Chapitre 13
Lise avait poussé Flore à prendre rendez-vous chez le médecin de famille, et insisté pour que son père l'y emmène. Flore avait bu un café avec lui après sa visite chez le docteur, puis Pablo l’avait déposée chez sa mère.
Flore fut soulagée de pénétrer dans une maison vide, se fit une tisane et alla s’asseoir au soleil, à la grande table du salon. Elle ouvrit alors son ordinateur et écrivit.
« Au milieu du chemin de ma vie, je me retrouvai par une forêt obscure, car la voie droite était perdue. » (1)
Ce matin, je me suis assise face à mon généraliste. J’ai pleuré. J’ai raconté. Il a dit : « L’urgence est de vous retirer de votre milieu de travail immédiatement ». Urgence. Retirer. Immédiatement.
« Ah dire ce qu’elle était chose dure cette forêt féroce et âpre et forte qui ranime la peur dans la pensée ! »
Il m’a prescrit un médicament contre les angoisses. Je ne suis pas allée le chercher à la pharmacie. Je vais prendre le chien, mes chaussures de marche. Je vais aller dans la forêt.
« Elle est si amère que mort l’est à peine plus ; mais pour parler du bien que j’y trouvai, je dirai des autres choses que j’y ai vues. »
Depuis trois ans, je m’allonge. Derrière moi, j’entends le « Je vous écoute » hebdomadaire, point de départ de circonvolutions étranges, de larmes, de regrets ou d’espoirs en volutes ; des mots qui montent vers le plafond. C’est la petite fumée de mes brûlis. « Nous allons nous arrêter là. » D’accord, au revoir. Parfois, la voix m’encourage d’un « prenez soin de vous », « Reposez vous ». Est-ce qu’elle me guide, comme le fait Virgile pour Dante ? Quelle Béatrice me protège ? Je me sens morte. Mes amours sont mortes.
Comment cela a-t-il pu m’arriver ?
« Je ne sais pas comment dire comment j’y entrai, tant j’étais plein de sommeil en ce point où j’abandonnai la voie vraie. »
Je vais découvrir que la forêt n’est ni triste, ni sombre, ni nue. Même en hiver. Elle est merveilleusement délicate, se dresse dans un froufrou de roux, de noirs, de chocolats glacés. Elle sent les champignons. Elle fait un bruit d’amandes qui éclatent, de noix qui craquent et de papiers de Noël froissés. Elle va devenir mon trésor, un jeu d’ombres chinoises, un orchestre de vents piquetés de flûtes d’oiseaux. Les flaques d’eau vont m’ouvrir des ciels sur le sol, que le chien troublera de ses grosses pattes tachetées. Le monde s’y brouillera, fera de petites ondes, des bulles. »
Flore referma son ordinateur, se leva et pris la laisse de Vlad. Elle venait de quitter la voie droite, il fallait à présent qu’elle entre dans la forêt.
1. Dante, La Divine Comédie, Chant I.
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