome, ça me choque, moi… c’est une femme, pas un fibrome ! Enfin, le bloc, y’en a qui aiment. Le patient dort, tu penses, c’est pratique. » Mylène s’arrêta un temps, but son café et reprit spontanément. « La première fois au bloc avec lui, c’était une hystérectomie par voie basse. C’est impressionnant, limite dégueu. J’étais pas bien. Il faisait des blagues misogynes et racistes. La totale. La dame, je me souviens, elle était noire. Il l’appelait la négresse. J'avais la tête qui tournait, j’avais chaud ! Je suis sortie, j’ai vomi. J’étais mal, mal, mal… Il y avait une ambiance dégueulasse. En permanence. » Elle s’arrêta, resta un moment les yeux perdus dans le vague. « Maintenant, on parle de ça, un peu plus. Mais les internes, quand elles veulent poursuivre au CHU, elles savent qu’elles n’ont pas intérêt à parler. Elles serrent les dents, elles attendent que ça passe, qu’ils partent à la retraite, ces gars-là… elles minimisent. Elles ne veulent pas en parler. » Mylène regardait son café noir, serrant ses mains autour de sa petite tasse. « Ce n’est jamais agréable de se dire qu’on est cette nana-là, celle qui est la victime. On vient là pour être médecin, on est fière, un peu… on peut pas parler de mecs qui nous tripotent le cul, c’est humiliant. » Elle posa sa tasse et fixa Lise avec un sourire triste. « Vous avez dit qu’il s’agissait d’une ambiance, en précisant « au début » ? » Mylène se massa la nuque puis remonta ses lunettes. « Oui, ça s’est précisé par la suite, si je puis-dire. J’ai porté plainte pour harcèlement et agression sexuelle. Il était obsédé par ma poitrine. Il trouvait toujours un moyen de la frôler, la toucher, se frotter à moi… l’air de rien… il était malin. Quand j’ai porté plainte, il est allé dire que je n’étais pas son genre, qu’il préférait les femmes minces. Classe jusqu’au bout. Moi je sais qu’il me touchait exprès. Je ne suis pas folle ! J’ai cru un moment que j’étais folle. Il m’a dit que j’avais fantasmé qu’il me touche ! Vous vous rendez compte ? »
Mylène avait terminé ses stages, elle exerçait en cabinet et rédigeait sa thèse lorsqu’elle avait décidé d’en parler. « Je suis tombée enceinte et j’ai fait une fausse couche. J’étais épuisée. Je me suis retrouvée dans le service de Mangin. Il ne m’a rien dit de spécial, je ne crois même pas l’avoir croisé. Mais tout est remonté à ce moment-là. Ma maman m’a épaulée… Véro, la généraliste dont je vous ai parlé, m’a accompagnée, aussi. » Elle raconta les mois sans nouvelles de sa plainte, sa nouvelle grossesse, puis le classement sans suite. « Peut-être que j’aurais dû mieux m’y prendre, me faire aider par une avocate. J’ai été contactée par une avocate, d’ailleurs, mais je n’ai pas donné suite, je venais juste d’accoucher, j’avais envie d’oublier tout ça. » Enfin, elle précisa, à propos du beau-fils de Mangin : « Oh, lui, il n’est pas agressif. Plutôt doux, d’ailleurs. Je n’ai jamais bien compris ce qu’il fichait avec Mangin. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une remarque déplacée. Mais par contre, c’est vraiment la voix de son maître. »
Lise profita du trajet du retour pour appeler Hermann et lui faire part de l’entretien qu’elle venait d’avoir. « De mon côté, enchaîna Hermann, j’ai eu les légistes… On n’a pas encore les résultats complets des analyses toxicologiques mais il y a un truc bizarre sur le corps. Les légistes ont repéré deux petites incisions, sur les testicules. Ça ressemble à une vasectomie. J’ai rendez-vous avec eux demain. Ils auront le retour du labo. » Lise resta pensive tout le reste du trajet. Elle revoyait Mylène, qui parlait encore de sa « maman ». À cette image douce, se superposaient celles de Mangin et du bloc. Ce télescopage lui rappela l’impression qu’elle avait lorsque Flore était petite et qu’elle rentrait à la maison après avoir vu ou entendu des atrocités dans la journée. Elle avait souvent la peur irraisonnée que Flore voie, à travers elle, les horreurs auxquelles elle avait assisté, comme si Lise les avait imprimées sur elle, sur sa peau, sa rétine, ses mains ; comme si cela allait lui échapper, contaminer sa fille malgré elle. Elle avait développé des rituels, pour se rassurer : déposer ses affaires dans un placard, le fermer minutieusement à clé, se démaquiller, prendre une douche, brosser ses cheveux. Faire peau neuve pour la vie avec sa fille, en somme.
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