Chapitre 10
Camille ouvrit les yeux et fut perdue quelques secondes. Puis, elle se rappela où elle était, attrapa un gros gilet, mit de l’ordre dans ses cheveux et descendit. Elle se servit un café et parcourut la maison. Clémence travaillait dans son bureau. Au téléphone, elle s’interrompit un instant pour lui souffler : « maman est allée marcher, Guillaume est en consult’ ». Puis elle se tourna, signifiant à sa sœur que leur échange était terminé.
Le soir de son arrivée, Camille avait bu un cognac et fumé des cigarettes avec Guillaume. Ils avaient ri et discuté à bâtons rompus jusqu’à une heure du matin. Guillaume avait été très amoureux de Clémence. Ils s’étaient rencontrés dans un groupe de jeunes catholiques auquel ils appartenaient tous les deux. Clémence avait eu « une phase mystique », selon ses propres termes, que son père n’avait pas découragée, s’imaginant sans doute que les valeurs traditionnelles véhiculées par le groupe des jeunes de Saint-Paul n’étaient pas une menace pour l’éducation qu’il souhaitait donner à sa fille. Lui-même non croyant et non pratiquant, il restait tout de même un homme qui aimait l’ordre. Selon Guillaume, Clémence avait aimé sa douceur, avant que ce ne soit précisément cette douceur, qu’elle se mette à mépriser chez lui. « C’est souvent pour ce qu’on a aimé au début qu’on finit par quitter les gens », avait-il murmuré. Camille lui avait trouvé un air résigné, un air qu’elle connaissait bien. Elle l’avait interrogé sur son père, sur la manière dont il se comportait au CHU. Guillaume hésita beaucoup. « Ton père était un bourreau de travail, quelqu’un de totalement dévoué au service public. Il ne comptait ni ses heures, ni son salaire. Il aurait pu gagner tellement plus en partant dans le privé ! Il a formé des générations entières d’internes, il continuait la recherche, alors qu’à son âge et avec son statut, beaucoup se contentent de ronronner. » Visiblement, Guillaume répugnait à dire du mal de son beau-père et chef. Tout au plus, consentit-il à admettre qu’il avait un comportement « parfois rude » et des propos « pas toujours de très bon goût ». « Il faut aimer les gens comme ils sont », avait-il répété à plusieurs reprises. Ils s’étaient assis sur la terrasse couverte et avaient ramené des plaids et la bouteille de cognac. Guillaume avait attrapé le paquet de tabac de Camille et s’était roulé des cigarettes. Cela avait amusé Camille qui ne s’attendait pas à cela. « Je sais que j’ai une tête de bon père de famille, mais l’habit ne fait pas le moine. Il faudra que je te retrouve des photos de mes années en Inde ou en Amérique du Sud. Je suis parti avec des organismes religieux quand j’étais jeune médecin. J’ai mis mon cul dans le Gange, moi, madame ! Alors tes clopes... » Il avait pris une voix d’acteur des années cinquante et lui avait fait un clin d’œil.
Malgré cette fin de soirée chaleureuse, Camille était mal à l’aise. L’ambiance dans la maison était étrange. Clémence restait enfermée dans son bureau et n’en sortait que pour déjeuner. Élisabeth, quant à elle, errait tel un spectre. Elle s’exprimait très peu, généralement d’une voix blanche et sur un mode monosyllabique. Elle dépérissait, ne s’alimentant presque plus et restait debout face à la fenêtre de la cuisine, de longs moments. Camille l’observait et commençait à s’inquiéter.
Un sapin de Noël trônait étrangement dans le salon. Il était supposé donner à la pièce un esprit familial et festif, mais la lumière clignotante des guirlandes rappelait plutôt à Camille celle d’un dispositif de signalisation routière avertissant d’un danger imminent. Il fut cependant décidé que « la famille » passerait ensemble le soir de Noël. Guillaume y tenait.
De retour de sa promenade, Élisabeth s’attela sans un mot à la préparation du repas. Depuis le salon, Camille entendait de faibles bruits de couverts et de casseroles. S’arrêtant souvent, comme si elle se demandait où elle se trouvait ou pour reprendre son souffle, Élisabeth ouvrait des placards, lentement, à la recherche des ustensiles dont elle avait besoin. Elle observait parfois fixement un objet, comme arrêtée, puis reprenait péniblement sa préparation. Camille décida de lui venir en aide malgré l’aversion qu’elle ressentait à l’idée de se trouver près d’elle. Son odeur, tout particulièrement, la dégoûtait. Il émanait d’elle une effluve un peu fade de lys légèrement fané qui rappelait à Camille le parfum des enterrements. Élisabeth paraissait en permanence ahurie, ne comprenait pas des phrases simples et les faisait répéter, l’air absent.
