Chapitre 14
Il semblait à Camille qu’elle avait définitivement perdu sa mère. À leur arrivée aux urgences psychiatriques, Guillaume s’était entretenu avec le psychiatre de garde. Il était revenu en lui expliquant que sa mère était fragile et qu’ils allaient la garder pour la stabiliser. Son état n’avait fait que s’aggraver depuis des années, sans traitement adapté et sous l’emprise de l’alcool. Camille avait immédiatement pensé que l’emprise la plus violente qu’avait subie sa mère n’était peut-être pas celle de l’alcool, mais plutôt celle de son père.
– Les femmes dont elle parle, ne penses-tu pas qu’elles pourraient exister ?
– Camille, ta mère est très vulnérable psychiquement. Elle vient de décompenser. Laisse lui le temps, les médecins sont là pour elle.
Camille s’était tue mais pour une fois, elle n’avait pas abandonné. Elle sentait que sa mère lui avait dit quelque chose dont elle devait tenir compte. Elle l’avait vu dans son regard, même s’il semblait inquiétant, presque fou, elle y avait décelé un appel, quelque chose de vrai. Elle ignorait comment le nommer, ne savait pas par quel bout l’attraper ni encore moins comment le justifier. Mais il lui semblait impensable de résumer sa mère à la figure d’une folle. Peu lui importait ce que représentaient ces femmes, si elles incarnaient une forme de culpabilité, si elles étaient le produit d’un délire résultant du choc et de son épuisement ; ou si elles étaient faites de chair et d’os. Camille savait sa mère moins monolithique et transparente que ce qu’elle laissait croire. Elle lui avait acheté plusieurs toiles, dans le dos de son père, qu’elle accrochait à La Saline. Elle connaissait le prix des sacrifices réalisés par sa mère pour les financer, elle avait dû se priver et mentir pour détourner l’argent que son père lui donnait au compte-goutte. Elle savait que sa mère avait des secrets liés à La Saline, sa maison refuge où elle tentait d’échapper à l’emprise de son père. Cela faisait quelques mois qu’elle y retournait, quelques mois qu’elle avait recommencé à lui acheter des toiles. Elle lui avait écrit une lettre, d’une écriture ferme, dans laquelle elle semblait plus enjouée. Dans le courrier, sa mère avait joint des clichés du jardin et de l’île aux goélands : elle avait donc recommencé à développer ses photos et jardinait à nouveau. Camille en était sûre, la mort de son père ne pouvait pas l’affecter autant que cela, pas en totalité, du moins ; une partie de sa mère vivait encore ailleurs, dans la clandestinité de son île, une partie qui n’était jamais morte, qui était restée ancrée dans la terre. Cette partie était en elle depuis toujours, c’était celle qui lui venait de l’éducation douce de mémé, celle qui faisait aimer les oiseaux, les couleurs et la nature.
Et puis, il y avait cette femme, qui avait appelé il y a quelques mois. Cette avocate. Camille ne pouvait pas se contenter de détourner le regard de sa mère. Cette fois-ci, elle ne pouvait pas fuir, et elle allait avoir besoin de soutien.
Lise somnolait depuis maintenant une quarantaine de minutes lorsqu’elle entendit vibrer un téléphone. Elle se leva péniblement mais la vibration cessa. Elle décida de faire bouillir de l’eau pour une tisane, lorsque la vibration reprit. Le son provenait du manteau de Flore, dans l’entrée. Elle regarda l’écran du téléphone : « Camille lycée ». Lise décrocha.
– Flore ?
– Non Camille, c’est sa mère. Flore a laissé son téléphone à la maison.
– C’est à vous que je voulais parler. Pouvez-vous venir me chercher ? Je vous envoie ma position.
Lise fronça les sourcils puis répondit par l’affirmative. La tisane attendrait.
Une vingtaine de minutes plus tard, Lise observait celle qu’elle avait connue enfant. Camille était restée la même, comme si le temps n’avait fait qu’abîmer légèrement sa peau, sans changer quoique ce soit à sa personnalité, ses manières de se mouvoir ou de se vêtir. Lise eut le sentiment qu’une bulle du passé venait d’entrer dans sa voiture. Elle prit la mesure de la différence qu’il y avait entre Camille et sa fille, qui elle, semblait s’être défaite des engoncements de l’adolescence. Flore était devenue une femme adulte, assurée et droite, tandis que Camille faisait l’effet d’une adolescente traînant ses vieux complexes rabougris derrière elle. Avec une vivacité à la limite de l’agitation, elle salua à peine Lise avant de commencer.
– On vient d’hospitaliser ma mère en psychiatrie, elle était très confuse, très agitée. Avant qu’on l’emmène à l’hôpital, elle m’a parlé de femmes qui semblaient la terroriser. Elle ne m’a dit ni leur nom, ni d’où elles viennent. Mais maman pense qu’elles sont responsables de la mort de mon père. Avec mon beau-frère, on a cru qu’elle délirait, mais je n’en suis plus si sûre, je me demande s’il n’y a pas un peu de vrai dans ce qu’elle a dit.
– Camille, je suis sur l’enquête d’une manière informelle, mais je suis en relation avec le Commandant Hempel, qui est responsable de l’enquête.
– Je veux bien lui en parler. Officiellement, je veux dire. Je ne peux pas rester seule avec ça.
– Je vais appeler Hermann, répondit doucement Lise, en prenant la direction de la Brigade.
– Il y a autre chose que je dois vous dire.
Camille s’arrêta. Lise sentit que le moment était fragile et stationna sa voiture sur le bas-côté. Elle se tourna vers Camille et lui dit : « Je t’écoute. »
– Je crois que je sais qui sont ces femmes dont parle ma mère.
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