Chapitre 11

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 Le jour du réveillon de Noël, Lucie se mit aux commandes de l’ambiance musicale et aida en cuisine. Flore et sa mère épluchèrent, coupèrent, rôtirent et dorèrent légumes et viandes. Le dessert surprise était concocté par Gwenn, fine pâtissière, Jacques et Béatrice se chargeaient des vins, tandis qu’Hermann et sa sœur Clara avaient promis de préparer l’apéritif.

Après avoir rangé et nettoyé la maison, les filles montèrent à l’étage se doucher et s’habiller. Flore revêtit son ample robe noire, ajouta des brillants à ses oreilles et d’un trait de khôl, se fit des yeux de biche. Elle remonta ses cheveux en chignon et fixa une fleur en tissu écarlate dans sa chevelure. Lucie opta pour une robe de velours rouge parsemée de petites étoiles de satin noir. Sa mère lui fit deux nattes et elle fut autorisée à mettre du brillant sur ses lèvres. Lise, quant à elle, choisit un pantalon noir qu’elle associa à une ample chemise vert émeraude. Dans sa boîte à bijoux, elle choisit les boucles d’oreilles de sa grand-mère, dans un style années trente, et la bague années cinquante de sa mère, avec son brillant et ses torsades dorées. Quelques gouttes d’orange douce à la naissance des cheveux, un peu de mascara et un blush corail finirent de la satisfaire.

Alors que Lucie leur montrait comment tournait sa robe, quelques coups furent frappés à la porte. Toutes trois descendirent alors que Gwenn entrait en criant « Oh, Oh, Oh ! C’est la mère Noël ! » Flore la déchargea du dessert, soigneusement contenu dans une grande boîte. Gwenn déposa un grand sac en toile et embrassa longuement Flore et Lucie. Toutes deux avaient grandi avec tata Gwenn dans les parages et passé d’innombrables soirées ou week-ends avec elle. Gwenn arborait fièrement un improbable tutu noir et un haut en satin prune, piqué de multiples badges. Ses cheveux courts étaient à présent d’un blanc éclatant. Après avoir quitté sa fausse fourrure, elle permit à Lucie de s’absorber dans la contemplation de ses innombrables bijoux, tous plus originaux et colorés. « Le dessert va au frais, immédiatement ! La grande boîte, mes chéries, la grande boîte ! Les petites, mettez-les dans un coin. Et ne regardez pas, surprise ! Si vous trichez, le père Noël donnera tous vos jouets à de méchants enfants riches ! » Lucie pouffa et aida sa mère, tandis que Gwenn soulevait les couvercles de tous les plats et casseroles, en humant bruyamment.

 Jacques et Béatrice arrivèrent les bras chargés de bouteilles de vin, accompagnés de leur petite fille, Violette. Quelque peu timide, elle fut rapidement entraînée par Lucie vers sa chambre. « Tu as déjà vu des phasmes ? », demanda Lucie avant de disparaître en tenant Violette par la main. Béatrice et Jacques semblaient tout droit sortis de leur jardin. En vieux jeans et pulls informes, ils paraissaient avoir affronté les éléments sur la route. Béatrice avait les cheveux passablement emmêlés ; quant à ceux de Jacques, dressés et blancs, ils ressemblaient à des radicelles de poireau. Ancien instituteur, Jacques était à présent un militant écologiste actif et un conteur magistral. Sa voix grave faisait également de lui un chanteur merveilleux. Flore, avec qui les prises de bec politiques étaient régulières, l’appelait parfois « le Jean Ferrat du potager ». Béatrice, fidèle à elle-même, était rayonnante. Ronde et tonique, elle regardait tout le monde de ses yeux vert d’eau, dans un sourire amusé. Féministe de la première heure, elle avait entraîné Gwenn et Lise dans de nombreuses manifestations dès leur plus jeune âge. Elle peignait depuis toujours et avait enseigné les arts plastiques en collège durant une quarantaine d’années.

