Chapitre 12
Mardi matin, Lise quitta la maison aux aurores. Elle rejoignit Hermann sur le parking du CHU, pour une visite au cardiologue de Mangin. Il opérait toute la matinée et serait en consultation jusqu’au soir. Dans le grand hall d’accueil, elle crut reconnaître Guillaume Dugard accompagné par une femme de l’âge de sa fille. Elle marqua un temps, avant d’accélérer pour rattraper Hermann, qui avançait à grandes enjambées.
Le Professeur Carl Michalet était un homme maigre, à l’allure très soignée. Avant chaque phrase, il paraissait choisir ses mots avec attention, marquant un temps avant de répondre lentement, d’une voix douce. Il accueillit Lise et Hermann dans un bureau plutôt miteux, en les invitant à s'asseoir d’un geste de la main. Il exprima sa surprise quant à la mort du Professeur Mangin. « François allait bien. Il était suivi pour une pathologie cardiaque malheureusement assez banale, le traitement était en place depuis quelques années, il y répondait bien. Les derniers ECG étaient normaux ».
– Le légiste affirme pourtant que le décès est dû à un arrêt cardiaque, commença Hermann. Cela vous étonne ?
– Tout est possible, répondit Michalet. Cependant, il était sous traitement et suivi régulièrement. Je ne peux pas vous répondre sans en savoir plus, évidemment.
– Le légiste soupçonne un surdosage digitalique, affirma Hermann, en vérifiant les termes sur le rapport préliminaire.
Le visage peu expressif du Professeur marqua une vive surprise.
– Des digitaliques ? Impossible. C’est insensé !
– Ce n’est donc pas vous qui lui avez prescrit ces médicaments ? demanda Lise.
– Certainement pas. C’est contre-indiqué avec sa pathologie cardiaque. D’ailleurs, on ne prescrit plus de digitaliques en première intention. Lorsqu’on le fait, cela nécessite une surveillance clinique et biologique très régulière. Le risque d’effets indésirables est trop important, sans compter les nombreuses interactions médicamenteuses et évidemment, le risque d'intoxication.
– Je ne suis pas sûre de comprendre, Professeur, risqua Lise.
– Concrètement… Le Professeur Michalet regarda sa montre et marqua un temps. Concrètement, la cardiologie a progressé. On prend mieux en charge l’insuffisance cardiaque, heureusement. Cela a limité l’intérêt de cette classe thérapeutique. On l’emploie encore parfois dans certains cas. Toujours est-il que ce traitement n’aurait eu aucun intérêt pour François. Plus encore, il était contre-indiqué. Son âge, l’état de ses reins suite à la chimio, la légère hypercalcémie… Le risque aurait été énorme, sans aucun bénéfice pour lui.
– Le Professeur Mangin aurait-il été conscient de cela ? demanda Hermann.
– Évidemment ! répliqua Michalet en agitant ses mains.
– En êtes vous sûr ? insista Lise.
– Totalement. C’est illogique ! articula Michalet.
Le Professeur marqua un temps, en se frottant le front et les sourcils. Il se tourna alors vers son ordinateur pour consulter le dossier de Mangin : bilans normaux, suivis réguliers et approfondis. Rien d’anormal.
Hermann déposa son téléphone sur le bureau, afin que Michalet consulte le rapport toxicologique de Mangin. Les yeux de Michalet s’ouvrirent alors en grand, avant qu’il n’articule « Mais qu’est-ce qu’on lui a fait ? »
Le Professeur semblait assommé par la lecture du bilan provisoire du légiste. Avant de partir au bloc, il répondit encore à quelques questions. Selon lui, Mangin était un chef de service respecté : aucun conflit notable avec la direction, ses collègues ou ses patientes. Tout au plus, Michalet admit que Mangin était « un chef de service à l’ancienne, dans sa manière d’accueillir les internes et, peut-être, dans ses relations aux infirmières. »
Hermann et Lise s’arrêtèrent dans un café proche de l’hôpital. Il n’était pas encore neuf heures, la ville était humide et froide et le café d’une tristesse sans nom. Trois hommes, en plus du patron, suivaient des courses hippiques et laissaient par instants échapper des borborygmes dont eux seuls saisissaient le sens. Sans décoller son regard de l’écran, le patron prit leur commande.
– Ce qui m’intrigue, commença Hermann, c’est son bilan toxicologique. Si quelqu’un lui a injecté quelque chose après lui avoir coupé les couilles, on doit se tourner vers du personnel médical. Pas forcément un toubib, d’ailleurs. Qui peut faire ça ?
– On ne lui a pas « coupé les couilles », répondit Lise, amusée.
– Lise, chez un mec comme lui, c’est presque comme une castration. Je l’imagine assez mal demander à bénéficier d’une vasectomie pour le confort contraceptif de sa femme de plus de soixante ans. Donc quoi ? Il avait une maîtresse ?
Lise se redressa, s’adossant à la banquette en skaï du bar.
– Ah, tiens, tout à l’heure, j’ai cru apercevoir Guillaume Dugard et une nana, à l’hôpital.
– Pas étonnant, il y bosse.
– Oui, certes, mais il avait l’air… en civil.
Hermann et Lise se quittèrent pour la matinée sur la promesse de se retrouver en milieu d’après-midi chez le légiste. Hermann fila au poste, tandis que Lise récupéra Vlad pour une promenade en forêt avec Flore, Lucie étant au centre de loisirs.