Camille s’approcha d’elle doucement et l’observa de près. Elle n’avait pas touché sa mère une seule fois depuis son arrivée. Ce contact l’effrayait. Elle ne savait pas ce qu’elle redoutait le plus : retrouver des souvenirs d’enfance ou au contraire, ne plus reconnaître sa propre mère, ne serait-ce que du bout des doigts. Élisabeth ressemblait à une grande toupie en fin de course, chancelante, ralentissant toujours plus et menaçant de s’écrouler. Elle s’appuya sur le plan de travail et ferma les yeux. « J’ai des vertiges » murmura-t-elle. Le regard de Camille tomba alors sur les mains de sa mère et reconnut celles de sa mémé, massives, fortes et émouvantes. Elle posa sa main sur celle de sa mère, avec appréhension. Élisabeth ouvrit instantanément des yeux emplis de larmes et se tourna vers sa fille « Est-ce que tu me pardonnes ? », murmura-t-elle. Puis, son regard changea. Elle se pencha vers Camille, l’air paniqué : « C’est de ma faute, je les ai laissées faire. Il est mort à cause de moi. Ne le dis pas à ta sœur, promets-le-moi ! Promets-le ! » Camille recula d’un pas, effrayée.
– De qui parles-tu ?
– Ne le dis pas à ta sœur, je t’en prie Camille, toi tu peux comprendre, mais pas elle.
– Maman, de qui parles-tu ?
– Elles sont venues, elles l’ont tué !
Elles entendirent un bruissement en provenance de l’entrée de la pièce. Guillaume se tenait sur le seuil. « De quoi parlez-vous, Babeth ? » articula-t-il, interloqué.
– Je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte, répondit Camille affolée.
– Babeth ? Vous semblez très perturbée. Asseyez-vous, respirez. Tout va bien.
– Elle dit que des femmes ont fait du mal à papa. Je ne comprends rien du tout.
– Qui sont ces femmes, Babeth ?
Mais Élisabeth Mangin ne répondait plus et semblait terrorisée. Elle s’était recroquevillée dans un angle de la cuisine, comme un animal. Elle tremblait et s’agitait beaucoup, ses yeux se dirigeant rapidement vers la fenêtre de la cuisine avant de revenir sur sa fille, puis son gendre. Camille se rapprocha d’elle doucement et la prit pour la première fois dans les bras. Elle fut choquée par la maigreur de sa mère. Elle étreignait un squelette.
– Maman, il n’y a aucun danger, nous sommes là, avec toi. Respire. Camille se tourna vers Guillaume. Maman suit un traitement ?
– Ton père lui prescrivait des anxiolytiques. Je pense qu’elle n’est pas suivie correctement, mais ton père a toujours été son seul médecin. En dehors de lui, elle ne voyait personne.
– Il faut lui donner quelque chose, elle n’est pas bien. Et appeler les urgences psy.
– Je m’en occupe.
Guillaume plaça un anxiolytique sous la langue de sa belle-mère et lui déposa son châle sur les épaules. Elle refusait de s’asseoir et restait péniblement debout, secouée par des tremblements. S’appuyant sur le plan de travail, elle fixait la fenêtre de la cuisine. Ses propos étaient à peine audibles et confus. Elle évoquait « les femmes » qui avaient peut-être raison et répétait que tout était de sa faute.
Camille alla chercher sa sœur dans son bureau.
– Maman n’est pas bien, elle fait une grosse crise.
– Maman n’est jamais bien et ce n’est pas sa première crise. Je suis en train de bosser, Camille, c’est peut-être un concept qui t’est étranger, mais je ne peux pas gérer les crises de maman.
– Tu ne comprends pas, c’est grave. On va l’emmener aux urgences psy, avec Guillaume. Elle est très mal. J’ai l’impression qu’elle a des hallucinations, je sais pas, mais il y a quelque chose d’anormal.
– Tu es psychiatre, maintenant ?
– Guillaume est inquiet, lui aussi.
– Guillaume est gynéco, il pose des stérilets et triture des utérus. Je suis sur un gros dossier, là. Débrouillez-vous, filez lui un cacheton, qu’elle se détende. Ou un whisky, tiens.
Clémence semblait presque prendre plaisir à ses réparties ironiques et cruelles. Droite comme un "i", elle se tournait et se retournait, alternant entre l’écran de son ordinateur et sa sœur. Chacun de ses mouvements faisait virevolter son impeccable coupe au carré, qui revenait majestueusement en place. Camille abandonna, fidèle à ses préceptes. Clémence est un robot, se dit-elle. Elle referma la porte du bureau et rejoignit la cuisine.
Guillaume essayait péniblement de mettre des chaussures à Élisabeth. « J’ai appelé les urgences psy. Ils nous attendent. »
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