Lise invita tout le monde à quitter l’entrée pour venir s’installer au salon. En haussant les épaules, elle prévint ses convives que les responsables de l’apéritif n’étaient pas encore arrivés. Elle allait vérifier que tout était en ordre en cuisine lorsque Clara et Hermann toquèrent. Clara serra Lise dans les bras. Grande comme son frère, et dotée du même nez fort et droit, elle était en revanche beaucoup plus extravertie. Son visage, très mobile, exprimait ses émotions avec beaucoup de franchise. Hermann, quant à lui, avait fait un effort vestimentaire : malgré son éternel jean noir, il avait troqué son pull marin contre une chemise blanche. Alors qu’il pénétrait dans le salon, Pablo grimpa les marches du perron. Lise retint la porte et s’avança vers lui. Ils se prirent dans les bras, un court instant. D’une voix basse, elle s’adressa à son ex-mari : « Tiens Flore à l’œil, s’il-te-plaît, je ne la trouve pas bien du tout. » Pablo, de sa voix grave, promit de l’observer durant la soirée. Ils échangèrent quelques mots sur leur état respectif avant d’entrer rejoindre tout le monde. Pablo la précéda dans l’entrée où il se débarrassa de son antédiluvienne veste de cuir noir. « Tu as l’air d’aller mieux, toi ! », dit-il avant de porter ses mains au visage, pour souffler dedans. Sur sa main gauche, Lise vit la chevalière de son père, argentée et surmontée d’un onyx.

Au salon, Pablo se dirigea immédiatement vers Hermann, pour lequel il avait une tendresse particulière et lui tapa dans le dos affectueusement. Il salua tout le monde avec chaleur avant d’être interpelé par Gwenn à propos de son dernier recueil de poésie. Flore, qui était allée voir les filles dans leur chambre, descendit alors. Son père la prit dans les bras et ils échangèrent quelques mots que Lise n’entendit pas.

Hermann et Clara déposèrent des choux salés au gorgonzola, poires et noix sur la table du salon tandis que Jacques et Béatrice finissaient de servir le champagne. Une coupe en main, chacun se tourna vers Lise, qui leva la sienne et dit : « À l’Amour, qui meut le soleil et les autres étoiles ! » Jacques embrassa Béatrice et, comme tous les ans, leva sa coupe plus haut encore en clamant : « Puisse ma chance de vivre aux côtés de ma Béatrice durer encore mille ans ! »

Flore regrettait de ne pas être seule ce soir-là. Seule et en paix. Elle fit comme elle put pour être présente au monde. Elle écouta les conversations et s’occupa de sa fille. Elle était cependant tendue, se fatiguait vite et s’agaçait plus vite encore.

 Sur la grande table, vers trois heures du matin, les restes d’une vánočka et d’une crème de mangue jouxtaient des bougies presque consumées et des verres opacifiés par les doigts des convives. Flore s’attardait sur la lueur dorée de son verre de Loupiac, lorsqu’elle sentit les mains de sa mère se poser sur ses épaules. « Tout le monde est parti », murmura Lise. Flore se mit à pleurer doucement. Sa mère l’entoura, en silence. Flore éclata alors en sanglots. « Ça ne va pas du tout, maman, ça ne va pas… plus rien ne va. Tout ce que je fais se retourne contre moi. Je m’entaille les doigts en cuisinant, je me ferme la porte d’entrée sur la main. Ma mémoire s’échappe, aussi. Impossible de retenir quoique ce soit. J’ai énormément de mal avec certains mots. Hier, dans la forêt, j’ai cherché le nom de cette plante de sous-bois, la pervenche. Impossible de m’en souvenir. J’ai le sentiment de devenir vide, une grande peau flasque flottant aux vents. Je ne supporte plus le bruit, surtout celui de mes élèves, des chaises qu’ils font tomber, du crissement de leurs semelles. C’est comme des explosions dans ma tête, je sursaute, ça me fait mal, je ne sais pas comment dire… J’ai l’impression de n’arriver à rien. »

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