Elles suivirent le chemin sous les hêtres, précédées de Vlad. Le soleil avait réussi à percer, et l’air vif réveilla Lise. Elles restèrent silencieuses avant de bifurquer sous les pins, dans une atmosphère plus sombre. « Lucie a rêvé de Sans-Visage », dit soudain Flore. Lise ne comprit pas immédiatement le sens de la phrase. Elle se remémora alors le personnage du Voyage de Chihiro. « Rappelle moi qui est Sans-Visage, s'il te plaît ? », demanda-t-elle en se tournant vers sa fille. Flore lui parla de ce personnage énigmatique aux capacités mimétiques, arborant un masque blanc et vêtu intégralement d’un tissu noir. Tantôt inquiétant, tantôt émouvant, il pouvait être perçu comme un reflet de nos propres désirs. Lise se dit qu’elle avait croisé beaucoup de Sans-Visage au cours de sa carrière. Comment serait Sans-Visage face à elle ? Quel miroir lui tendrait-il ?
Elles continuèrent à marcher en silence et atteignirent les châtaigniers. Cette partie de la forêt était celle que préférait Lise. Sous ces arbres majestueux, elle se sentait protégée et réparée à mesure qu’elle avançait. Sa respiration se faisait plus calme, elle se redressait. Elle écarta et leva les bras comme pour imiter les grands arbres, s’étirant jusqu’au bout des doigts. Flore leva les yeux dans un signe d’exaspération amusée
– Maman ressent l’énergie et le pouvoir magique du châtaignier.
– Tu es bien moqueuse, je ne sais pas si je vais te faire ta mousse au chocolat pour ce soir.
Flore prit une voix grave et déclama : « Je suis l’esprit de la forêt, je t’interdis de priver ta fille de mousse au chocolat. » Lise proposa en souriant de rentrer, pour qu’elle puisse contenter l’esprit de la forêt et l’estomac de sa fille, en s’attelant à la cuisine.
La mousse au chocolat au frais, Lise saisit ses clefs de voiture avec appréhension. Elle s’apprêtait à retrouver l’équipe de médecine légale qui l’avait prise en charge huit mois plus tôt. Ses souvenirs étaient encore flous. Elle revoyait le plafond blanc, se souvenait de sensations et d’odeurs. Des flashs revenaient régulièrement. Elle entendait encore la violence dans la voix de l’homme lorsqu’il la traita de pute en lui assénant des coups de poings au visage avant de commencer à l’étrangler. Le temps s’étirait et se mélangeait ; elle se rappelait de l’odeur du sol, un mélange d’essence et de poussière.
Hermann l’attendait devant l’Unité de Médecine Légale, le visage contracté. Il lui demanda si elle était sûre que ça irait. « Pas vraiment », répondit-elle avec un sourire forcé. Mais elle poussa la porte. En parcourant le long couloir, Hermann informa Lise qu’Élisabeth Mangin avait été hospitalisée. « J’ai essayé de joindre Madame Mangin, il s’avère qu’elle est internée en psy. Ça ne va pas nous faciliter la tâche. Mais tu vois, ça ne m’étonne qu’à moitié, elle avait l’air complètement à côté de ses pompes la dernière fois. »
Jeanne était dans son bureau. Elle se leva immédiatement et demanda « je peux ? ». Lise sourit et acquiesça. Alors Jeanne la prit dans les bras, longuement. La cheffe du service de l’UML s’était occupée de Lise après son agression. Elles étaient amies depuis de longues années, mais elles ne s’étaient pas revues depuis. Lise répondait à ses messages, mais finissait toujours par annuler lorsqu’elles convenaient de se voir. Jeanne s’était montrée compréhensive et discrète. Elle savait que Lise aurait besoin de temps pour se retrouver et se réparer. À présent qu’elle lui faisait face, Jeanne trouvait son amie changée, vieillie, mais il émanait d’elle une force nouvelle, plus calme, plus profonde. Elle la regarda quelques secondes puis sourit largement, ce qui éclaira son visage. Elle avait un air fier d’héroïne de tragédie grecque, dont le corps maigre disparaissait sous une blouse brodée à son nom : Jeanne Wischniewski. Elle chaussa des lunettes et entreprit de parcourir ses notes en pianotant sur son clavier. Sans détourner la tête, elle pointa son index vers le plafond.
– Mangin… très forte concentration de digoxine. À cette dose, c’est létal. On lui a également fait absorber un antifongique, le posaconazole, qui peut augmenter les concentrations plasmatiques de digoxine. La personne qui a fait ça n’a pris aucun risque. L’issue était certaine. On l’a également shooté avec un benzo. Couplé avec cet antifongique, l’effet du benzo est multiplié. Et il y a des traces d’alcool dans le sang.
– La digoxine, c’est le digitalique ? demanda Hermann.
– Tout à fait.
– Si je comprends bien, poursuivit Hermann, il a été sédaté pendant la vasectomie, puis on lui a injecté de la digoxine pour le tuer ?
– La vasectomie a été réalisée ante-mortem, oui, mais elle a pu avoir lieu dans la journée. L’heure du décès remonte à dimanche, au petit matin. Autour de cinq heures, sept heures maximum. Les plaies sur son crâne sont multiples. Certaines sont peut-être dues à la réaction à la digoxine. L’intoxication provoque des troubles visuels et neurologiques. Il a pu avoir des hallucinations, s’agiter, convulser. La vasectomie a été pratiquée très proprement, certainement par un médecin. En revanche, les injections via sa chambre implantable ont été faites par quelqu’un d’inexpérimenté, semblerait-il. Il ou elle a hésité, s’y est repris à plusieurs fois.
Hermann et Lise se regardèrent. Lise dit tout haut : « Sans-Visage n’est peut-être pas tout seul. »
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